Société Radio‑Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33
Functus officio : Cette règle favorise la reconnaissance du caractère définitif des procédures et, en stabilisant les jugements susceptibles de révision, une procédure d’appel ordonnée.
[34] Cette règle favorise la reconnaissance du caractère définitif des procédures et, en stabilisant les jugements susceptibles de révision, une procédure d’appel ordonnée (Chandler, p. 861; H. (E.), p. 214). Comme l’a écrit le juge Doherty dans Tsaoussis (Litigation Guardian of) c. Baetz (1998), 1998 CanLII 5454 (ON CA), 41 O.R. (3d) 257 (C.A.), pour les parties à un litige, le caractère définitif répond à un besoin à la fois économique et psychologique, en plus de satisfaire une nécessité pratique pour le système de justice dans son ensemble (p. 264‑265). Plus précisément, si les juridictions inférieures pouvaient réexaminer continuellement leurs propres décisions, les justiciables seraient privés d’une assise fiable à partir de laquelle interjeter appel à une juridiction supérieure (Doucet‑Boudreau, par. 79; voir aussi Ayangma c. French School Board, 2011 PECA 3, 306 Nfld. & P.E.I.R. 103, par. 11‑12). Le dossier d’appel serait rédigé sur du [traduction] « sable mouvant », ce qui finirait par faire obstacle à un contrôle efficace (Wong, p. 548).
[35] Cela dit, functus officio n’est qu’un de plusieurs principes de droit conçus pour favoriser le caractère définitif d’une décision. En effet, vu qu’il est intrinsèquement lié à l’inscription du jugement formel et que ses exceptions sont relativement restreintes, notre Cour a décrit la règle du functus officio comme ayant une portée étroite (Reekie, p. 222‑223; voir aussi Wong, p. 555‑556). Donc, bien que notre jurisprudence reconnaisse que cette norme importante serve cet objet nécessaire, aucune règle n’a le monopole du caractère définitif.
Il est utile de faire la distinction entre le pouvoir de connaître du fond, perdu par application de la règle du functus officio, et la compétence qui existe pour superviser le dossier judiciaire.
Même lorsqu’un tribunal a perdu le pouvoir de connaître du fond d’une affaire pour avoir inscrit son jugement formel, il demeure compétent pour contrôler son propre dossier à l’égard d’une instance généralement considérée comme étant une affaire accessoire, mais indépendante
[36] Il est utile de faire la distinction entre le pouvoir de connaître du fond, perdu par application de la règle du functus officio, et la compétence qui existe pour superviser le dossier judiciaire. Comme je m’efforcerai de l’expliquer plus loin, même lorsqu’un tribunal a perdu le pouvoir de connaître du fond d’une affaire pour avoir inscrit son jugement formel, il demeure compétent pour contrôler son propre dossier à l’égard d’une instance généralement considérée comme étant une affaire accessoire, mais indépendante (voir, p. ex., GEA Refrigeration Canada Inc. c. Chang, 2020 BCCA 361, 43 B.C.L.R. (6th) 330, par. 185‑186).
[37] Le pouvoir de surveillance à l’égard du dossier judiciaire est reconnu depuis longtemps comme une caractéristique de la compétence de tous les tribunaux (Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189; voir aussi Société Radio‑Canada c. La Reine, 2011 CSC 3, [2011] 1 R.C.S. 65, par. 12). Comme l’a fait remarquer le juge Goudge dans CTV Television Inc. c. Ontario Superior Court of Justice (Toronto Region) (2002), 2002 CanLII 41398 (ON CA), 59 O.R. (3d) 18 (C.A.), [traduction] « il est important de se rappeler que la compétence du tribunal à l’égard de ses propres dossiers est ancrée dans la politique publique essentielle favorisant l’accès aux rouages des tribunaux » (par. 13). En particulier, les tribunaux doivent assurer le respect du solide principe, protégé par la Constitution, de la publicité des débats judiciaires, tout en demeurant sensibles aux « importants intérêts publics divergents » que cette publicité des débats peut mettre en péril (Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, par. 26 et 28).
[38] Le besoin d’établir un juste équilibre entre ces intérêts publics fondamentaux ne disparaît pas du seul fait que l’ordonnance sur le fond est définitive et aurait pu être portée en appel. On peut avoir accès aux dossiers judiciaires même lorsque l’instance est arrivée à terme. De fait, d’importantes décisions au sujet de la publicité du dossier judiciaire peuvent devoir être prises après la fin de l’instance sur le fond (voir, p. ex., R. c. Wagner, 2017 ONSC 6603; R. c. Henry, 2012 BCCA 374, 327 B.C.A.C. 190). Si la compétence à l’égard de la publicité des débats judiciaires cessait lorsque l’ordonnance officielle sur le fond était inscrite, les tribunaux perdraient la maîtrise de leur propre dossier sans raison valable. Prenez par exemple le cas où aucune ordonnance limitant la publicité des débats judiciaires n’est rendue avant l’inscription du jugement formel sur le fond et où l’on constate par la suite qu’il faut protéger un intérêt public important. À mon humble avis, conclure que ce pouvoir est entièrement perdu une fois l’ordonnance formelle sur le fond inscrite risque de mettre à mal la bonne administration de la justice au service d’une interprétation de la règle du functus officio qui est étrangère à son objectif.
[39] Reconnaître que cette compétence subsiste après la fin de l’instance sous‑jacente n’est pas incompatible avec les objectifs du caractère définitif des procédures et de la stabilité des jugements liés à la règle du functus officio. La réparation accordée en vertu de ce pouvoir laisse intacts le fond de l’instance sous‑jacente et les motifs qui l’appuient. Bien que certaines requêtes interlocutoires, par exemple les requêtes portant sur l’admissibilité d’éléments de preuve, puissent avoir un impact sur la décision définitive au fond, la décision concernant l’accès au dossier judiciaire n’a aucune incidence sur l’instance sous‑jacente ou sur l’appel dont elle peut faire l’objet. La règle du functus officio témoigne du transfert du pouvoir décisionnel à l’égard des jugements définitifs de la cour de première instance à la cour d’appel (Chandler, p. 860, citant In re St. Nazaire Co. (1879), 12 Ch. D. 88). Cette règle n’a jamais eu pour but de restreindre la capacité de ces tribunaux d’instance inférieure d’être maîtres de leurs propres dossiers en ce qui concerne ces décisions.
[40] Soyons clairs, cela ne veut pas dire que la règle du functus officio ne s’applique jamais aux interdictions de publication ou aux ordonnances de mise sous scellés. Je tiens simplement à préciser que rien n’empêche un tribunal de trancher une requête qui concerne la publicité des débats judiciaires simplement parce qu’il est functus officio à l’égard du fond de l’instance sous‑jacente.
Peu importe qu’un tribunal soit privé ou non de compétence par la règle du functus officio, l’importance du règlement définitif signifie que les tribunaux hésiteront, à juste titre, à réexaminer des questions relatives à la publicité des débats judiciaires. Une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés est toutefois susceptible d’être réexaminée par le tribunal qui l’a prononcée, quoique pour des motifs restreints.
[41] Le fait que les tribunaux conservent un pouvoir de surveillance à l’égard de leurs dossiers judiciaires ne veut pas dire que les décisions portant sur la publicité des débats judiciaires, une fois prises, sont susceptibles d’être réexaminées n’importe quand ou pour n’importe quelle raison. Lorsqu’une décision sur la publicité des débats judiciaires est officialisée sous la forme d’une ordonnance, la règle du functus officio peut opérer, peu importe si la décision est accessoire ou non à une autre procédure. Même dans les cas où, comme en l’espèce, une décision en matière de publicité des débats judiciaires n’est pas officialisée sous la forme d’une ordonnance, le caractère définitif d’une décision reste une valeur importante du prononcé d’interdictions de publication et d’ordonnances de mise sous scellés. D’ailleurs, en l’espèce, la SRC a effectivement interjeté appel d’une interdiction de publication accessoire qui n’a jamais été consacrée dans une ordonnance. Le besoin de fournir aux parties une base stable à partir de laquelle elles peuvent former un appel — la raison d’être de la règle du functus officio (voir Doucet‑Boudreau, par. 79) — peut se présenter, même lorsque ce n’est, techniquement parlant, pas le cas de la règle du functus officio.
[42] En conséquence, peu importe qu’un tribunal soit privé ou non de compétence par la règle du functus officio, l’importance du règlement définitif signifie que les tribunaux hésiteront, à juste titre, à réexaminer des questions relatives à la publicité des débats judiciaires. Une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés est toutefois susceptible d’être réexaminée par le tribunal qui l’a prononcée, quoique pour des motifs restreints. Ce sera notamment le cas lorsqu’une partie touchée et non avisée propose de présenter de nouveaux arguments qui peuvent influer sur le résultat, ou en raison d’un changement important de circonstances. Cela vaut tant pour les interdictions de publication et les ordonnances de mise sous scellés consacrées dans une ordonnance que pour celles qui ne le sont pas.
Pour contester une ordonnance existante en matière de publicité des débats judiciaires, la partie requérante doit être une personne touchée à qui il convient de reconnaître la qualité pour agir. De plus, s’il y a lieu, la partie doit avoir agi avec célérité dans sa demande d’annulation de l’ordonnance contestée.
[43] Au cœur de la thèse de la SRC selon laquelle la Cour d’appel avait compétence pour modifier l’interdiction de publication de 2018 est que cette mesure avait été prise sans que la presse, en tant que partie touchée, en ait été dûment avisée.
[44] Il peut effectivement y avoir lieu de réexaminer une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés lorsque la personne touchée qui n’a pas été avisée du prononcé de l’ordonnance cherche ultérieurement à la faire modifier ou annuler. La justice naturelle veut que lorsqu’une personne est touchée par une décision, celle‑ci ait généralement le droit d’en être dûment avisée et d’avoir l’occasion d’être entendue (Supermarchés Jean Labrecque Inc. c. Flamand, 1987 CanLII 19 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 219, p. 233‑234). Lorsqu’une ordonnance est rendue sans qu’une personne touchée n’ait présenté d’observations parce qu’elle n’en a pas été dûment avisée, comme dans le cas d’une ordonnance ex parte, le droit reconnaît que le tribunal qui a rendu cette ordonnance a généralement le pouvoir de l’examiner sur requête de la personne touchée (Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 594, p. 607, citant Dickie c. Woodworth (1883), 1883 CanLII 51 (SCC), 8 R.C.S. 192). Ceci fait en sorte que les personnes touchées ne sont pas injustement soumises à des ordonnances rendues sans que l’on ait pris connaissance de leurs arguments (voir, en général, F.‑O. Barbeau, « Rétractation du jugement », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Procédure civile I (2e éd. (feuilles mobiles)), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 31, no 39). Ce principe trouve en outre son expression dans diverses règles de procédure (voir, p. ex., Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règl. du Man. 553/88R, r. 37.11 (« Règles du Banc de la Reine »)). Des principes analogues s’appliquent aux ordonnances portant sur la publicité des débats judiciaires : je note par exemple que les tribunaux de l’Ontario se sont appuyés sur les Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, pour trancher des contestations d’ordonnances de mise sous scellés présentées par des représentants des médias qui n’avaient pas été dûment avisés de l’audience à laquelle l’ordonnance a été rendue (Hollinger Inc. c. The Ravelston Corp., 2008 ONCA 207, 89 O.R. (3d) 721, par. 43, le juge Juriansz, dissident en partie, mais non sur ce point).
[45] Pour contester une ordonnance existante en matière de publicité des débats judiciaires, la partie requérante doit être une personne touchée à qui il convient de reconnaître la qualité pour agir. De plus, s’il y a lieu, la partie doit avoir agi avec célérité dans sa demande d’annulation de l’ordonnance contestée. Compte tenu des arguments présentés en l’espèce, de brèves remarques s’imposent en ce qui concerne ces deux points.
La publicité des débats judiciaires se conçoit comme un bien public, et non un intérêt qui appartient à une personne ou à une entité en particulier.
[46] En premier lieu, il importe de reconnaître que l’application du principe susmentionné aux interdictions de publication ou aux ordonnances de mise sous scellés nécessite la prise en compte de la qualité pour agir, en raison des répercussions générales d’une telle ordonnance. Dans la mesure où une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés fait entorse au principe de la publicité des débats judiciaires, les ordonnances de ce genre peuvent, par exemple, porter atteinte au droit du public à la liberté d’expression et à la liberté de la presse que confère l’al. 2b) de la Charte (Vancouver Sun, par. 26). La publicité des débats judiciaires se conçoit comme un bien public, et non un intérêt qui appartient à une personne ou à une entité en particulier. En outre, les risques pour les intérêts importants et divergents qui justifient des limites à la publicité des débats judiciaires doivent eux aussi refléter des valeurs publiques, même s’ils visent à protéger certaines personnes (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, par. 55). En revanche, dans l’intérêt d’une administration ordonnée de la justice, on ne peut pas donner à chaque membre du public ou entité médiatique qualité pour présenter une motion visant à faire annuler des interdictions de publication en l’absence d’un tel préavis. Le nombre de parties ayant droit à un réexamen risquerait d’être infini. Ainsi que notre Cour l’a mentionné dans l’arrêt Dagenais, pour ce qui est des interdictions de publication dans les affaires criminelles, la qualité pour agir dans ces affaires devrait plutôt relever du pouvoir discrétionnaire du tribunal (p. 869 et 872; voir aussi R. c. White, 2008 ABCA 294, 93 Alta. L.R. (4th) 239, par. 12, conf. par Toronto Star Newspaper Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721).
[47] Au chapitre de la qualité pour agir, une ordonnance limitant la publicité des débats judiciaires fait entrer en jeu le droit constitutionnel de la liberté de la presse de relater des procédures judiciaires (Société Radio‑Canada c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 2, [2011] 1 R.C.S. 19, par. 2; Vancouver Sun, par. 26). Lorsque cette ordonnance a été rendue sans avis aux médias, un représentant des médias devrait généralement avoir qualité pour contester une ordonnance qui menace le principe de la publicité des débats judiciaires s’il est à même de démontrer qu’il présentera des observations qui n’ont pas été prises en compte au moment du prononcé de l’ordonnance et qui peuvent influer sur le résultat (voir, en général, Hollinger, par. 36‑39). En pratique, et à juste titre selon moi, la qualité pour participer aux instances portant sur la publicité des débats judiciaires est rarement refusée aux médias quand ils la demandent (J. Rossiter, Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders (feuilles mobiles), section 8.1.10). De même, une personne directement touchée par une ordonnance portant sur la publicité des débats judiciaires parce que l’ordonnance est susceptible de porter atteinte à ses droits individuels devrait, dans le cours normal des choses, avoir qualité pour contester cette ordonnance (voir, en général, Ivandaeva Total Image Salon Inc. c. Hlembizky (2003), 2003 CanLII 43168 (ON CA), 63 O.R. (3d) 769 (C.A.), par. 27). Les tribunaux devraient néanmoins conserver un certain pouvoir discrétionnaire de refuser la qualité pour agir lorsque l’audition de la requête ne serait pas dans l’intérêt de la justice, comme dans le cas, par exemple, où la requête serait indûment préjudiciable aux parties, ou ne ferait que répéter des arguments dont le tribunal a déjà connaissance (Dagenais, p. 869; White, par. 12; voir, p. ex., Canadian Transportation Accident Investigation and Safety Board c. Canadian Press (2000), 184 N.S.R. (2d) 159 (C.S.), par. 18‑21). Par conséquent, l’exigence de faire valoir la qualité pour agir, en limitant ceux et celles qui peuvent contester une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés, favorise la réalisation des objectifs du caractère définitif d’une décision et reflète la démarche discrétionnaire que notre Cour a déjà adoptée à l’égard de la qualité pour agir.
Un tribunal peut modifier ou annuler une ordonnance concernant la publicité des débats judiciaires qu’il a rendue sur motion déposée en temps opportun par une personne touchée qui n’a pas été avisée du prononcé de cette ordonnance et à qui il y a lieu d’accorder la qualité pour agir à cette fin.
[48] En deuxième lieu, quant au délai, un tribunal peut refuser d’entendre une motion en modification ou en annulation d’une ordonnance portant sur la publicité des débats judiciaires rendue sans préavis si la partie requérante a déraisonnablement tardé à présenter cette motion après avoir eu connaissance de l’ordonnance, si bien qu’il n’est plus dans l’intérêt de la justice de l’entendre. Dès que la partie requérante apprend que l’ordonnance existe, on s’attend alors à ce qu’elle agisse avec célérité pour contester l’ordonnance ou acquiescer autrement à son existence (voir, p. ex., 9095‑7267 Québec inc. c. Caisse populaire Ste‑Thérèse‑de‑Blainville, 2001 CanLII 14878 (C.A. Qc), par. 46; voir aussi Règles de procédure civile, r. 37.14 (Ontario); Code de procédure civile, RLRQ, c. C‑25.01, art. 349 (Québec); Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 124/2010, r. 9.15; Règles de la Cour du Banc de la Reine, r. 37.11 (Manitoba)). Le juge Strathy, maintenant juge en chef de l’Ontario, a expliqué que l’obligation d’agir en temps opportun reflète la présomption sensée selon laquelle [traduction] « la partie qui ne fait pas valoir ses droits à l’encontre d’une ordonnance judiciaire se trouve à accepter la légitimité de l’ordonnance » (Attorney General of Ontario c. 15 Johnswood Crescent, 2009 CanLII 50751 (C.S. Ont.), par. 43).
[49] Le législateur donne parfois des indications du délai convenable. Faute d’une directive législative, les tribunaux doivent être guidés par l’objet de la règle et les circonstances de chaque cas (voir, de façon générale, Johnswood, par. 45). Comme dans les autres cas où l’on demande aux tribunaux de ne pas instruire des instances à cause d’un délai inacceptable, leur tâche consiste non pas à effectuer un calcul mécanique, mais plutôt à mettre en balance dans le contexte le caractère définitif d’une décision et la justice rendue en temps utile par rapport à l’importance que l’affaire soit instruite sur le fond (Marché D’Alimentation Denis Thériault Ltée c. Giant Tiger Stores Ltd., 2007 ONCA 695, 87 O.R. (3d) 660, par. 34; 1196158 Ontario Inc. c. 6274013 Canada Ltd., 2012 ONCA 544, 112 O.R. (3d) 67, par. 19). À titre d’exemple, en vertu des Règles de procédure civile, un délai de trois mois pour présenter une motion en vue de faire annuler une ordonnance rejetant l’action pour cause de retard a été jugée raisonnable dans le contexte d’un différend (Toronto Standard Condominium Corporation No. 2058 c. Cresford Developments Inc., 2019 ONSC 801, 97 C.L.R. (4th) 306, par. 36), mais un délai de dix mois en grande partie inexpliqué a été vu dans une autre affaire comme signifiant que la demanderesse n’avait pas procédé sans délai (1202600 Ontario Inc. c. Jacob, 2012 ONSC 361, par. 102 et 121 (CanLII)). Dans une affaire manitobaine, un délai de cinq mois pour solliciter l’annulation d’un jugement a été jugé non déraisonnable dans les circonstances (585430 Alberta Ltd. c. Trans Canada Leasing Inc., 2005 MBQB 220, 196 Man. R. (2d) 191, par. 56). Je souligne toutefois que cette détermination est intrinsèquement fonction des faits de chaque affaire et de la nature de la question soulevée. Surtout si ce retard a causé un préjudice réel aux parties intimées, les tribunaux peuvent conclure qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’entendre une motion. Cette exigence préserve le caractère définitif d’une décision en circonscrivant le réexamen dans la dimension temporelle.
[50] Sur le fondement de ces principes, donc, et faute de disposition contraire explicite, un tribunal peut modifier ou annuler une ordonnance concernant la publicité des débats judiciaires qu’il a rendue sur motion déposée en temps opportun par une personne touchée qui n’a pas été avisée du prononcé de cette ordonnance et à qui il y a lieu d’accorder la qualité pour agir à cette fin.
Vu l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires et le rôle qu’ont les médias d’informer le public au sujet des activités des tribunaux, il sera généralement opportun de donner avis aux médias, en plus des personnes qui seraient directement touchées par l’interdiction de publication ou l’ordonnance de mise sous scellés, lorsqu’on cherche à limiter la publicité des débats judiciaires.
[51] Soyons clairs, il est possible d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires, par exemple une interdiction de publication, sans avis préalable aux médias. Vu l’importance du principe de la publicité des débats judiciaires et le rôle qu’ont les médias d’informer le public au sujet des activités des tribunaux, il sera généralement opportun de donner avis aux médias, en plus des personnes qui seraient directement touchées par l’interdiction de publication ou l’ordonnance de mise sous scellés, lorsqu’on cherche à limiter la publicité des débats judiciaires (voir Jane Doe c. Manitoba, 2005 MBCA 57, 192 Man. R. (2d) 309, par. 24; M. (A.) c. Toronto Police Service, 2015 ONSC 5684, 127 O.R. (3d) 382 (C. div.), par. 6). Toutefois, la question de savoir si et quand cet avis doit être donné relève en dernier ressort du pouvoir discrétionnaire du tribunal compétent (Dagenais, p. 869; M. (A.), par. 5). Je suis d’accord avec les observations des procureurs généraux de la Colombie‑Britannique et de l’Ontario selon lesquelles les circonstances dans lesquelles les ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires sont prononcées varient et que les tribunaux doivent avoir le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour veiller à ce que justice soit rendue dans chaque cas.
[52] En effet, notre Cour a explicitement reconnu le pouvoir discrétionnaire des tribunaux de décider quand il faut donner un avis aux médias dans le cas des mandats de perquisition et des ordonnances de communication. Dans l’arrêt R. c. National Post, 2010 CSC 16, [2010] 1 R.C.S. 477, notre Cour a conclu que délivrer un mandat de perquisition en l’absence du média touché n’était pas une erreur de compétence; le juge qui a décerné le mandat avait le pouvoir discrétionnaire de décider du moment où il convenait de donner l’avis aux médias ainsi que de ses modalités (par. 83‑84). De même, dans R. c. Média Vice Canada Inc., 2018 CSC 53, [2018] 3 R.C.S. 374, le juge Moldaver a étudié l’argument d’un média suivant lequel il devait être informé d’une demande d’ordonnance de communication qui le concernait (par. 59). Mon collègue a rejeté cet argument parce que le Code criminel prévoyait expressément la tenue d’instances ex parte et que les répercussions négatives sur le média étaient atténuées par le droit légal de demander la modification ou la révocation de l’ordonnance à un stade ultérieur (par. 61‑62). Il découle de ces sources que la signification d’un avis n’est pas une condition préalable au prononcé d’une ordonnance valide dans ces circonstances. En revanche, cette jurisprudence n’exclut pas la possibilité de donner avis après qu’une ordonnance eut été rendue, ou d’entendre une motion présentée par une personne touchée en vue de faire modifier ou annuler une ordonnance dont elle n’a pas été avisée préalablement.
[53] Je suis également d’accord avec la SRC pour dire que les tribunaux peuvent exercer le pouvoir discrétionnaire de modifier ou d’annuler une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés lorsqu’il y a eu changement important des circonstances relatives au prononcé de l’ordonnance, conformément au principe énoncé par notre Cour dans l’arrêt Adams. Comme l’a fait remarquer le juge Sopinka dans cet arrêt, « [e]n règle générale, toute ordonnance relative au déroulement d’un procès peut être modifiée ou annulée s’il y a eu changement important des circonstances qui existaient au moment où elle a été rendue » (par. 30). Cette règle s’applique aux ordonnances portant sur la publicité des débats judiciaires (voir, p. ex., British Columbia c. BCTF, 2015 BCCA 185, 75 B.C.L.R. (5th) 257, par. 15‑22; Morin c. R. (1997), 1997 CanLII 12082 (ON CA), 32 O.R. (3d) 265 (C.A.), p. 272‑273).
Toute limite discrétionnaire à l’accès au dossier judiciaire et à la publication de son contenu doit être comprise à l’aune du test de l’arrêt Sierra Club récemment reformulé par notre Cour dans Sherman.
[77] En ce qui a trait au fond de la motion de la SRC, toute limite discrétionnaire à l’accès au dossier judiciaire et à la publication de son contenu doit être comprise à l’aune du test de l’arrêt Sierra Club récemment reformulé par notre Cour dans Sherman. Les procédures judiciaires sont présumées accessibles au public (A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567, par. 11). Un tribunal ne peut imposer de limites discrétionnaires à la publicité des débats que si les conditions suivantes sont remplies : (1) la publicité des débats pose un risque sérieux pour un intérêt public important; (2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque; (3) les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (Sherman, par. 38, citant Sierra Club, par. 53).
[78] Devant notre Cour, la Couronne et la famille de M.D. invoquent toutes les deux la vie privée et la dignité des parties intéressées comme un intérêt public important qui serait menacé si l’interdiction de publication était levée. La SRC répond que les intérêts invoqués ne sont que personnels, sans l’élément public qu’il faut pour écarter le principe de la publicité des débats judiciaires. Tout comme dans l’affaire Sherman, le désaccord des parties repose sur la tension inhérente entre le principe de la publicité des débats judiciaires et ce que le juge Dickson, plus tard juge en chef, a déjà qualifié de valeurs ayant « préséance » (MacIntyre, p. 186‑187). La vie privée et la publicité des débats judiciaires ont toutes les deux été reconnues dans la jurisprudence comme étant des piliers d’une société libre et démocratique (Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773, par. 25). Si la publicité des débats judiciaires doit demeurer la règle plutôt que l’exception, il est inévitable que ceux dont la vie fait l’objet d’un litige subissent une certaine atteinte à leur vie privée. Toutefois, il existe effectivement des circonstances où la publicité des débats pose un risque sérieux pour un aspect de la vie privée qui fait état d’un intérêt public important.
[79] La Cour d’appel n’a pas pu prendre connaissance de l’arrêt Sherman, dans lequel notre Cour a statué qu’il existe un important intérêt public dans une dimension plus étroite de la vie privée qui concerne la protection de la dignité individuelle. Afin de démontrer l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt, une personne doit établir que les renseignements à son sujet qui seraient diffusés en raison de la publicité des débats judiciaires sont suffisamment sensibles, si bien qu’ils représentent des renseignements biographiques, révélant quelque chose « d’intime et de personnel au sujet de la personne, de son mode de vie ou de son vécu » (Sherman, par. 73‑77, 79 et 85). Si elle réussit, il s’agit de se demander si, eu égard à l’ensemble des circonstances, la publicité des débats judiciaires pose un risque pour la dignité individuelle qui concerne concrètement cet important intérêt public. Il n’est pas nécessaire que le risque sérieux soit étayé par une preuve directe; il peut être raisonnablement inféré sur le fondement de faits circonstanciels connus (Bragg, par. 15‑16). Si la partie réussit à établir ce risque sérieux, elle doit ensuite démontrer que l’ordonnance qu’elle sollicite est nécessaire pour écarter le risque et que les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs, y compris les effets sur la publicité des débats judiciaires, protégée par la Constitution (Sierra Club, par. 53).
[…]
[91] L’arrêt Sherman a donné à notre Cour l’occasion de s’attaquer à cet enjeu directement d’un autre point de vue. La Cour d’appel avait qualifié les droits à la vie privée de simples préoccupations personnelles qui ne pouvaient pas « à elles seules » justifier une limite à la publicité des débats judiciaires (Sherman, par. 18). Notre Cour a conclu en appel qu’il était « inapproprié [. . .] de rejeter l’intérêt du public à la protection de la vie privée au motif qu’il s’agit d’une simple préoccupation personnelle » (par. 52), et elle a ensuite reconnu que la « vie privée considérée au regard de la dignité constitue un intérêt public important pour l’application du test » (par. 86).
[92] Bien entendu, il n’est pas rare que notre Cour clarifie les règles de droit lors d’un appel, ou d’une série d’appels entendus ensemble, puis applique ces règles de droit clarifiées aux appels en question. Mais la situation en l’espèce est différente parce que ces parties n’ont pas été entendues lorsque l’approche retenue dans l’arrêt Sherman a été fixée. Il serait fondamentalement injuste envers les parties qu’elles ne soient pas entendues au sujet de l’application de cette approche aux faits de leur cause, sans parler du désavantage que cela ferait subir à notre Cour quand elle tranche l’affaire. La nécessité d’obtenir ces observations supplémentaires sur l’arrêt Sherman atténue toute économie des ressources judiciaires qui serait réalisée en tranchant l’affaire ici, plutôt que de la renvoyer à la juridiction inférieure.