L’impartialité n’exige pas que les jurés aient l’esprit vide ou qu’ils fassent abstraction de leurs opinions, croyances, connaissances et autre bagage d’expérience dès qu’ils prennent place sur le banc qui leur est réservé. Les jurés sont des êtres humains et leur vécu éclaire leurs délibérations.
[48] Notre système de jury repose sur l’impartialité de chaque juré, mais il n’exige pas des jurés qu’ils soient neutres. La Cour a expliqué la distinction à faire entre impartialité et neutralité dans l’arrêt R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, par. 43 :
L’impartialité n’exige pas que les jurés aient l’esprit vide ou qu’ils fassent abstraction de leurs opinions, croyances, connaissances et autre bagage d’expérience dès qu’ils prennent place sur le banc qui leur est réservé. Les jurés sont des êtres humains et leur vécu éclaire leurs délibérations.
Cela dit, les expériences personnelles que les jurés peuvent légitimement apporter à leurs délibérations ne peuvent entraver leur obligation d’examiner la cause avec « un esprit ouvert, où ne règne aucun parti pris, aucun préjugé, ni aucune sympathie » (R. c. Barton, 2019 CSC 33, par. 195).
[49] À notre avis, les directives au jury ont un rôle crucial à jouer pour faire en sorte que les jurés abordent leurs délibérations sans parti pris. Elles peuvent s’attaquer à un risque significatif de raisonnement biaisé, ce risque étant que de nombreux partis pris sont inconscients; en effet, souvent, une personne ne reconnaîtra pas avoir un parti pris donné et, si on le lui demande, elle niera probablement, et honnêtement, l’avoir (M. L. Breger, « Making the Invisible Visible : Exploring Implicit Bias, Judicial Diversity, and the Bench Trial » (2019), 53 U. Rich. L. Rev. 1039, p. 1044). Ainsi, les jurés doivent être informés et prendre conscience de leurs propres partis pris inconscients si l’on veut dissiper les effets d’un raisonnement biaisé (p. 1057; C. R. Lawrence III, « The Id, the Ego, and Equal Protection : Reckoning with Unconscious Racism » (1987), 39 Stan. L. Rev. 317, p. 331; F. E. Marouf, « Implicit Bias and Immigration Courts » (2011), 45 New Eng. L. Rev. 417, p. 447‑448; A. Su, « A Proposal to Properly Address Implicit Bias in the Jury » (2020), 31 Hastings Women’s L.J. 79, p. 90). Le cas échéant, le juge du procès devrait donc songer à donner au jury des directives qui puissent « mettre au jour les partis pris, préjugés et stéréotypes cachés, permettant ainsi à tous les intervenants du système de justice de s’y attaquer de front — ouvertement, en toute honnêteté et sans crainte » (Barton, par. 197). De telles directives pourront ajouter une dose de conscience de soi et d’introspection qui favorisera l’objectivité et l’équité tout au long des délibérations du jury (Su, p. 90).
[50] Il conviendra de formuler des directives de mise en garde chaque fois que cela sera nécessaire pour prévenir « les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée » (Barton, par. 203). Contrairement à ce que suggère notre collègue la juge Martin (par. 110), cela ne découle pas d’une notion indépendante ou du principe interprétatif d’« égalité réelle », mais du fait que l’impartialité est intrinsèquement liée à la notion de parti pris. Tout comme notre conception de ce que constitue un parti pris évolue, celle de ce qu’un juge du procès doit faire pour favoriser l’impartialité des membres du jury évoluera aussi. S’appuyant sur la jurisprudence récente et sur un concept moderne de l’impartialité, le juge du procès pourra donc puiser dans sa propre expérience professionnelle et faire preuve de bon sens pour décider de l’opportunité de formuler des directives contre les partis pris, et les observations des avocats lui seront utiles pour déterminer si un cas donné requiert de telles directives. Il se trouve que le contexte ne peut être ignoré : aucun procès « ne se tien[t] [. . .] en l’absence de tout contexte historique, culturel ou social » (Barton, par. 198). Les acteurs du système judiciaire doivent se montrer vigilants pour cerner et traiter les partis pris inconscients qui risquent de nuire à l’intégrité des délibérations du jury.
[51] Quant au contenu des directives mettant en garde contre les partis pris, il convient de rappeler ici les principes de base que la Cour a énoncés dans l’arrêt Barton :
. . . [I]l n’y a pas de formule magique. À mon avis, le juge du procès devrait avoir le pouvoir discrétionnaire d’adapter la directive aux circonstances propres à l’espèce, de préférence après avoir consulté le ministère public et la défense. . .
. . .
En ce qui concerne l’équité du procès, il convient de souligner que toute directive donnée ne doit pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé. L’objectif consiste plutôt à relever les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée et de tenter de les évacuer du processus de délibération des jurés d’une manière équitable et équilibrée, et sans porter préjudice à l’accusé. [Nous soulignons, par. 201 et 203.]
[52] Gardant ces principes à l’esprit, nous proposons deux types de directives au jury qui peuvent dissiper les risques de partis pris le cas échéant : (i) des directives générales sur les partis pris et les stéréotypes; et (ii) des directives sur les partis pris et stéréotypes particuliers que font apparaître les faits de l’affaire en cause.
Lorsque des directives de mise en garde contre les partis pris sont de mise, elles doivent être formulées tôt, avant la présentation de la preuve, et à tout autre moment que le juge du procès croit opportun, y compris lorsque tous les candidats jurés du tableau sont réunis dans la salle d’audience avant que ne s’amorce la sélection des jurés.
[53] Lorsque des directives de mise en garde contre les partis pris sont de mise, elles doivent être formulées tôt, avant la présentation de la preuve, et à tout autre moment que le juge du procès croit opportun, y compris lorsque tous les candidats jurés du tableau sont réunis dans la salle d’audience avant que ne s’amorce la sélection des jurés. Nous préconisons que le juge du procès commence par faire observer que, en tant que membre de la société, chaque juré apporte dans la salle d’audience une diversité de convictions, d’idées préconçues et de perceptions. Ces idées préconçues sont souvent fondées sur des caractéristiques telles que le genre, la race, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, ou le statut professionnel. Le juge du procès devrait souligner que les jurés sont parfois conscients de certains de leurs partis pris sans avoir conscience des autres. Ces partis pris inconscients peuvent se fonder sur des attitudes implicites, à savoir [traduction] « les sentiments que nous inspire un groupe », ou sur des stéréotypes, à savoir « les caractéristiques que l’on associe à un groupe donné » (A. Roberts, « (Re)forming the Jury : Detection and Disinfection of Implicit Juror Bias » (2012), 44 Conn. L. Rev. 827, p. 833).
[54] Le juge du procès devrait exhorter les jurés à aborder leur lourde tâche avec une bonne dose de conscience de soi et d’introspection. Ils doivent s’efforcer de cerner et d’évacuer leurs préjugés ou stéréotypes au moment de considérer la déposition des témoins et de rendre un verdict (voir, de manière générale, G. A. Ferguson et M. R. Dambrot, CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, p. 1.02A‑1 à 1.02A‑7; M. K. Thompson, « Bias on Trial : Towards an Open Discussion of Racial Stereotypes in the Courtroom » (2018), 5 Mich. St. L. Rev. 1243, p. 1301‑1306).
[55] Nous offrons ces recommandations à titre d’exemple, mais nous tenons à dire qu’elles devront être étoffées, notamment pour tenir compte des observations de la Couronne et de l’avocat de la défense dans chaque cas particulier.
Un nombre indéfini de partis pris ou de stéréotypes particuliers pourraient surgir dans une cause donnée. Ces partis pris ou stéréotypes risquent de compromettre sérieusement l’intérêt du public à ce que soit découverte la vérité, finalité de toute poursuite criminelle engagée dans ce pays. Pour adapter les directives de mise en garde contre les partis pris à un procès donné, le juge et les avocats devraient songer à la pertinence du contexte et à l’effet pernicieux des idées préconçues ainsi que des mythes fondés sur des stéréotypes.
[56] Un nombre indéfini de partis pris ou de stéréotypes particuliers pourraient surgir dans une cause donnée. Ces partis pris ou stéréotypes risquent de compromettre sérieusement l’intérêt du public à ce que soit découverte la vérité, finalité de toute poursuite criminelle engagée dans ce pays (Ferguson et Dambrot, p. 1.02A‑2; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 109; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577). Pour adapter les directives de mise en garde contre les partis pris à un procès donné, le juge et les avocats devraient songer à la pertinence du contexte et à l’effet pernicieux des idées préconçues ainsi que des mythes fondés sur des stéréotypes.
[57] Il est impossible d’énumérer tous les partis pris qui pourraient faire dévier un procès avec jury. À titre d’exemple, la Cour a recensé certains partis pris particuliers qui ont émergé dans l’affaire Barton relative au meurtre d’une travailleuse du sexe autochtone :
Dans un cas comme celui qui nous occupe, le juge du procès pourrait songer à expliquer au jury que les Autochtones au Canada — et plus particulièrement les femmes et les filles autochtones — ont subi une longue période de colonisation et un racisme systémique dont les effets se font encore sentir. Le juge du procès pourrait également dissiper un certain nombre de suppositions stéréotypées troublantes concernant les femmes autochtones qui travaillent dans l’industrie du sexe, notamment celles selon lesquelles ces personnes :
• n’ont pas droit aux mêmes protections que celles qu’offre le système de justice pénale aux autres Canadiens;
• ne méritent pas d’être traitées avec respect, humanité et dignité;
• sont des objets sexuels destinés à procurer du plaisir aux hommes;
• n’ont pas besoin de donner leur consentement à l’activité sexuelle et que [traduction] « l’on a qu’à les prendre »;
• acceptent le risque qu’il puisse leur arriver quelque chose de mal parce qu’elles font un travail dangereux;
• sont moins crédibles que d’autres personnes. [par. 201]
La Cour a aussi relevé, dans des affaires d’agression sexuelle, d’autres exemples de raisonnements inacceptables fondés sur des mythes (voir Seaboyer, p. 612; R. c. D.D., 2000 CSC 43, [2000] 2 R.C.S. 275, par. 63; R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330, par. 82 et 95, la juge L’Heureux‑Dubé, et par. 103, la juge McLachlin).
[58] Le juge du procès doit être attentif aux particularités du procès qui pourraient laisser craindre qu’un juré soit influencé par un parti pris inconscient. Reconnaissant qu’il n’existe pas de « formule magique », le juge du procès doit s’efforcer de déceler les singularités des parties ou des témoins de nature à faire craindre un parti pris inconscient, de dissiper les stéréotypes courants et d’enjoindre aux jurés de juger l’affaire avec un esprit ouvert, en s’appuyant sur la preuve qui leur aura été présentée (Ferguson et Dambrot, p. 1.02A‑7). Les observations des avocats feront partie intégrante de ce processus.
[59] De telles directives ne doivent pas être vues comme une admonestation adressée à des jurés passés ou futurs. Elles reconnaissent simplement que la précieuse expérience humaine que le jury apporte à la procédure criminelle peut aussi être corrompue par des préjugés et des stéréotypes. La Cour a d’ailleurs reconnu que « [l]orsque les jurés sont assermentés et choisis pour constituer le jury, la société canadienne leur confie une lourde tâche : décider si, compte tenu de la preuve dont ils disposent, l’accusé est coupable ou non coupable. Il ne s’agit pas d’une tâche facile — elle exige de la patience, du jugement et une analyse minutieuse » (Barton, par. 195). Ces directives continuent de mettre en avant la conscience de soi et l’introspection que les jurés doivent conserver en s’acquittant de leurs obligations.
Les questions qui sont posées lors d’une récusation motivée devraient permettre d’explorer la volonté du juré de reconnaître un parti pris inconscient et de s’appliquer à l’évacuer lorsqu’il agit comme juré.
Les questions qui peuvent être posées lors d’une récusation motivée sont celles qui aident à savoir ce que les candidats jurés pensent des principaux aspects de l’affaire. Par exemple, l’avocat peut signaler certaines caractéristiques de l’accusé, du plaignant ou de la victime, comme sa race, le fait qu’il est dépendant à l’alcool ou aux drogues, sa religion, sa profession, son orientation sexuelle ou son expression de genre, puis demander aux candidats jurés si, compte tenu de ces caractéristiques, ils auraient de la difficulté à juger l’affaire uniquement en fonction de la preuve et des directives du juge du procès, parce qu’ils ont, sur lesdites caractéristiques, une opinion dont, réflexion faite, ils ne croient pas pouvoir faire abstraction. Avant que cette question soit posée aux jurés, le juge du procès doit attirer l’attention de chacun d’entre eux sur la possibilité de partis pris inconscients et d’impartialité. Il faut leur faire comprendre que le problème n’est pas l’admission d’une difficulté à mettre un parti pris inconscient de côté, mais le refus d’admettre une telle difficulté lorsqu’il en existe une
[60] Les doutes sur l’impartialité d’un juré pourraient être mieux dissipés au moyen des récusations motivées qu’au moyen des récusations péremptoires (voir Canada, ministère de la Justice, « Énoncé concernant la Charte — Projet de loi C‑75 : Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois » (mars 2018) (en ligne); Roach; A. Page, « Batson’s Blind‑Spot : Unconscious Stereotyping and the Peremptory Challenge » (2005), 85 B.U.L. Rev. 155, p. 262). Les premières, contrairement aux secondes, sont illimitées. Mais surtout, elles ne se prêtent pas facilement à l’abus, puisqu’elles reposent sur la transparence et l’ouverture, plutôt que sur des idées occultes concernant les attitudes d’un juré (C. Petersen, « Institutionalized Racism : The Need for Reform of the Criminal Jury Selection Process » (1993), 38 R.D. McGill 147, p. 175).
[61] La présente cause offre donc une occasion de commenter la procédure des récusations motivées, compte tenu de nos connaissances croissantes quant aux façons dont les partis pris inconscients peuvent affecter l’impartialité d’un juré. La Cour « a dû se rendre à l’évidence » : les préjugés raciaux et la discrimination existent dans la société et il faut s’y attaquer directement lors de la sélection des jurés (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 1). Nous reconnaissons donc qu’un large éventail de caractéristiques — pas seulement la race — peuvent engendrer un risque de préjugé et de discrimination, et qu’elles constituent à juste titre l’objet du questionnement lors d’une récusation motivée.
[62] Bien que l’on ne puisse présumer de partis pris généralisés dans toutes les causes, les parties ne sont pas aux prises avec un lourd fardeau lorsqu’elles recourent à une récusation motivée. Il suffit que l’accusé ou la Couronne établisse la possibilité raisonnable de l’existence d’un parti pris ou d’attitudes préjudiciables dans la collectivité, en ce qui concerne des caractéristiques pertinentes de l’accusé ou de la victime, et montre que ce parti pris ou ces attitudes risquent de compromettre l’impartialité des jurés. Dans la plupart des cas, il ne sera pas nécessaire de présenter une preuve d’expert : une récusation motivée doit pouvoir être exercée dès lors que l’expérience du juge du procès, éclairée par l’avis des avocats, dicte que, dans l’affaire dont ils sont saisis, il existe un risque réaliste de partialité. Le juge du procès dispose nécessairement d’un large pouvoir discrétionnaire pour dire comment et dans quelles circonstances la présomption d’impartialité est réfutée, et jusqu’où les parties peuvent aller dans les questions posées en cas de récusation motivée (Spence, par. 24; R. c. Williams, 1998 CanLII 782 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 55; Find, par. 45).
[63] À notre avis, la procédure de récusation motivée est elle‑même un moyen de promouvoir la conscience de soi et l’introspection qui permettent de neutraliser les partis pris inconscients. Une fois investi de sa mission, le candidat juré endosse un rôle décisionnel et se doit d’être aussi impartial qu’un juge. L’impartialité requiert un travail actif et consciencieux. Elle n’est pas un état passif ni une caractéristique individuelle innée. Elle oblige les jurés à être conscients de leurs propres croyances et expériences personnelles, et à « fai[re] preuve d’ouverture d’esprit à l’égard de toutes les parties au litige et [à] examin[er] leurs prétentions » (R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 40). Compte tenu de ces principes, les questions qui sont posées lors d’une récusation motivée devraient permettre d’explorer la volonté du juré de reconnaître un parti pris inconscient et de s’appliquer à l’évacuer lorsqu’il agit comme juré (Find, par. 40).
[64] Les questions qui peuvent être posées lors d’une récusation motivée sont celles qui aident à savoir ce que les candidats jurés pensent des principaux aspects de l’affaire. Par exemple, l’avocat peut signaler certaines caractéristiques de l’accusé, du plaignant ou de la victime, comme sa race, le fait qu’il est dépendant à l’alcool ou aux drogues, sa religion, sa profession, son orientation sexuelle ou son expression de genre, puis demander aux candidats jurés si, compte tenu de ces caractéristiques, ils auraient de la difficulté à juger l’affaire uniquement en fonction de la preuve et des directives du juge du procès, parce qu’ils ont, sur lesdites caractéristiques, une opinion dont, réflexion faite, ils ne croient pas pouvoir faire abstraction. Avant que cette question soit posée aux jurés, le juge du procès doit attirer l’attention de chacun d’entre eux sur la possibilité de partis pris inconscients et d’impartialité. Il faut leur faire comprendre que le problème n’est pas l’admission d’une difficulté à mettre un parti pris inconscient de côté, mais le refus d’admettre une telle difficulté lorsqu’il en existe une.
[65] Les faits de l’affaire Barton offrent un exemple utile d’éléments généraux qui pourraient susciter ce genre de questions[1]. Dans cette affaire, la victime, à la fois femme autochtone et travailleuse du sexe, présentait des caractéristiques et des circonstances personnelles qui posaient un risque de partis pris et de discrimination dans l’esprit des jurés. Sur ce fondement, la Couronne aurait pu demander une récusation motivée pour signaler aux candidats jurés l’existence de ces caractéristiques et circonstances ainsi que pour les encourager à faire résolument le point sur leurs convictions et opinions personnelles. Dans ces circonstances ou dans des circonstances similaires, avant de questionner chaque juré, le juge du procès pourrait envisager d’expliquer le processus dans les termes suivants :
La victime dans la cause était une femme autochtone qui était également travailleuse du sexe. Son décès est survenu pendant qu’elle travaillait à ce titre. En tant que candidat juré, vous apportez avec vous vos expériences, vos croyances et vos opinions, dont certaines peuvent être inconscientes. La question qui nous occupe aujourd’hui n’est pas celle de savoir si ces croyances sont exactes ou appropriées, mais plutôt de savoir si vous pouvez les mettre de côté et juger équitablement la preuve présentée durant le procès sans parti pris, préjugé ou partialité. Nous allons maintenant vous poser quelques questions sur le sujet. Réfléchissez bien avant de répondre.
Bien que nous convenions que la question Parks n’a jamais été censée être la seule question qui puisse être posée dans le cadre d’une récusation motivée, nous faisons la mise en garde que le juge du procès qui autorise des questions allant au‑delà de la formulation prescrite par l’arrêt Parks doit garder à l’esprit que notre système de sélection du jury est « fondé depuis longtemps » sur le principe fondamental du respect de la vie privée des jurés.
[66] Notre collègue la juge Abella suggère que « [l]e nouveau processus robuste de récusations motivées requerra de poser des questions plus approfondies que celles posées traditionnellement pour filtrer correctement les stéréotypes et les suppositions subconscientes » et qu’il faudra « questionner [les candidats jurés] de manière plus sophistiquée » (par. 160‑161). Bien que nous convenions que la question Parks n’a jamais été censée être la seule question qui puisse être posée dans le cadre d’une récusation motivée (R. c. Parks (1993), 1993 CanLII 3383 (ON CA), 15 O.R. (3d) 324 (C.A.)), nous faisons la mise en garde que le juge du procès qui autorise des questions allant au‑delà de la formulation prescrite par l’arrêt Parks doit garder à l’esprit que notre système de sélection du jury est « fondé depuis longtemps » sur le principe fondamental du respect de la vie privée des jurés (Kokopenace, par. 74, le juge Moldaver; par. 155, la juge Karakatsanis; et par. 227, le juge Cromwell (dissident, mais non sur ce point)). La question Parks elle‑même ne donne ouverture qu’à des incursions limitées dans la vie privée des jurés, et l’évolution à venir du processus de récusations motivées doit continuer à établir un équilibre entre « le droit de l’accusé à un procès équitable devant un jury impartial, [et celui] à la vie privée des candidats jurés » (Williams, par. 53 (nous soulignons); Spence, par. 24; R. c. Davey, 2012 CSC 75, [2012] 3 R.C.S. 828, par. 30). C’est pourquoi la jurisprudence résiste depuis longtemps à la tentation de faire glisser le droit canadien eu égard à la vie privée des jurés vers le système américain. En concluant qu’il « n’est pas certain que le système américain produit de meilleurs jurys que le système canadien », la Cour a souligné le degré élevé de protection de la vie privée des jurés et de respect pour elle, et notre souci d’éviter les « abus de la part des avocats désireux d’obtenir un jury qui leur sera favorable ou de rallier les jurés à leur point de vue sur l’affaire » (Find, par. 27; voir aussi, R. c. G. (R.M.), 1996 CanLII 176 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 362). Toute évolution future devrait tenir compte de ces précédents.
Premièrement, il conviendrait de confier au juge du procès — en tant que personne impartiale statuant en matière d’impartialité — le rôle de poser au candidat juré les questions suscitées par la récusation motivée. Bien entendu, les avocats devraient être consultés sur la teneur de ces questions avant qu’elles soient posées.
Deuxièmement, dans les procès où surviennent des récusations motivées, le juge du procès devrait en principe exercer son pouvoir d’exclure les jurés de la salle d’audience durant le processus de sélection, comme le prévoit le par. 640(2) du Code criminel.
[67] Nous soulevons deux derniers points concernant les récusations motivées. Premièrement, le projet de loi C‑75 dispose que c’est le juge du procès, plutôt qu’un profane, qui sera dorénavant l’arbitre des récusations motivées (Code criminel, par. 640(1)). Ainsi, d’après nous, il conviendrait de confier au juge du procès — en tant que personne impartiale statuant en matière d’impartialité — le rôle de poser au candidat juré les questions suscitées par la récusation motivée. Bien entendu, les avocats devraient être consultés sur la teneur de ces questions avant qu’elles soient posées. Deuxièmement, dans les procès où surviennent des récusations motivées, le juge du procès devrait en principe exercer son pouvoir d’exclure les jurés de la salle d’audience durant le processus de sélection, comme le prévoit le par. 640(2) du Code criminel. Les jurés hésiteraient naturellement à reconnaître publiquement un parti pris ou un préjugé. Le risque de faire siéger un juré partial serait donc accru en l’absence d’une ordonnance d’exclusion (R. A. Schuller et autres, « Challenge for Cause : Bias Screening Procedures and Their Application in a Canadian Courtroom » (2015), 21 Psychol. Pub. Pol’y & L. 407, p. 417). Après tout, l’objet de cette procédure élargie n’est pas de faire passer les candidats jurés pour des « racistes », ni de les pointer publiquement du doigt en raison de leurs partis pris, mais plutôt d’encourager chez eux une réflexion franche sur leur aptitude à examiner la preuve de manière impartiale. Cette approche visera à la fois le racisme explicite et les formes plus subtiles de préjugés raciaux (voir les motifs de la juge Martin, par. 121).
Le pouvoir de mise à l’écart peut constituer un moyen d’exclure le juré que le juge, l’accusé ou la Couronne soupçonne de partialité, mais qui a néanmoins résisté à une récusation motivée.
[68] Le dernier aspect du processus de sélection des jurés au sujet duquel nous souhaitons formuler des commentaires est le pouvoir de mise à l’écart que prévoit l’art. 633 du Code criminel. En modifiant la disposition relative à la mise à l’écart afin de permettre au juge du procès d’ordonner qu’un juré « se tienne à l’écart pour toute raison valable, y compris [. . .] le maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice », le Parlement a, dans les faits, modifié la portée du pouvoir de mise à l’écart.
[69] Ce faisant, le Parlement a emprunté un vocabulaire qui occupe une place notable dans la jurisprudence relative à l’al. 11d) et ailleurs en droit criminel. L’expression « assurer la confiance [. . .] du public dans l’administration de la justice » vient de l’arrêt Valente, dans lequel le juge Le Dain écrivait que l’indépendance et l’impartialité « sont fondamentales non seulement pour pouvoir rendre justice dans un cas donné, mais aussi pour assurer la confiance de l’individu comme du public dans l’administration de la justice » (p. 689). Il ajoutait que, sans la confiance du public, « le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace » (p. 689). S’exprimant sur le droit de l’accusé d’assister à la sélection du jury, le juge en chef Dickson a écrit pour sa part que « [l]’accusé, le ministère public et le public en général ont le droit d’être certains que le jury est impartial et que le procès est équitable; la confiance du public dans l’administration de la justice en dépend » (Barrow, p. 710 (nous soulignons)).
[70] Nous sommes d’avis que la norme du « maintien de la confiance du public envers l’administration de la justice » constitue un bon repère analytique qui permet de dissiper une foule de préoccupations persistantes à propos du processus de sélection des jurés. Plus précisément, le pouvoir de mise à l’écart peut constituer un moyen d’exclure le juré que le juge, l’accusé ou la Couronne soupçonne de partialité, mais qui a néanmoins résisté à une récusation motivée. À cet égard, la disposition modifiée s’appuie sur la jurisprudence qui a reconnu que ce pouvoir apporte [traduction] « une certaine souplesse » au processus de sélection des jurés en permettant au juge du procès d’exclure les jurés qui pourraient être partiaux (R. c. Krugel (2000), 2000 CanLII 5660 (ON CA), 143 C.C.C. (3d) 367 (C.A. Ont.), par. 63‑64).
…
[79] Nous soulevons ces questions pour mettre en lumière que ce que proposent notre collègue la juge Abella et certains intervenants modifierait fondamentalement la nature et la pratique de la sélection des jurés dans ce pays. La Cour, à bon droit, a refusé d’interpréter les impératifs de représentativité et d’impartialité du jury comme exigeant une diversité parmi les membres du petit jury. Sur le plan constitutionnel, la formation de jurys diversifiés dépend, non pas du charcutage que l’on en fait, mais de l’existence de tableaux diversifiés de jurés. Et de tels tableaux sont préservés non pas par des mises à l’écart visant à exclure des jurés en raison de leurs caractéristiques personnelles, mais par des règles qui ne nuisent pas à leur diversité.
[80] Ce dernier élément — soit l’importance cruciale de la diversité des tableaux de jurés pour assurer la diversité des jurys — mérite qu’on s’y attarde particulièrement. C’est là que réside l’importance de premier ordre accordée par la Cour dans l’arrêt Kokopenace au caractère aléatoire, puisque cette égalité des chances d’être sélectionné pour faire partie du jury dépend fondamentalement du caractère aléatoire du processus menant à sa sélection. Nous souscrivons à l’explication d’un auteur justifiant pourquoi, logiquement, tout écart par rapport au caractère aléatoire réduira nécessairement la représentativité du jury plutôt que de l’accroître :
[traduction] Toutefois, un principe de base de notre système de sélection du jury reste que la sélection aléatoire des jurés à partir d’un échantillon relativement représentatif de la population garantit l’impartialité en éliminant les partis pris systémiques contre certaines catégories d’accusés. Elle garantit également une diversité de points de vue et empêche que les membres de groupes particuliers ne soient pas appelés à exercer la fonction de juré.
. . .
. . . C’est un concept de base de la statistique qu’un échantillon d’une population n’est « représentatif » que s’il est choisi de manière aléatoire. La mesure dans laquelle un échantillon n’est pas choisi aléatoirement est appelée le « biais de sélection ». Bien que cela puisse sembler appartenir à des statistivia, les principes sous‑jacents d’une recherche de qualité et de la sélection de jurys équitables sont les mêmes. Un échantillon ne peut représenter la population en général, ses attitudes et ses valeurs que s’il a été choisi de manière aléatoire. La mesure dans laquelle certains segments de la société sont exclus des listes de jurés ou récusés biaise le jury subtilement, de telle sorte qu’on ne peut prétendre qu’il représente la communauté ou ses valeurs. [Notes en bas de page omises.]
(B. Kettles, « Impartiality, Representativeness and Jury Selection in Canada » (2012), 59 Crim. L.Q. 462, p. 482‑483)
[81] Pour tous ces motifs, nous sommes contraints de conclure que le pouvoir judiciaire de mise à l’écart, dans sa version modifiée, ne peut être utilisé comme le suggèrent notre collègue la juge Abella et certains intervenants. Au contraire, l’observateur raisonnable et informé perdrait confiance dans un processus de sélection du jury qui exigerait que le juge du procès sacrifie le principe vital du caractère aléatoire à l’autel de la diversité et sélectionne les jurés uniquement en fonction de leur race ou d’autres aspects de leur identité. Les prémisses réductionnistes, qu’elles soient fondées sur la race ou sur une autre caractéristique, n’ont pas leur place dans la sélection du jury. Cela, à son tour, soulève des questions quant à la déclaration de la ministre de la Justice d’alors selon laquelle le pouvoir modifié de mise à l’écart permettrait aux juges « d’obtenir un jury plus diversifié ».
[82] Assurément, l’abolition des récusations péremptoires aidera beaucoup à accroître la diversité des jurys, pour les raisons que nous avons énoncées. En outre, comme le démontrent clairement les motifs du juge Rowe, le Parlement et les législatures provinciales peuvent, dans les limites fixées par la Constitution, envisager d’autres réformes législatives conçues pour mieux favoriser ou accroître la diversité du petit jury. Cela dit, comme nous l’avons expliqué, la modification au pouvoir de mise à l’écart en cause en l’espèce n’a pas cet effet.