R. c. Alex, 2017 CSC 37

Alcool au volant : l’application des raccourcis (présomptions) en matière de preuve de l’art. 258 n’est pas subordonnée à la légalité de l’ordre de fournir un échantillon d’haleine.

[11]                          Soit dit en tout respect pour l’opinion contraire de mon collègue le juge Rowe, il me paraît inutile de décider si, dans Rilling, la Cour applique correctement ou non le droit qui était en vigueur il y a plus de quatre décennies. Je suis convaincu que, interprétés au regard des principes modernes d’interprétation législative, les al. 258(1)c) et g) n’exigent pas du ministère public qu’il établisse la légalité de l’ordre pour qu’il puisse se prévaloir des raccourcis. Si le prélèvement d’échantillons fait l’objet d’un examen au regard de la Charte et que la preuve des résultats de l’alcootest est jugée irrecevable par application de l’art. 8 ou du par. 24(2) de la Charte, le débat prend alors fin. La question de l’accès aux raccourcis en matière de preuve ne se pose pas. Par contre, si le prélèvement fait l’objet d’un examen au regard de l’art. 8 de la Charte et que les résultats de l’alcootest sont jugés admissibles en preuve — soit parce qu’il n’y a pas eu d’atteinte au droit garanti par l’art. 8, soit parce que la preuve a survécu à l’application du par. 24(2) de la Charte —, le ministère public devrait toujours pouvoir bénéficier des raccourcis.

[39]                          Dans Rilling, notre Cour se prononce sur une disposition au libellé semblable prévoyant un raccourci en matière de preuve, soit l’al. 237(1)f) du Code (l’actuel al. 258(1)g)). Les juges majoritaires (Martland, Judson, Pigeon, Beetz et de Grandpré) concluent que la présomption d’exactitude demeure applicable que le policier ait eu ou non les motifs requis pour donner l’ordre[5].

[40]                          Le juge Spence (avec l’appui du juge en chef Laskin et du juge Dickson) arrivent à la conclusion contraire. L’opinion des juges minoritaires s’articule autour de la crainte que l’interprétation préconisée par les juges majoritaires ne prive l’accusé d’une « sauvegarde » contre un ordre illégal de fournir un échantillon d’haleine :

                          L’arrêt de la Division d’appel faisant l’objet du présent pourvoi ainsi que certaines des décisions rendues dans d’autres provinces et qui sont citées dans cet arrêt, ont pour effet de priver l’accusé d’une autre sauvegarde. Selon moi, le Parlement a inséré aux al. c) et f) du par. (1) de l’art. 237 l’exigence selon laquelle le test doit être fait conformément à une sommation faite en vertu du par. (1) de l’art. 235, dans le but de limiter les cas où l’analyse peut être prouvée par le dépôt d’un certificat d’un technicien qualifié et où une telle analyse constitue une preuve prima facie du taux d’alcoolémie du prévenu, uniquement à ceux où un agent de la paix croit, en s’appuyant sur des motifs raisonnables et probables, que le prévenu conduit ou conduisait pendant que sa capacité de conduire est ou était affaiblie. Ceci ne constituait qu’une exigence régulière à l’époque où le citoyen se rendait coupable d’une infraction s’il refusait de subir le test. [Je souligne ; p. 194.]

[41]                          M. Alex et la Criminal Lawyers’ Association (Ontario) reprennent ce point de vue et font valoir que les valeurs de la Charte confirment sa justesse. C’est pourquoi M. Alex demande à la Cour d’écarter l’arrêt Rilling au motif qu’il est erroné.

[42]                          À mon avis, point n’est besoin de décider si l’arrêt Rilling est erroné ou non selon le droit qui s’appliquait à l’époque, et je m’abstiens de le faire. Il est patent que la crainte des juges minoritaires dans cet arrêt que soit supprimée une sauvegarde contre un ordre illégal de fournir un échantillon d’haleine n’a plus lieu d’être de nos jours. Comme le signale l’intervenant le procureur général de l’Ontario, désormais, des années après Rilling, la fiabilité scientifique des résultats d’un alcootest correctement utilisé ne fait plus aucun doute (voir R. c. St‑Onge Lamoureux, 2012 CSC 57 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 187, par. 40 et 72; R. c. Phillips (1988), 1988 CanLII 198 (ON CA), 42 C.C.C. (3d) 150 (C.A. Ont.); R. c. Paszczenko, 2010 ONCA 615 (CanLII), 103 O.R. (3d) 424, par. 42‑47, et 65). En outre, de nos jours, l’art. 8 de la Charte offre une protection complète et directe contre la fouille, la perquisition ou la saisie abusives, y compris celles visant un échantillon d’haleine (voir R. c. Shepherd, 2009 CSC 35 (CanLII), [2009] 2 R.C.S. 527, par. 13‑16, 24). De pair avec le par. 24(2), l’art. 8 de la Charte offre une voie de recours efficace pour contester la légalité d’un ordre de fournir un échantillon d’haleine et permet d’obtenir une véritable réparation, soit l’exclusion des résultats d’analyse. Partant, l’art. 8 répond aussi à la préoccupation de mon collègue de faire en sorte que les policiers « respecte[nt] [l]es exigences de la loi », telles « les autres exigences du par. 254(3), par exemple que l’ordre soit donné par un agent de la paix ou qu’il le soit dans les meilleurs délais » (par. 99 et 90).

[43]                          Cette fonction de l’art. 8 dans le cas d’un ordre illégal de fournir un échantillon d’haleine se concilie avec la démarche qui s’impose lorsqu’un policier ne respecte pas les conditions prévues par d’autres dispositions législatives qui régissent ses pouvoirs. Par exemple, le non‑respect des exigences légales en matière de mandat de perquisition n’emporte pas automatiquement le rejet de la preuve; il peut plutôt y avoir contestation sur le fondement de l’art. 8 de la Charte (voir R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, p. 278 et 280).

[44]                          À l’opposé, l’impossibilité pour le ministère public d’utiliser les raccourcis de l’art. 258 ne constitue pas une véritable réparation dans le cas d’un ordre illégal de la police. À vrai dire, j’hésite même à y voir une quelconque réparation. En fait, écarter ces raccourcis ne confère aucun avantage de fond ou de procédure à l’accusé. La mesure ne fait qu’obliger le ministère public à présenter inutilement deux témoins — un technicien d’alcootest et un toxicologue — pour parvenir au même résultat[6]. L’illégalité de l’ordre de fournir un échantillon d’haleine ne diminue pas la fiabilité des inférences qui découlent des raccourcis au point de rendre nécessaire le témoignage de ces personnes.

[45]                          Dans certains cas, des contraintes d’ordre pratique ou des ressources limitées peuvent empêcher le ministère public de présenter ces deux témoins, ce qui est susceptible d’entraîner le rejet de la poursuite. J’estime qu’il faut s’abstenir d’une interprétation qui oblige le ministère public à faire témoigner des personnes inutilement et qui favorise un dénouement basé non pas sur le bien‑fondé de la poursuite, mais sur les limites d’un système de justice criminelle débordé. En effet, une telle approche irait à l’encontre d’un arrêt récent de notre Cour qui souligne l’importance de la collaboration des participants au système de justice criminelle afin que justice soit rendue promptement et équitablement (R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (CanLII), [2016]1 R.C.S. 631, par. 2‑3 et 19‑28).

[46]                          Les juges minoritaires dans Rilling ont peut‑être vu dans la privation de l’accès aux raccourcis un moyen d’encadrer la conduite du policier qui somme une personne de fournir un échantillon d’haleine. Cependant, la Charte régit désormais mieux et plus rationnellement la légalité d’un tel ordre.

Le parallèle avec l’infraction de refus d’obtempérer prévue au paragraphe 254(5)

[47]                          Enfin, M. Alex soutient que l’infraction consistant à refuser de fournir un échantillon d’haleine prévue au par. 254(5) est pertinente dans l’interprétation du par. 258, qui établit les raccourcis en matière de preuve. Le par. 254(5) dispose :

                    (5) Commet une infraction quiconque, sans excuse raisonnable, omet ou refuse d’obtempérer à un ordre donné en vertu du présent article.

M. Alex relève la ressemblance du libellé introductif des alinéas de l’art. 258 établissant les présomptions avec celui du par. 254(5), qui renvoie à « un ordre donné en vertu du présent article ». La Criminal Lawyers’ Association (Ontario) invoque pour sa part une décision qui reconnaît que la légalité de l’ordre constitue un élément de l’infraction de refus d’obtempérer (citant R. c. MacDonald (1974), 22 C.C.C. (2d) 350 (C.A.N.‑É.), par. 35; voir égalementR. c. Moser (1992), 1992 CanLII 2839 (ON CA), 7 O.R. (3d) 737 (C.A.), le juge Doherty, motifs concordants quant au résultat). M. Alex ajoute que, sur le plan de la politique générale, il ne serait ni juste ni normal que le ministère public soit tenu de prouver la légalité de l’ordre lorsque l’accusé a refusé d’obtempérer, mais pas lorsque ce dernier a obéi.

[48]                          Ce rapprochement me paraît boiteux pour plusieurs raisons. Premièrement, l’argument d’ordre textuel suppose que le libellé du par. 254(5) commande que la légalité de l’ordre constitue un élément de l’infraction. À mon sens, ce libellé tient davantage à la nature générale de l’infraction de refus d’obtempérer, qui criminalise la désobéissance à une sommation légale. Malgré l’emploi des mots « donné en vertu », la désobéissance à une sommation illégale n’équivaut tout simplement pas à un acte criminel. Par exemple, l’illégalité d’une arrestation peut constituer un moyen de défense complet à l’accusation de résistance à l’arrestation portée en application de l’art. 270 du Code (R. c. Plamondon (1997), 1997 CanLII 3175 (BC CA), 121 C.C.C. (3d) 314, par. 29 (C.A.C.‑B.); voir également R. c. Plummer (2006), 2006 CanLII 38165 (ON CA), 83 O.R. (3d) 528, par. 1 et 48‑49 (C.A.)).

[49]                          L’analogie comporte donc une faille logique. Bien qu’elle appartienne au même régime législatif, l’infraction de refus d’obtempérer diffère foncièrement des autres infractions de conduite avec facultés affaiblies. La perpétration de l’infraction de refus d’obtempérer tient à la désobéissance à une sommation légale, alors que la commission de l’infraction de conduite avec une alcoolémie « supérieure à 80 mg » tient au fait d’avoir pris le volant avec une alcoolémie supérieure à la limite légale. La légalité de l’ordre de se soumettre à l’alcootest n’a pas de lien logique avec la culpabilité pour conduite avec une alcoolémie « supérieure à 80 mg ». Comme le fait observer la Cour dans l’arrêt R. c. Taraschuk, 1975 CanLII 37 (CSC), [1977] 1 R.C.S. 385, confondre les éléments des deux infractions « implique une interprétation [du par. 254(5)] qui en détruit tout l’effet et élimine la différence, clairement établie [à l’art. 253 et au par. 254(5)], entre la culpabilité aux termes du premier et la culpabilité aux termes du second » (p. 388). Le rapprochement d’ordre textuel ne me convainc donc pas.

[50]                          La nature distincte de ces infractions affaiblit également la thèse de M. Alex selon laquelle il serait injuste qu’une personne qui refuse d’obtempérer à un ordre illégal soit acquittée, alors que, si la même personne obtempère et fait l’objet d’une accusation d’alcoolémie « supérieure à 80 mg », les raccourcis en matière de preuve demeurent applicables. En outre, M. Alex ne me convainc pas lorsqu’il laisse entendre qu’il en résulte une absurdité juridique, soit l’incitation à désobéir à un ordre de fournir un échantillon d’haleine. La règle de l’arrêt Rilling s’est appliquée pendant des décennies, et la crainte d’une incitation à désobéir à l’ordre de fournir un échantillon d’haleine est sans fondement. La personne qui refuse délibérément de subir l’alcootest routier fait un pari risqué. Si l’ordre est par la suite jugé légal, elle pourrait être déclarée coupable même si son alcoolémie était inférieure à la limite prescrite (Taraschuk, p. 388)