Sorella c. R., 2022 QCCA 383

Un jury peut rejeter l’opinion d’experts, même lorsque leur témoignage est unanime et n’est pas contredit par celui d’autres experts.

[46]      Or, bien que reposant sur le témoignage d’experts, ce type de preuve demeure régi par une règle bien connue : il revient au juge des faits (en l’espèce, au jury) de déterminer si l’accusé a fait la démonstration que la loi lui impose : R. c. Baker, 2010 CSC 9, et un « jury peut donc rejeter l’opinion d’experts, même lorsque leur témoignage est unanime et n’est pas contredit par celui d’autres experts » : R. c. Molodowic, 2000 CSC 16, paragr. 8.

[61]      Dans Molodowic, précité, la Cour suprême rappelle que l’expérience judiciaire démontre que la question des troubles mentaux est délicate et peut même susciter un scepticisme injustifié dans l’esprit des jurés, ce qui pourrait parfois entraîner un verdict déraisonnable selon la preuve disponible. Nous ne sommes pas dans la situation décrite dans cet arrêt où la preuve ne permettait pas de contredire l’opinion ferme des experts de la défense. Dans le présent dossier, une telle preuve contradictoire existe et suffit pour rejeter l’argument de la décision déraisonnable.

Malgré des lacunes qui pourraient entraîner un doute raisonnable, il est possible que l’avenue de l’opportunité exclusive s’ouvre toute grande devant les jurés et les amène à oublier l’essentiel : la poursuite les a-t-elle convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’appelante?

[65]      Cette thèse de l’opportunité exclusive a une conséquence déterminante : si l’appelante était la seule personne en position de commettre les crimes, on peut excuser certaines faiblesses et carences de la preuve et être néanmoins convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité. Autrement dit, un tel argument prend sa force dans l’absence d’une autre possibilité, mais peut aussi permettre à l’esprit de mettre de côté certaines préoccupations en rapport avec la preuve, même inconsciemment, vu l’impossibilité que les meurtres aient été commis par une autre personne. Cetteparticularité de ce type de preuve prend toute son importance dans le présent dossier en raison des multiples carences de la preuve, que l’on peut avoir tendance à ignorer si l’on est convaincu que l’appelante était la seule à pouvoir commettre les meurtres.

[66]      Ainsi, même si l’opportunité exclusive n’est qu’un volet de la preuve circonstancielle, il demeure que, lorsque les carences et faiblesses dans la preuve sont nombreuses, il existe un danger : s’en remettre à la thèse de l’opportunité exclusive pour repousser le doute raisonnable qui aurait pu jaillir de l’absence de preuve ou de ses lacunes. Dit autrement, malgré des lacunes qui pourraient entraîner un doute raisonnable, il est possible que l’avenue de l’opportunité exclusive s’ouvre toute grande devant les jurés et les amène à oublier l’essentiel : la poursuite les a-t-elle convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’appelante? Par conséquent, s’il y a erreur, elle ne saurait être qualifiée de négligeable et, pour les raisons qui suivent, on ne peut exclure cette éventualité.

[67]      Voyons d’ailleurs, à titre illustratif, quelques-unes des carences ou faiblesses de la preuve, dont plusieurs sont causées par des lacunes de l’enquête policière. Il ne s’agit pas, à ce stade, de reprocher quoi que ce soit à qui que ce soit. Il s’agit de s’interroger sur la possibilité que de telles carences, qui auraient pu soulever un doute raisonnable, aient été mises de côté en raison d’une conclusion d’opportunité exclusive, alors que l’argument que voulait soumettre l’appelante était admissible et susceptible de contredire cette conclusion.

[72]      Encore une fois, l’exercice en appel ne cherche pas à reprocher quoi que ce soit. Il faut simplement tenir compte de la situation pour comprendre que la décision de permettre ou non à la défense de plaider l’implication du crime organisé dans les meurtres était une décision délicate et difficile, en raison de la nature même de la preuve et de la thèse de la poursuite quant à l’opportunité exclusive. Il ne fallait pas que cette thèse amène le jury à ne pas considérer les faiblesses de la preuve en raison du rejet de la demande de la défense (si celle-ci était raisonnable), étant entendu qu’un doute raisonnable peut émaner de faiblesses de la preuve : R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, paragr. 30, 36 et 37, ce qui, par ailleurs, permet de prendre en compte les carences de l’enquête policière.

Deux facteurs cruciaux encadrent la décision du juge au sujet de l’application du critère de la vraisemblance d’une défense : 1) l’interprétation de la preuve la plus favorable à l’accusé doit être adoptée [R. c. Cinous, 2002 CSC 29, paragr. 98; R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, paragr. 25] et 2) dans le doute, la défense doit être laissée à l’appréciation du jury.

[79]      En somme, la défense pourra plaider les lacunes de la preuve pour susciter un doute raisonnable sur l’opportunité exclusive ou même évoquer l’intervention d’une tierce personne, mais ne pourra soulever directement la possibilité de la participation du crime organisé dans les meurtres. Le jury pourra se demander si un tiers s’est introduit dans la maison pour commettre les meurtres, mais il ne pourra le faire si l’argument relie ce tiers au crime organisé, même si cette dernière thèse est plus raisonnable que la première.

[80]      La mince ligne décrite avec justesse par la juge aurait dû être franchie, l’intervention du crime organisé étant certes vraisemblable. À cet égard, dans R. c. Grant, 2015 CSC 9, la juge Karakatsanis rappelle, au paragr. 26, qu’ « [i]l n’existe aucun motif rationnel d’exiger que le lien soit établi par une preuve directement liée au tiers lorsque celui-ci est inconnu. […] ». Or, dans le présent dossier, nous sommes à la jonction des règles applicables au tiers suspect connu (le crime organisé) et celles applicables au tiers suspect inconnu (ne sachant pas qui est le membre en cause). En adaptant ces règles à la situation de l’espèce, le lien est suffisant selon le critère retenu par la juge Karakatsanis, qui exige un examen des particularités du dossier pour déterminer « la force du lien » entre les événements. On ne peut prétendre ici à « l’absence d’un quelconque lien avec l’infraction alléguée », ce qui constituerait de la pure spéculation dans le cas d’un tiers suspect inconnu : Grant, paragr. 28, citant R. c. McMillan, C.A. Ont., confirmé par [1997] 2 R.C.S. 824. De plus, dans les circonstances, le maintien de l’intégrité du procès était assuré, comme l’exigent les arrêts R. c. Seaboyer; R. c. Gayme1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577 et Grant, puisque le jury ne risquait aucunement d’être distrait, en raison de l’argument, de l’exercice de sa fonction qui consiste à analyser la preuve pertinente.

[85]      Pour se répéter, le but de l’exercice n’est pas de savoir si le crime organisé a assassiné les deux jeunes filles, mais de décider s’il fallait permettre à la défense de soulever l’argument.

[86]      La juge a été trop exigeante. Les circonstances très particulières de l’espèce requéraient d’accueillir la demande de l’appelante. Le lien entre le crime organisé et M. De Vito ainsi que la nature même du crime organisé suffisaient pour rendre vraisemblable, et non uniquement spéculatif, l’argument proposé par l’appelante. Le lien logique dont il est question dans R. c. Seaboyer; R. c. Gayme, précité, était établi. En présence d’une ligne « difficile à tracer », il fallait permettre à l’appelante de le plaider parce qu’il était vraisemblable. D’ailleurs, dans R. c. Cairney, 2013 CSC 55, la juge en chef McLachlin souligne la nécessité de permettre la présentation d’un moyen de défense si le ou la juge entretient un doute sur le critère de vraisemblance :

[22]  Lorsque la défense est vraisemblable, le juge doit laisser au jury le soin de l’examiner. Il doit s’assurer qu’elle a un fondement probant, mais s’il a un doute sur le respect du critère de la vraisemblance, il doit trancher ce doute en faveur de la présentation du moyen de défense au jury.

[87]      La Cour résume ainsi de manière judicieuse la jurisprudence pertinente à ce sujet dans R. c. Lefebvre, 2021 QCCA 1548 :

[27]  De plus, deux facteurs cruciaux encadrent la décision du juge au sujet de l’application du critère de la vraisemblance d’une défense : 1) l’interprétation de la preuve la plus favorable à l’accusé doit être adoptée [R. c. Cinous, 2002 CSC 29, paragr. 98; R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, paragr. 25] et 2) dans le doute, la défense doit être laissée à l’appréciation du jury [R. c. Cairney,2013 CSC 55, paragr. 22; R. c. Pappas, 2013 CSC 56, paragr. 26; R. c. Turcotte, 2013 QCCA 1916, paragr. 68].

[88]      La juge de première instance avait manifestement un tel doute en parlant à plusieurs reprises de ligne « fine » ou « mince ».

[89]      Ajoutons un fait qui a une certaine importance. C’est la présence de six hommes « d’origine italienne » (en fait, selon le policier Couture, il s’agissait d’hommes « aux accents italiens ») près du cordon de sécurité le soir même des événements. Cet incident importe et, sans évidemment porter quelque jugement, il s’inscrit dans l’argument de l’implication de la « mafia » soutenu par l’appelante.

[90]      Dans R. c. Villaroman, précité, le juge Cromwell écrit, au nom de la Cour, aux paragr. 37 et 50 :

[37]      Lorsqu’il apprécie des éléments de preuve circonstancielle, le juge des faits doit considérer [traduction] « [d’]autre[s] thèse[s] plausible[s] » et d’« autres possibilités raisonnables » qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité : R. c. Comba, 1938 CanLII 14 (ON CA), [1938] O.R. 200 (C.A.), p. 205 et 211, le juge Middleton, conf. par 1938 CanLII 7 (SCC), [1938] R.C.S. 396; R. c. Baigent, 2013 BCCA 28, 335 B.C.A.C. 11, par. 20; R. c. Mitchell, [2008] QCA 394 (AustLII), par. 35. Je conviens avec l’appelant qu’il peut donc être nécessaire pour le ministère public de réfuter ces possibilités raisonnables, mais il n’a certainement pas à « réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé » : R. c. Bagshaw, 1971 CanLII 13 (CSC), [1972] R.C.S. 2, p. 8. Une « autre thèse plausible » ou une « autre possibilité raisonnable » doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures.

[50]      Lorsqu’il a examiné la thèse de la défense, le juge a selon moi énoncé correctement le droit. Il a à juste titre souligné que [traduction] « l’accusé ne peut demander au tribunal de s’appuyer sur une supposition ou conjecture découlant d’un récit purement hypothétique pour conclure que le ministère public n’a pas prouvé qu’il est coupable des infractions qu’on lui reproche » : par. 47. Le passage de l’arrêt McIver cité par le juge vise à établir le même point, à savoir qu’un doute raisonnable ne peut découler d’une conjecture ou d’une hypothèse. C’est tout à fait exact. Comme l’a dit notre Cour dans Lifchus, « un doute raisonnable ne doit pas être imaginaire ou frivole » […].

                                                                                             [Soulignements ajoutés]

[91]      Il s’agissait ici plus que d’une conjecture « découlant d’un récit purement hypothétique » et l’argument ne menait pas à un doute « imaginaire ou frivole ». L’argument ne s’apparentait pas à la catégorie des moyens de défense « farfelus ou tirés par les cheveux » qui doivent être soustraits de l’appréciation du jury : Grant, précité, paragr. 90. En réalité, c’est l’intervention d’un tiers inconnu qui s’apparente davantage à cette catégorie, hypothèse que la juge estime pourtant raisonnable dans sa décision. D’ailleurs, la juge n’écrit pas que l’argument de la mafia se fonde sur un récit purement hypothétique lorsqu’elle mentionne que la ligne est mince entre l’inférence et la spéculation. La ligne mince, en soi, ne répondait pas à la question.

[92]      Ajoutons que la participation du crime organisé, avec toutes ses connaissances et sa maîtrise du crime, permettrait d’expliquer plusieurs aspects nébuleux de la preuve ou, à tout le moins, permettrait de les voir sous un autre angle.

[93]      En somme, cet argument était admissible en raison des liens étroits unissant M. De Vito au crime organisé (il en était l’une des têtes dirigeantes), en raison des événements survenus au cours des dernières années de sa vie, en raison des circonstances troublantes des meurtres et de leur complexité et donc, en raison de sa pertinence. Rappelons que la pertinence repose sur la logique et l’expérience humaine, en ce qu’« elle tend […] à rendre la proposition qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle » : D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (1996), à la p. 19, cité dans R. c. J.L.J.,2000 CSC 51, paragr. 47.

[94]      Par ailleurs, la juge ne s’est pas limitée à refuser à l’appelante de soumettre l’argument au jury; elle a précisément interdit à celui-ci de conclure de la sorte dans les termes suivants, qui ne laissent place à aucune interprétation :

Vous avez entendu pendant le procès de la preuve quant aux liens qu’entretenait Giuseppe DeVito avec la mafia. Cette preuve est pertinente. Elle fait partie de la trame narrative de la vie d’Adèle Sorella qui peut vous permettre de comprendre son état mental.

Cependant, je vous dis qu’en droit, vous ne pouvez pas conclure de cette preuve qu’une autre possibilité raisonnable à la participation d’Adèle Sorella à la mort de ses filles soit que la mort aurait été causée par un tiers lié aux relations de Giuseppe DeVito avec la mafia. Bien que ça pourrait être tentant, j’ai conclu qu’il n’y a pas assez de preuve pour permettre l’inférence que la mafia puisse être impliquée dans la mort des filles et qu’il ne s’agit que de spéculation. Vous ne pouvez donc pas en tenir compte de l’implication de la mafia au titre d’autre possibilité raisonnable lorsque vous évaluerez la preuve d’opportunité exclusive.

[95]      Ainsi, selon la juge, la preuve des activités criminelles de Giuseppe De Vito était pertinente, mais uniquement en rapport avec l’état mental de l’appelante. Pourtant, l’ensemble de la preuve permettait d’y voir la possibilité raisonnable d’un lien entre ses activités criminelles et le meurtre des jeunes filles.

[96]      En réalité, dans les circonstances, cette directive a complètement fermé la porte à la seule possibilité que le jury entretienne un doute raisonnable que quelqu’un d’autre que l’appelante ait causé la mort des enfants, alors que la juge admettait qu’un tel doute pouvait être légitime. En effet, en écartant la thèse d’une riposte du crime organisé, l’implication d’une tierce personne devient une hypothèse invraisemblable : comment croire qu’une personne inconnue ait pu agir de la sorte sans raison, tout en planifiant le crime quasi parfait dont seule l’appelante pouvait être reconnue coupable?

[132]   En réalité, ce n’est pas là que le bât blesse et pour comprendre ce qui suivra, il faut savoir que la juge, après avoir livré verbalement ses directives, en a remis une copie écrite aux jurés. Il s’agit d’une pratique louable à encourager qui a de nombreux avantages, ne serait-ce que pour permettre aux jurés de s’y référer sans entrave pendant leurs délibérations et éviter ainsi une incompréhension du droit, particulièrement à la suite d’un long procès truffé de délicates questions de droit : R. v. Poitras, (2002) 2002 CanLII 23583 (ON CA), 1 C.R. (6th) 366, paragr. 47.

[133]   Cet avantage n’existe toutefois que si les deux versions sont semblables. Or, en l’espèce, la version écrite est différente de la version orale sur un point important au sujet de l’opportunité exclusive. Selon la version orale, l’absence de preuve directe reliant l’appelante au crime « ou toute autre absence de preuve pourraient » mener à un doute raisonnable alors que, selon la version écrite, seule l’absence de preuve directe pouvait soulever un doute raisonnable :

Version orale : Si après avoir examiné la thèse de l’opportunité exclusive, avec l’ensemble de la preuve, vous avez un doute raisonnable qu’Adèle Sorella a illégalement tué ses filles, vous la déclarer non coupable. Par exemple, les circonstances, l’ensemble des circonstances particulières, l’autopsie blanche, l’absence de preuve directe reliant Adèle Sorella ou toute autre absence de preuve, pourraient vous amener à conclure à doute raisonnable.

Version écrite : Si, après avoir examiné la thèse de l’opportunité exclusive avec l’ensemble de la preuve, par exemple les circonstances particulières de la présente affaire, les autopsies blanches, l’absence de preuve directe reliant Adèle Sorella aux décès, vous avez un doute raisonnable qu’Adèle Sorella a illégalement tué ses filles, vous devez la déclarer non coupable.

                                                                                             [Soulignements ajoutés]

[134]   En d’autres termes, en ce qui a trait à l’opportunité exclusive, la mention « ou toute autre absence de preuve » ne se retrouve pas dans le texte remis aux jurés.

[135]   Cela signifie que la description du droit à laquelle les jurés avaient accès pendant leurs délibérations était au désavantage de l’appelante, en ce que seule l’absence de preuve directe est en cause alors que d’autres aspects de la preuve pouvaient être déficients et mener au doute raisonnable.

[136]   Il n’est pas démontré qu’à elle seule cette différence serait déterminante puisque la juge précise, à un autre endroit, que le doute raisonnable « découle logiquement de la preuve ou d’une absence de preuve ». Néanmoins, cette différence entre les deux versions prend de l’importance lorsque l’on tient compte de la décision de la juge de ne pas permettre l’argument du crime organisé en rapport avec l’opportunité exclusive.

[137]   En effet, non seulement l’appelante était-elle privée de l’argument qui visait à contrer la thèse de l’opportunité exclusive, mais, en plus, les jurés pouvaient ne pas réaliser que le doute raisonnable pouvait être fondé sur les lacunes ou l’absence de preuve quant à cette thèse, outre l’absence de preuve directe impliquant l’appelante.

[138]   Comme cela a été mentionné précédemment, même si ce seul constat ne justifierait probablement pas l’intervention de la Cour, il doit être pris en compte sur les conséquences de l’erreur de la juge de ne pas permettre à l’appelante de plaider la participation du crime organisé.