Doit-on trancher un pourvoi devenu théorique?
[19] Dans l’arrêt R. c. Smith, 2004 CSC 14 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 385, notre Cour a énoncé cinq facteurs (non exhaustifs) servant à déterminer si des circonstances exceptionnelles justifient que la Cour statue sur un pourvoi devenu théorique par suite du décès de l’accusé. Ces facteurs sont les suivants :
1. l’existence d’un débat contradictoire approprié à la poursuite de l’instance en appel;
2. le sérieux des motifs d’appel;
3. l’existence de circonstances spéciales qui transcendent le décès de l’appelant ou de l’intimé, dont :
a) une question de droit d’intérêt général, particulièrement s’il s’agit d’une question qui échappe ordinairement à l’examen en appel;
b) une question de nature systémique ayant trait à l’administration de la justice;
c) les conséquences accessoires pour la famille du défunt, tout autre intéressé ou le public;
4. la question de savoir si la nature de l’ordonnance que pourrait rendre la cour d’appel justifie l’affectation de ses ressources limitées au règlement d’un appel théorique;
5. la question de savoir si, en poursuivant l’instance en appel, la cour n’excède pas la fonction judiciaire, qui est de trancher des différends concrets, et est amenée à se prononcer sur des questions de type législatif autonomes qu’il vaut mieux laisser au législateur.
[par. 50]
Le principe de la légalité veut que les personnes qui ajustent leur comportement en fonction de l’état du droit, ou qui prennent le risque d’assumer les conséquences liées à la violation d’une règle de droit donnée, ne devraient pas ensuite être jugées en vertu d’autres règles de droit, en particulier de règles de droit plus rigoureuses
[59] Cette règle de common law est fondée sur la primauté du droit et, plus précisément, sur le principe de la légalité. Le principe de la légalité veut que les personnes qui ajustent leur comportement en fonction de l’état du droit, ou qui prennent le risque d’assumer les conséquences liées à la violation d’une règle de droit donnée, ne devraient pas ensuite être jugées en vertu d’autres règles de droit, en particulier de règles de droit plus rigoureuses (K.R.J., par. 22 à 25). Ce principe est un pilier du droit criminel. Dans l’arrêt K.R.J., notre Cour a reconnu que ce principe est au cœur même de l’al. 11i) (par. 2, 23, 24, 27 et 37). L’alinéa 11i) protège le principe de la légalité en « constitutionnalis[ant] la notion fondamentale voulant que, en matière pénale, une disposition ne doive généralement pas s’appliquer rétrospectivement » (K.R.J., par. 22). Le principe de la légalité trouve également son expression, par exemple, à l’al. 11g) de la Charte, qui protège le droit d’une personne de ne pas être déclarée coupable en raison d’un acte qui, au moment où il a été commis, ne constituait pas un crime. Comme il a été expliqué dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), 1990 CanLII 105 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1152 :
[I]l n’y a de crime ou de peine qu’en conformité avec une loi qui est certaine, sans ambiguïté et non rétroactive. La raison d’être de ce principe est claire. Il est essentiel dans une société libre et démocratique que les citoyens soient le mieux possible en mesure de prévoir les conséquences de leur conduite afin d’être raisonnablement prévenus des conduites à éviter […]
[60] L’alinéa 11i) de la Charte consacre la règle de common law selon laquelle un contrevenant ne doit pas être soumis rétrospectivement à une peine plus sévère que celle qui s’appliquait au moment où il a commis son infraction (Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 392, par. 55; K.R.J., par. 22). Cependant, cela ne s’arrête pas là. L’alinéa 11i) constitutionnalise une autre mesure de protection. Il dispose que, lorsque la loi prévoit l’infliction d’une peine plus favorable au moment de la sentence du contrevenant que celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction, le contrevenant a le droit de bénéficier de la peine actuelle, qui lui est plus favorable. Il en est ainsi même si le contrevenant s’est exposé au risque de subir une peine plus sévère en commettant l’infraction.
[61] Alors pourquoi le contrevenant devrait‑il avoir la possibilité de bénéficier d’une peine actuelle moins sévère? L’équité en est manifestement la raison (voir K.R.J., par. 2, 27, 37 et 39). Il ne serait pas équitable d’infliger à un contrevenant une peine qui, lorsque le législateur a choisi de l’adoucir, a expressément été reconnue par ce dernier comme n’étant plus juste. De plus, une peine criminelle est l’expression de la voix collective de la société; elle doit donc tenir compte des valeurs contemporaines. L’infliction d’une peine démesurément lourde et dépassée qui ne tient plus compte du caractère moralement répréhensible de l’infraction commise irait à l’encontre d’un principe fondamental de la détermination de la peine — la proportionnalité (Code criminel, art. 718.1). Ainsi, le contrevenant qui a commis une infraction qui était passible d’une peine d’emprisonnement à perpétuité ne devrait pas être emprisonné à vie si, au moment de sa sentence, l’infraction est passible d’une peine d’emprisonnement moins sévère. Plutôt que d’être soumis injustement à une peine qui n’est pas conforme aux normes morales actuelles, ce contrevenant devrait pouvoir bénéficier d’une peine qui reflète l’opinion moderne actuelle de la société quant à sa conduite.
[62] En adoptant ce point de vue et en donnant au contrevenant le droit de bénéficier de peines actuelles moins sévères, l’al. 11i) élargit le droit que la common law confère au contrevenant d’être jugé en fonction des règles de droit en vigueur au moment de la perpétration de l’infraction. L’autre mesure de protection qu’offre l’al. 11i) est donc l’accès à un adoucissement de peine, ce qui coïncide avec une étape importante de l’instance, soit le prononcé de la sentence. Au lieu de garantir simplement au contrevenant le droit de bénéficier de la peine applicable au moment de la perpétration de son infraction, l’al. 11i) désigne cette peine comme la peine maximale qui peut lui être infligée. Un contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine si elle lui est favorable et de bénéficier d’une peine moins sévère si une telle peine a remplacé celle qui s’appliquait au moment de la perpétration de l’infraction. Par conséquent, lorsque la peine applicable au moment de la perpétration de l’infraction est moins sévère, le contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine même s’il peut ainsi obtenir une peine qui est maintenant considérée comme démesurément légère. À l’inverse, lorsque la peine actuelle est moins sévère, le contrevenant a le droit de bénéficier de cette peine même s’il était exposé à une peine beaucoup plus sévère au moment où il a enfreint la loi. L’alinéa 11i) concilie ainsi, d’une part, le principe de la primauté du droit (ou de la légalité) et, d’autre part, le principe de l’équité (voir F. Chevrette, H. Cyr et F. Tanguay-Renaud, « La protection lors de l’arrestation, la détention et la protection contre l’incrimination rétroactive », dans G.‑A. Beaudoin et E. Mendes, dir., Charte canadienne des droits et libertés (4e éd., 2005), p. 781).
[63] Les parties et les intervenants semblent être d’accord pour dire que la primauté du droit et l’équité sont des objets qui sous‑tendent l’al. 11i). Leur différend est centré sur la question de savoir si ces objets appuient une interprétation binaire ou une interprétation globale de l’al. 11i). Pour sa part, et comme il en sera question plus loin, la CLA soutient que l’al. 11i) a un autre objet, soit celui de neutraliser le caractère aléatoire ou arbitraire du moment où la sentence est prononcée. Je crois que rien dans le libellé ou les origines du droit garanti par cette disposition ne démontre l’existence d’un tel objet. Au contraire, j’estime que le libellé et les origines de l’al. 11i) étayent une interprétation binaire de cette disposition. J’aborderai maintenant chacun de ces points.
L’alinéa 11i) confère un droit binaire et non un droit global. Un droit binaire repose sur une comparaison des peines prévues par les lois en vigueur à deux moments précis (soit entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence) et le droit de bénéficier de la moins sévère de ces peines.
[104] Pour ces motifs, je conclus que, rationnellement, l’al. 11i) doit être interprété de façon binaire. Une interprétation qui obligerait le tribunal à infliger la peine la plus favorable parmi celles qui se sont appliquées dans l’intervalle entre le moment de la perpétration de l’infraction et le moment de la sentence ne correspond pas au type d’interprétation libérale qui devrait être faite des droits garantis par la Charte. Il s’agit plutôt d’une interprétation excessivement libérale, sans rapport avec les objets du droit.