Par Me Félix-Antoine T. Doyon

R. c. Baldree,2013 CSC 35 énonce le principe selon lequel une affirmation implicite présentée en preuve pour établir la véracité de son contenu n’est pas traitée différemment pour l’application de la règle du ouï-dire qu’une affirmation explicite équivalente.

Voici les passages pertinents :

[30]                          Les caractéristiques déterminantes du ouï‑dire sont les suivantes : (1) le fait que la déclaration soit présentée pour établir la véracité de son contenu et (2) l’impossibilité de contre‑interroger le déclarant au moment précis où il fait cette déclaration : R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 56.  Comme l’explique la juge Charron dans Khelawon, au par. 35, la règle du ouï‑dire traduit l’importance accordée par notre système de justice pénale au témoignage de vive voix devant le tribunal :

Notre système accusatoire attache une grande importance à l’assignation de témoins qui déposent sous la foi du serment ou d’une affirmation solennelle et dont le comportement peut être observé par le juge des faits, et le témoignage, vérifié au moyen d’un contre‑interrogatoire.  Nous considérons que ce processus représente la meilleure façon de vérifier la preuve testimoniale.  Parce qu’elle se présente sous une forme différente, la preuve par ouï‑dire suscite des préoccupations particulières.  La règle d’exclusion générale reconnaît la difficulté pour le juge des faits d’apprécier le poids à donner, s’il y a lieu, à une déclaration d’une personne qui n’a été ni vue ni entendue et qui n’a pas eu à subir un contre‑interrogatoire.  On craint que la preuve par ouï‑dire non vérifiée se voie accorder plus de poids qu’elle n’en mérite.

[31]                          Bref, la preuve par ouï-dire est présumée inadmissible, car il est difficile de contrôler la fiabilité de la déclaration.  Outre l’impossibilité pour le juge des faits d’apprécier le comportement du déclarant au moment où il fait la déclaration, les tribunaux et les auteurs de doctrine ont recensé quatre sujets de préoccupation, à savoir la perception du déclarant, sa mémoire, sa relation du fait et sa sincérité : ibid., par. 2; R. c. Starr, 2000 CSC 40, [2000] 2 R.C.S. 144, par. 159.  

 

[32]                          Premièrement, il se peut que le déclarant ait mal perçu les faits relatés dans sa déclaration; deuxièmement, même s’il a correctement perçu les faits pertinents, il se peut qu’il ne se les remémore pas fidèlement; troisièmement, il est possible qu’en relatant les faits pertinents il induise involontairement en erreur; finalement, il pourrait avoir sciemment fait une fausse déclaration.  La possibilité de sonder en profondeur ces éventuelles sources d’erreur ne se présente que si le déclarant comparaît pour être contre‑interrogé.

[33]                          Au fil des ans, plusieurs exceptions ont été reconnues en common law, au motif qu’une application trop rigide de la règle d’exclusion entraverait le processus de recherche de la vérité.  Comme l’explique J.H. Wigmore :

                    [traduction]  La règle du ouï‑dire repose sur la théorie [. . .] que c’est l’épreuve du contre‑interrogatoire qui peut le mieux révéler et dévoiler, le cas échéant, les nombreuses sources possibles d’inexactitude et de manque de fiabilité que peut receler la simple déclaration non vérifiée d’un témoin.  Mais, dans une situation donnée, cette épreuve ou cette garantie peut être superflue; il peut être suffisamment clair, dans ce cas, que la déclaration ne comporte aucun risque d’inexactitude ou de manque de fiabilité, de sorte que le contre‑interrogatoire serait un exercice surérogatoire.  De plus, cette épreuve peut être impossible à faire subir en raison, par exemple, du décès du déclarant, de sorte que, si on doit utiliser son témoignage, il faut l’accepter sans qu’il soit vérifié.

(Wigmore on Evidence, (2e éd. 1923), vol. III, §1420, cité avec approbation dans R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915, p. 929)   

[34]                          À partir de l’arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, la Cour s’est écartée de la notion d’un ensemble de catégories d’exceptions à la règle du ouï‑dire conçues par les tribunaux, préférant établir une approche téléologique, régie par un cadre d’analyse raisonnée, que la juge en chef McLachlin énonce en ces termes dans R. c. Mapara, 2005 CSC 23, [2005] 1 R.C.S. 358, au par. 15:

a)  La preuve par ouï‑dire est présumée inadmissible à moins de relever d’une exception à la règle du ouï‑dire.  Les exceptions traditionnelles continuent présomptivement de s’appliquer.

b)  Il est possible de contester une exception à l’exclusion du ouï‑dire au motif qu’elle ne présenterait pas les indices de nécessité et de fiabilité requis par la méthode d’analyse raisonnée.  On peut la modifier au besoin pour la rendre conforme à ces exigences.

c)  Dans de « rares cas », la preuve relevant d’une exception existante peut être exclue parce que, dans les circonstances particulières de l’espèce, elle ne présente pas les indices de nécessité et de fiabilité requis.

d)  Si la preuve par ouï‑dire ne relève pas d’une exception à la règle d’exclusion, elle peut tout de même être admissible si l’existence d’indices de fiabilité et de nécessité est établie lors d’un voir‑dire.

[…]

[56]                          Au Canada, le législateur n’a pas jugé nécessaire ni pertinent d’adopter des dispositions législatives précisant que les affirmations implicites ne constituent pas du ouï‑dire.  Il s’agit évidemment d’une démarche tout à fait compréhensible compte tenu de notre approche raisonnée et plus flexible en matière d’exclusion.

[…]

[67]                          Au vu des faits de la présente affaire, aucune exception traditionnelle ne s’applique.  La preuve contestée ne résiste pas à l’analyse raisonnée; elle ne satisfait ni à l’exigence de nécessité ni à celle de fiabilité.

[68]                          Dans l’arrêt Khelawon, la nécessité avait été reconnue.  La juge Charron a tout de même pris la peine de signaler que :

                  dans une instance appropriée, il se peut bien que, pour trancher la question de la nécessité, le tribunal se demande si la partie qui veut présenter la preuve a déployé tous les efforts raisonnables pour préserver la preuve du déclarant de manière à préserver également les droits de l’autre partie.  [par. 104]

Nous sommes en présence en l’espèce du genre d’ « instance appropriée » dont il est question dans l’affaire Khelawon.  Et, le fin mot dans cette histoire, c’est que la police n’a fait aucun effort pour obtenir le témoignage du déclarant, n’a pas cherché à l’interroger ni même à le trouver, même si celui‑ci avait indiqué son adresse.  Qui plus est, aucun motif n’a été avancé pour expliquer l’absence d’efforts visant à dénicher le déclarant.

[69]                          En outre, l’appel en l’espèce ne permet pas de satisfaire au critère de fiabilité.  Comme l’a conclu la juge Feldman de la Cour d’appel, [traduction] « [r]ien ne permet d’affirmer que la croyance de l’auteur de l’appel était fiable sans mettre à l’épreuve le fondement de cette croyance au moyen d’un contre‑interrogatoire » (par. 146).  En fait, il ne s’agit pas d’un cas où « on peut facilement voir qu’une telle épreuve requise [c’est‑à‑dire le contre‑interrogatoire] ajouterait peu comme garantie parce que ses objets ont en grande partie déjà été atteints » : Khelawon, par. 62, citant Wigmore on Evidence, §1420.

[70]                          En tirant cette conclusion, je me garde de proposer une règle catégorique applicable aux commandes téléphoniques de drogue.  Bien que l’appel visé en l’espèce ne résiste pas à l’analyse raisonnée, ce ne sera pas nécessairement toujours le cas

[71]                          Par exemple, dans le cas où la police intercepte non pas une mais plusieurs commandes téléphoniques de drogue, le nombre d’appels peut très bien suffire dans certaines circonstances à établir la fiabilité — certes, même si [traduction] « [u]ne ou deux personnes ont pu se tromper, ou bien comploter pour faire accuser le défendeur de trafic de drogue », il serait « difficile de croire que tous les interlocuteurs ont commis la même erreur ou fomentent le même complot » : I. H. Dennis, The Law of Evidence, (4e éd. 2010), p. 708. 

[72]                          En outre, le nombre d’appels peut aussi étayer le critère de nécessité.  On ne saurait s’attendre, lorsque les déclarants sont nombreux, que le ministère public les trouve et les convainque tous ou presque tous de témoigner au procès, et ce même dans la situation peu probable où ils auraient fourni leurs adresses, comme en l’espèce.  Il ne faut pas oublier que les critères de nécessité et de fiabilité vont de pair : si la preuve est suffisamment fiable, l’exigence de nécessité peut être assouplie : voir Khelawon, au par. 86, citant R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, et R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764.

[73]                          En l’espèce, nous sommes en présence d’une seule commande téléphonique de drogue d’une fiabilité incertaine.  L’auteur de l’appel a donné son adresse.  La police n’a aucunement tenté de le trouver et de l’interroger, et encore moins de l’appeler à témoigner au procès — où le juge des faits aurait pu évaluer l’affirmation qu’on lui prête en lui faisant subir un contre‑interrogatoire et en observant son comportement. 

[…]

[104]                      La question qui se pose alors est la suivante : faut‑il exiger de la police, au nom de la nécessité, qu’elle déniche un déclarant inconnu — et souvent impossible à identifier — qui sera probablement impossible à trouver et — à supposer qu’il soit trouvé — ne sera probablement pas disposé à collaborer?

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