R. c. Chung, 2020 CSC 8

Un excès de vitesse momentané à lui seul peut clairement établir la mens rea de la conduite dangereuse lorsque, eu égard à toutes les circonstances, il permet de conclure que la façon de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait respectée une personne raisonnable dans la même situation.

[19] Premièrement, je conviens avec la Cour d’appel que l’importance indue qu’a accordée le juge de première instance au caractère momentané de l’excès de vitesse révèle qu’une erreur de droit a été commise. Un excès de vitesse momentané à lui seul peut clairement établir la mens rea de la conduite dangereuse lorsque, eu égard à toutes les circonstances, il permet de conclure que la façon de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait respectée une personne raisonnable dans la même situation (Roy, par. 41).

[20] Bien qu’il ait reconnu qu’un comportement momentané puisse constituer un écart marqué, le juge du procès a affirmé que son analyse reposait de façon [traduction] « crucial[e] » sur le fait que la vitesse de M. Chung était indiscutablement momentanée (par. 117). Le fait que le juge se fondait sur un principe juridique, plutôt que de tirer une conclusion de fait, est étayé par son renvoi à l’arrêt Willock et par le fait qu’il a établi une distinction avec d’autres affaires où la vitesse et l’accélération excessives s’étaient produites sur de plus longues périodes ou en combinaison avec un comportement dangereux additionnel (par. 103‑107 et 118). Lus dans leur ensemble, ses motifs indiquent que, selon lui, lorsqu’elle était momentanée, la vitesse excessive ne pouvait à elle seule établir la mens rea de la conduite dangereuse.

[21] Le juge de première instance a commis une erreur en se concentrant sur le caractère momentané du comportement de M. Chung, plutôt que de se demander si la personne raisonnable aurait prévu les dangers que le comportement momentané présentait pour le public. Une brève période de changements rapides de voie et d’accélération vers une intersection n’est pas comparable aux erreurs momentanées que peut commettre tout conducteur raisonnable, par exemple le virage au mauvais moment sur une autoroute dans Roy, la perte de conscience momentanée dans R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49, ou la perte de contrôle soudaine dans Willock.

[22] Bien que notre Cour dans les arrêts Roy et Beatty ait statué que les inattentions et erreurs de jugement momentanées n’engagent pas habituellement la responsabilité criminelle, c’est parce ces manquements momentanés résultent souvent de la « nature automatique et réactive de la conduite d’un véhicule automobile » (Beatty, par. 34) ou de « [l]a simple imprudence que même les conducteurs les plus prudents peuvent à l’occasion commettre » (Roy, par. 37). Il s’agit là d’exemples de comportements qui, lorsqu’ils sont appréciés en totalité au regard de la norme de la personne raisonnable, ne représentent qu’un simple écart par rapport à la norme. Un comportement momentané ne s’apprécie pas différemment d’autres comportements dangereux. Un comportement qui se produit sur une brève période et qui crée des risques prévisibles et immédiats de conséquences graves peut néanmoins constituer un écart marqué par rapport à la norme (Beatty, par. 48). Une personne raisonnable aurait prévu que l’accélération rapide en direction d’une intersection importante à une vitesse élevée crée un risque bien réel de collision dans les secondes qui suivent. C’est ce qui s’est effectivement produit dans le cas de M. Chung. Un comportement risqué à une vitesse excessive peut, de manière prévisible, entraîner des conséquences immédiates. En conséquence, le fait que les conséquences prévisibles se produisent peu de temps après qu’une personne se soit livrée à un comportement hautement dangereux ne saurait empêcher une conclusion de mens rea de conduite dangereuse.

La façon dangereuse de conduire doit résulter d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation.

[23] Deuxièmement, je conclus que le juge de première instance n’a pas appliqué le bon critère juridique énoncé dans Roy. Dans ses motifs, le juge n’a pas déterminé si une personne raisonnable dans la même situation que M. Chung aurait prévu le risque qu’il y avait à accélérer rapidement et à s’engager à toute vitesse dans cette intersection importante et aurait pris les mesures pour l’éviter. Il ne s’agit pas simplement d’une omission du juge de consigner son processus de réflexion par écrit, mais plutôt du fait qu’il ne s’est pas penché sur la question fondamentale en cause, à savoir « si la façon dangereuse de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation » (Roy, par. 36 (je souligne)). Il ressort des motifs du juge, interprétés dans leur ensemble, qu’il n’a pas procédé à cette analyse.

[24] Bien que les juges de première instance n’aient pas l’obligation d’exposer leur analyse d’une façon en particulier, les deux questions posées dans Roy, au par. 36, sont utiles et mettent en évidence la nécessité de comparer le comportement de la personne accusée au comportement d’une personne raisonnable dans la même situation qu’elle, eu égard à tous les éléments de preuve pertinents. Cela est essentiel pour déterminer la mens rea objective. À un moment donné dans l’analyse relative à la mens rea, les juges doivent travailler avec les faits tels que constatés et se demander si, eu égard à toutes les circonstances, une personne raisonnable aurait prévu le risque et agi de la même façon que la personne accusée. Ce n’est qu’une fois avoir activement pris en compte le tableau complet de ce qui s’est produit que les juges peuvent trancher la question de savoir si le comportement de la personne accusée représentait un écart marqué par rapport au comportement d’un conducteur raisonnable et prudent.

[25] Plutôt que de se concentrer sur ce qu’une personne raisonnable aurait prévu et fait dans les circonstances, le juge du procès s’est livré à un raisonnement axé sur le type (l’excès de vitesse) et la durée (le caractère momentané) du comportement de M. Chung, à l’exclusion du tableau global. Son analyse a porté principalement sur l’établissement de distinctions entre des affaires où il a été jugé que l’excès de vitesse représentait un écart marqué et les circonstances en l’espèce, plutôt que sur l’examen des risques créés par l’excès de vitesse de M. Chung. Autrement dit, le juge s’est concentré sur ce que M. Chung n’avait pas fait par rapport à ce qui avait été fait dans ces autres affaires, au lieu de se poser la bonne question juridique et d’apprécier les risques qu’une personne raisonnable aurait prévus en conséquence de l’excès de vitesse momentané de M. Chung dans les circonstances.

[26] Si le juge de première instance avait examiné pleinement et en particulier les circonstances de la présente affaire, il aurait pris en compte le fait que M. Chung avait non seulement commis un excès de vitesse momentané, mais avait en outre évité de justesse un autre véhicule qui tournait à droite devant lui, doublé dans la voie en bordure du trottoir et accéléré en direction d’une intersection importante alors qu’il avait conscience de la présence d’au moins deux véhicules dans l’intersection. Le juge a conclu que M. Chung n’était pas inattentif pendant qu’il conduisait, mais il n’a pas pris en considération comment la conscience qu’avait celui‑ci de son environnement contribuait à faire en sorte que son comportement constituait un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnable. Une analyse complète en l’espèce aurait porté sur la durée de l’excès de vitesse, ainsi que sur la maîtrise qu’avait l’accusé de la voiture (il a changé de voie, puis accéléré), sur l’ampleur de l’excès de vitesse (presque trois fois la limite de vitesse), sur l’endroit de l’excès de vitesse (à l’approche d’une intersection importante) et sur le fait que l’accusé avait conscience de la présence d’au moins deux véhicules à l’intersection en s’approchant de celle‑ci. Le juge devait ensuite se demander si, eu égard à ces faits tels que constatés, une personne raisonnable aurait prévu le risque de mettre en danger le public en se livrant à ce comportement et pris les mesures pour l’éviter, vraisemblablement en ne conduisant pas aussi vite.

[27] La durée et la nature du comportement de l’accusé ne sont que quelques‑uns des facteurs à examiner avec l’ensemble des circonstances dans l’analyse relative à la mens rea. Ce ne sont pas des facteurs qui peuvent être pris hors contexte. Il est concevable que, dans certains contextes, même une vitesse nettement excessive ne puisse établir un écart marqué par rapport à la norme de diligence, alors que dans d’autres circonstances, la vitesse n’a peut‑être pas besoin d’être nettement excessive pour représenter quand même un écart marqué. Les tribunaux doivent prendre soin de ne pas restreindre l’analyse énoncée dans Roy en adoptant des règles absolues sur la question de savoir quand des facteurs isolés représenteront ou non des écarts marqués. Bien que la jurisprudence puisse être utile en fournissant des exemples de ce qui a déjà été jugé être un écart marqué, les tribunaux doivent quand même analyser les gestes de la personne accusée par rapport à ceux de la personne raisonnable dans les circonstances particulières en cause.