R. c. Dussault, 2022 CSC 16
Les détenus n’ont pas le droit d’obtenir l’assistance continue d’un avocat, et les policiers n’ont pas l’obligation de faciliter une telle assistance. Bien que d’autres pays reconnaissent le droit à la présence d’un avocat pendant toute la durée d’un interrogatoire policier, ce n’est pas le cas au Canada.
Une fois qu’un détenu a consulté un avocat, les policiers ont le droit de commencer à recueillir des éléments de preuve, et c’est uniquement de façon exceptionnelle qu’il sont obligés de lui offrir une possibilité additionnelle de recevoir des conseils juridiques.
[30] L’alinéa 10b) de la Charte précise que chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit ». Exprimé de la manière la plus large possible, l’objet du droit à l’assistance d’un avocat consiste à « fournir au détenu l’occasion d’obtenir des conseils juridiques propres à sa situation juridique » : Sinclair, par. 24.
[32] Les policiers peuvent normalement s’acquitter de leur obligation de mise en application en facilitant « une seule consultation, au moment de la mise en détention ou peu après celle‑ci » : Sinclair, par. 47. Dans ce contexte, la consultation vise à faire en sorte que « la décision du détenu de coopérer ou non à l’enquête soit à la fois libre et éclairée » : par. 26. Quelques minutes au téléphone avec un avocat peuvent suffire, même si les accusations sont très graves : voir, p. ex., R. c. Willier, 2010 CSC 37, [2010] 2 R.C.S. 429.
[33] Sur ce point, il convient de réitérer ce que les juges majoritaires ont clairement énoncé dans Sinclair : les détenus n’ont pas le droit d’obtenir l’assistance continue d’un avocat, et les policiers n’ont pas l’obligation de faciliter une telle assistance. Bien que d’autres pays reconnaissent le droit à la présence d’un avocat pendant toute la durée d’un interrogatoire policier, ce n’est pas le cas au Canada. Les tribunaux et les législateurs canadiens ont adopté une approche différente afin de concilier les droits individuels des détenus et l’intérêt du public à ce que les lois soient appliquées de manière efficace : Sinclair, par. 37‑39.
[34] Une fois qu’un détenu a consulté un avocat, les policiers ont le droit de commencer à recueillir des éléments de preuve, et c’est uniquement de façon exceptionnelle qu’il sont obligés de lui offrir une possibilité additionnelle de recevoir des conseils juridiques. Dans l’arrêt Sinclair, la juge en chef McLachlin et la juge Charron, qui ont rédigé les motifs de la majorité, ont expliqué que le droit a jusqu’ici reconnu trois catégories de « changement[s] de circonstances » pouvant faire renaître le droit d’un détenu à l’assistance d’un avocat : « . . . le détenu est soumis à des mesures additionnelles; un changement est survenu dans les risques courus par le détenu; il existe des raisons de croire que les renseignements fournis initialement comportent des lacunes » (par. 2). Bien entendu, pour que l’un ou l’autre de ces « changement[s] de circonstances » donne naissance au droit de consulter de nouveau, il doit être « objectivement observable ».
[35] À titre d’exemple précis de la troisième catégorie énumérée ci‑dessus, les juges majoritaires ont expliqué, au par. 52, que le droit de la personne détenue d’avoir recours à l’assistance d’un avocat peut renaître si la police « mine » les conseils juridiques qu’elle a reçus :
De même, si la police mine les conseils juridiques reçus par le détenu, cela peut avoir pour effet de les dénaturer ou de les réduire à néant, ce qui entrave la réalisation de l’objet de l’al. 10b). Pour faire contrepoids à cet effet, on a estimé nécessaire d’accorder de nouveau au détenu le droit de consulter un avocat. Voir [R. c.] Burlingham[, 1995 CanLII 88 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 206].
Lorsque la police mine la confiance d’un détenu en son avocat, il peut s’ensuivre, comme il a été mentionné dans Sinclair, que les conseils juridiques que ce dernier a déjà fournis — même s’ils étaient parfaitement exacts au moment où ils l’ont été — soient en conséquence « dénatur[és] ou [. . .] rédui[ts] à néant ». L’arrêt Sinclair oblige les policiers à accorder de nouveau au détenu le droit de consulter un avocat afin de faire contrepoids à de tels effets.
Le postulat implicite du renvoi à Burlingham dans Sinclair semble être que le fait de miner la confiance en l’avocat et celui de miner les conseils juridiques, dans ce contexte, produisent le même effet.
[36] Dans Sinclair, les juges majoritaires n’ont pas précisé davantage le type de conduite policière qui pourrait « mine[r] les conseils juridiques reçus par le détenu » et ainsi faire renaître le droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat. Dans ce contexte, il faut faire montre de prudence dans la définition du mot « miner ». Il est clair, par exemple, que si ce mot était défini trop largement, cela empêcherait les policiers de tenter de quelque façon que ce soit de convaincre un détenu d’aller à l’encontre des conseils de son avocat : voir, p. ex., R. c. Edmondson, 2005 SKCA 51, 257 Sask. R. 270, par. 37. Si c’était le cas, les policiers devraient concrètement arrêter d’interroger tout détenu qui dirait « mon avocat m’a dit de ne pas parler ». Ce n’est pas l’état du droit au Canada : R. c. Singh, 2007 CSC 48, [2007] 3 R.C.S. 405.
[37] Le renvoi à l’arrêt Burlingham, à la fin du par. 52 de Sinclair, éclaire sur le type de conduite policière susceptible de « miner » les conseils juridiques au sens donné à ce mot dans l’arrêt Sinclair. Dans ce contexte, cela tend à indiquer que les policiers peuvent miner les conseils juridiques en minant la confiance à l’égard de l’avocat qui a fourni ces conseils. Dans Burlingham, l’accusé était inculpé d’un meurtre et soupçonné d’en avoir commis un autre. Il a été soumis à un interrogatoire serré pendant lequel les policiers ont, à plusieurs reprises, formulé des commentaires désobligeants sur « la loyauté de l’avocat de la défense, son dévouement, sa disponibilité et le montant de ses honoraires » : par. 4. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que ces commentaires « dénigrants » avaient violé l’al. 10b), parce qu’ils avaient été faits dans le but de miner la confiance de l’accusé en son avocat ou avaient eu cet effet :
. . . l’al. 10b) interdit expressément aux policiers de dénigrer l’avocat d’un accusé, comme ils l’ont fait en l’espèce, dans le but ou avec comme résultat exprès de miner la confiance de l’accusé en son avocat et sa relation avec lui. Il ne sert à rien que l’al. 10b) de la Charte garantisse le droit à l’assistance d’un avocat si les autorités chargées d’appliquer la loi sont en mesure de miner la confiance de l’accusé en son avocat ou la relation entre un avocat et son client. [par. 14]
[38] Il convient de souligner que Burlingham parle de miner la confiance en l’avocat, tandis que Sinclair parle expressément de miner les conseils juridiques. Le postulat implicite du renvoi à Burlingham dans Sinclair semble être que le fait de miner la confiance en l’avocat et celui de miner les conseils juridiques, dans ce contexte, produisent le même effet. Je suis d’accord, ils peuvent avoir le même effet.
[39] La confiance d’un détenu en son avocat est à la base de la relation avocat‑client et elle favorise la prestation efficace des conseils juridiques : R. c. McCallen (1999), 1999 CanLII 3685 (ON CA), 43 O.R. (3d) 56 (C.A.). Lorsque la police mine la confiance d’un détenu en son avocat, il peut s’ensuivre, comme il a été mentionné dans Sinclair, que les conseils juridiques que ce dernier a déjà fournis — même s’ils étaient parfaitement exacts au moment où ils l’ont été — soient en conséquence « dénatur[és] ou [. . .] rédui[ts] à néant ». L’arrêt Sinclair oblige les policiers à accorder de nouveau au détenu le droit de consulter un avocat afin de faire contrepoids à de tels effets.
L’analyse énoncée dans Sinclair ne fait pas de distinction entre le fait que les conseils juridiques soient minés de manière intentionnelle ou non.
Elle continue d’être axée sur l’effet de la conduite des policiers.
Lorsque la conduite de ceux‑ci
a pour effet de miner les conseils juridiques fournis à un détenu,
et lorsqu’il est objectivement observable que cela s’est produit,
cela fait naître le droit à une seconde consultation.
[40] Les affaires les plus notables dans ce domaine du droit sont celles, comme Burlingham, dans lesquelles les policiers ont expressément mis en doute la compétence ou la fiabilité de l’avocat de la défense. Dans l’arrêt Burlingham et certaines décisions subséquentes, ce type de conduite a été qualifié de « dénigrement » de l’avocat de la défense. Dans les affaires de ce genre, il est difficile de voir dans la conduite des policiers autre chose qu’un effort intentionnel en vue de miner les conseils juridiques fournis au détenu.
[41] Cependant, l’analyse énoncée dans Sinclair ne fait pas de distinction entre le fait que les conseils juridiques soient minés de manière intentionnelle ou non. Elle continue d’être axée sur l’effet de la conduite des policiers. Lorsque la conduite de ceux‑ci a pour effet de miner les conseils juridiques fournis à un détenu, et lorsqu’il est objectivement observable que cela s’est produit, cela fait naître le droit à une seconde consultation. Il n’est pas nécessaire de prouver que la conduite des policiers visait à produire cet effet.
Sinclair impose aux policiers l’obligation d’accorder au détenu une seconde possibilité de consulter un avocat lorsque « le changement de circonstances tend à indiquer qu’une nouvelle consultation s’impose pour permettre au détenu d’obtenir les renseignements dont il a besoin pour choisir de coopérer ou non à l’enquête policière ».
Le fait de s’attacher à la question de savoir si les policiers avaient l’intention de susciter un changement de circonstances aurait pour effet d’axer l’examen non plus sur la nécessité d’une nouvelle consultation mais sur la faute des policiers. Cela dénaturerait l’analyse énoncée dans Sinclair.
L’obligation de faciliter une nouvelle consultation n’est pas imposée aux policiers en tant que sanction pour une conduite mal intentionnée.
[42] Cette conclusion découle de la prise en compte des principes de base qui sous‑tendent le cadre d’analyse établi dans Sinclair. Cet arrêt impose aux policiers l’obligation d’accorder au détenu une seconde possibilité de consulter un avocat lorsque « le changement de circonstances tend à indiquer qu’une nouvelle consultation s’impose pour permettre au détenu d’obtenir les renseignements dont il a besoin pour choisir de coopérer ou non à l’enquête policière » : par. 48. Le fait de s’attacher à la question de savoir si les policiers avaient l’intention de susciter un changement de circonstances aurait pour effet d’axer l’examen non plus sur la nécessité d’une nouvelle consultation mais sur la faute des policiers. Cela dénaturerait l’analyse énoncée dans Sinclair. L’obligation de faciliter une nouvelle consultation n’est pas imposée aux policiers en tant que sanction pour une conduite mal intentionnée.
[43] Il ressort également de la jurisprudence que la conduite des policiers peut miner de manière non intentionnelle les conseils juridiques fournis à un détenu : voir, p. ex., R. c. Daley, 2015 ONSC 7145, par. 42 (CanLII), la juge Fairburn (maintenant juge en chef adjointe de la Cour d’appel); R. c. McGregor, 2020 ONSC 4802, par. 194 (CanLII); R. c. Taylor, 2016 BCSC 1956, par. 54(CanLII). C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel de l’Ontario a eu raison de formuler la mise en garde suivante : [traduction] « Les policiers s’aventurent en terrain dangereux quand ils commentent les conseils juridiques fournis aux détenus » (R. c. Mujku, 2011 ONCA 64, 226 C.R.R. (2d) 234, par. 36). En effet, il arrive parfois que le terrain s’affaisse et que l’effet prohibé survienne, même si l’intention qu’il se produise n’y était pas.
[44] Il n’existe pas non plus de principe raisonné justifiant de penser que la conduite des policiers doit aller jusqu’au « dénigrement » de l’avocat de la défense pour que les conseils juridiques soient « minés » au sens donné à ce mot dans Sinclair. Je rappelle que, dans cet arrêt, on a décrit le fait de « miner » des conseils juridiques comme étant une conduite qui « peut avoir pour effet de les dénaturer ou de les réduire à néant » : par. 52 (je souligne). Une conduite qui ne constitue pas du dénigrement explicite de l’avocat de la défense peut avoir un tel effet : voir, p. ex., R. c. Azonwanna, 2020 ONSC 5416, 468 C.R.R. (2d) 258, par. 122 et 148‑149, dans laquelle les policiers ont miné les conseils juridiques reçus par le détenu en lui faisant un résumé trompeur et incorrect de son droit de garder le silence. Il serait vain, toutefois, de tenter de cataloguer les divers types de conduite policière qui pourraient avoir l’effet de « miner » des conseils juridiques dans ce contexte. L’analyse demeure axée sur les effets objectivement observables de la conduite des policiers plutôt que sur la conduite elle‑même.
ll n’existe pas non plus de principe raisonné justifiant de penser que la conduite des policiers doit aller jusqu’au « dénigrement » de l’avocat de la défense pour que les conseils juridiques soient « minés » au sens donné à ce mot dans Sinclair.
[44] Il n’existe pas non plus de principe raisonné justifiant de penser que la conduite des policiers doit aller jusqu’au « dénigrement » de l’avocat de la défense pour que les conseils juridiques soient « minés » au sens donné à ce mot dans Sinclair. Je rappelle que, dans cet arrêt, on a décrit le fait de « miner » des conseils juridiques comme étant une conduite qui « peut avoir pour effet de les dénaturer ou de les réduire à néant » : par. 52 (je souligne). Une conduite qui ne constitue pas du dénigrement explicite de l’avocat de la défense peut avoir un tel effet : voir, p. ex., R. c. Azonwanna, 2020 ONSC 5416, 468 C.R.R. (2d) 258, par. 122 et 148‑149, dans laquelle les policiers ont miné les conseils juridiques reçus par le détenu en lui faisant un résumé trompeur et incorrect de son droit de garder le silence. Il serait vain, toutefois, de tenter de cataloguer les divers types de conduite policière qui pourraient avoir l’effet de « miner » des conseils juridiques dans ce contexte. L’analyse demeure axée sur les effets objectivement observables de la conduite des policiers plutôt que sur la conduite elle‑même.
Comme il a été souligné précédemment, les conseils juridiques visent à faire en sorte que « la décision du détenu de coopérer ou non à l’enquête soit à la fois libre et éclairée ». Les conseils juridiques reçus par un détenu peuvent remplir cette fonction uniquement si le détenu les considère comme juridiquement corrects et fiables.
La réalisation de l’objet de l’al. 10b) sera contrecarrée par une conduite policière qui amène le détenu à mettre en doute l’exactitude juridique des conseils qu’il a reçus ou la fiabilité de l’avocat qui les a donnés.
Il est justifié de dire d’une telle conduite policière qu’elle « mine » les conseils juridiques que le détenu a reçus. La présence d’indices objectivement observables que les conseils juridiques fournis au détenu ont été minés fait naître le droit à une seconde consultation.
[45] Pour dire les choses simplement, l’objet de l’al. 10b) consiste à fournir à la personne détenue la possibilité d’obtenir des conseils juridiques propres à sa situation juridique. Comme il a été souligné précédemment, les conseils juridiques visent à faire en sorte que « la décision du détenu de coopérer ou non à l’enquête soit à la fois libre et éclairée ». Les conseils juridiques reçus par un détenu peuvent remplir cette fonction uniquement si le détenu les considère comme juridiquement corrects et fiables. La réalisation de l’objet de l’al. 10b) sera contrecarrée par une conduite policière qui amène le détenu à mettre en doute l’exactitude juridique des conseils qu’il a reçus ou la fiabilité de l’avocat qui les a donnés. Il est justifié de dire d’une telle conduite policière qu’elle « mine » les conseils juridiques que le détenu a reçus. La présence d’indices objectivement observables que les conseils juridiques fournis au détenu ont été minés fait naître le droit à une seconde consultation. En revanche, le droit de consulter de nouveau un avocat ne sera pas déclenché par des tactiques policières légitimes qui persuadent un détenu de coopérer sans miner les conseils qu’il a reçus. Comme l’indique clairement l’arrêt Sinclair, des tactiques policières tel le fait « de révéler petit à petit des éléments de preuve (réels ou faux) au détenu pour démontrer ou exagérer la solidité de la preuve contre lui » ne font pas naître de droit à une seconde consultation avec un avocat : par. 60.
…
[56] Dans R. c. Rover, 2018 ONCA 745, 143 O.R. (3d) 135, le juge Doherty a décrit le droit à l’assistance d’un avocat comme un [traduction] « canal de communication » grâce auquel les personnes détenues obtiennent des conseils juridiques et « ont aussi le sentiment qu’elles ne sont pas entièrement à la merci des policiers pendant leur détention » : par. 45; voir aussi R. c. Tremblay, 2021 QCCA 24, 69 C.R. (7th) 28, par. 40. Je suis d’accord. En l’espèce, la conduite policière a eu pour effet de miner et de dénaturer les conseils que M. Dussault avait reçus. Les policiers auraient dû offrir à ce dernier une seconde possibilité de rétablir son « canal de communication », mais ils ne l’ont pas fait. En ne le faisant pas, ils ont violé les droits que l’al. 10b) garantit à M. Dussault.