La norme d’intervention applicable en matière de peine est élevée et bien connue.
[23] Cela étant, la norme d’intervention applicable en matière de peine est élevée et bien connue. Une cour d’appel ne peut intervenir pour modifier une peine que si (1) le juge de la peine a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine ou (2) la peine n’est manifestement pas indiquée[26].
[24] Dans l’arrêt Friesen, la Cour suprême identifie parmi les erreurs de principe l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant. Elle ajoute que la manière dont le juge de la peine a soupesé ou mis en balance des facteurs peut constituer une erreur de principe seulement s’il a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre[27]. Si le juge d’instance a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine, la Cour doit effectuer sa propre analyse pour fixer une peine juste, en appliquant de nouveau les principes de la détermination de la peine, sans faire preuve de déférence envers la peine existante même si celle‑ci se situe dans la fourchette applicable[28], mais en s’en remettant aux conclusions de fait du juge et aux facteurs aggravants et atténuants qu’il a relevés, pourvu qu’ils ne soient pas entachés d’une erreur de principe[29]. Par ailleurs, si une erreur de principe n’a eu aucun effet sur la peine, cela met un terme à l’analyse et l’intervention de la Cour ne se justifie que si la peine n’est manifestement pas indiquée[30].
Le cadre d’analyse permettant d’apprécier le danger que l’imposition d’une peine avec sursis peut poser pour la collectivité.
[26] Dans l’arrêt Proulx[31], le juge en chef Lamer établit un cadre d’analyse permettant d’apprécier le danger que l’imposition d’une peine avec sursis peut poser pour la collectivité :
-
- À mon avis, pour apprécier le risque que le délinquant poserait pour la collectivité s’il purgeait sa peine au sein de celle‑ci, deux facteurs doivent être pris en compte: (1) le risque que le délinquant récidive; (2) la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive. Si le tribunal conclut que le risque de récidive est réel, le délinquant doit être incarcéré. Il est évident qu’il y a toujours un certain risque que le délinquant récidive. Si le tribunal estime que ce risque est minime, la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive doit également être prise en considération. Dans certains cas, quoique le risque de récidive soit minime, la possibilité d’un préjudice considérable aura pour effet de faire obstacle au prononcé de l’emprisonnement avec sursis.[Caractères gras et soulignements ajoutés]
[27] En l’espèce, la juge de première instance a commis deux erreurs de principe ayant eu une incidence sur la peine en omettant d’évaluer correctement le risque que l’imposition d’une peine avec sursis à l’intimé poserait pour la collectivité.
[28] Premièrement, la juge a limité de façon déraisonnable la portée de « la collectivité » concernée. Rappelons ses motifs succincts à ce sujet :
Le Tribunal ne veut pas minimiser les gestes reprochés à l’accusé, bien au contraire. Mais le Tribunal constate que ces gestes surviennent dans un contexte conjugal.[32]
[Soulignement ajouté]
[29] Quoi qu’en dise l’intimé, il n’y a pas autre chose à comprendre de ces motifs que parce qu’il a commis les voies de fait et le harcèlement à l’égard de sa conjointe « dans un contexte conjugal », la collectivité n’est pas concernée, ou l’est insuffisamment.
Les mots « ne met pas en danger la sécurité de [la collectivité] » au paragraphe 742.1a) C.cr. doivent être interprétés largement[34]. Il n’est pas nécessaire que le risque de danger affecte l’ensemble de la collectivité : « “the safety of the community” can include a small group, even one victim ».
[30] Certes, la Cour est consciente de la lourdeur de la tâche des juges de la peine, du volume de dossiers dont ils ont à traiter et des circonstances dans lesquelles ils doivent rendre leurs jugements, souvent oralement et dans une forme qui ne participe pas de la perfection, ce qui, au demeurant, n’est pas leur obligation. La Cour est aussi consciente qu’il faut présumer que les juges de la peine comprennent les principes de droit applicables[33]. Mais ici le jugement sur la peine a été rendu une semaine après les observations et il y a des limites à inviter la Cour à lire entre les lignes pour trouver dans les motifs fort succincts de la juge une explication additionnelle, ou autre, qui n’en ressort tout simplement pas.
[31] Or, selon la jurisprudence, la sécurité de la collectivité ne concerne pas exclusivement la collectivité dans son ensemble, mais peut ne concerner qu’une seule personne. Les mots « ne met pas en danger la sécurité de [la collectivité] » au paragraphe 742.1a) C.cr.doivent être interprétés largement[34]. Il n’est pas nécessaire que le risque de danger affecte l’ensemble de la collectivité : « “the safety of the community” can include a small group, even one victim »[35] :
[64] […] It is not necessary that the risk of danger affect the whole community; it may affect any particular person or persons in it. The mere fact that an offender aims his misconduct at selected victims does not make the danger any less a community safety issue. Everyone is part of the larger community.[36]
[32] Le jugement entrepris permet de constater que la juge n’a pas pris cette réalité en compte et qu’elle a ainsi dénaturé le test applicable. Cette omission a manifestement influé sur sa conclusion qu’une peine d’emprisonnement avec sursis était appropriée dans les circonstances.
Le risque de récidive doit être évalué au cas par cas, selon les faits propres à chaque affaire. Les facteurs développés dans le contexte de demandes de mise en liberté provisoire, sont utiles, quoique non exhaustifs.
[34] Le risque de récidive doit être évalué au cas par cas, selon les faits propres à chaque affaire[37]. Les facteurs suivants, développés dans le contexte de demandes de mise en liberté provisoire, sont utiles, quoique non exhaustifs :
1) la nature de l’infraction, 2) les circonstances pertinentes de celle‑ci, ce qui peut mettre en cause les événements antérieurs et postérieurs, 3) le degré de participation de l’inculpé, 4) la relation de l’inculpé avec la victime, 5) le profil de l’inculpé, c’est‑à‑dire son occupation, son mode de vie, ses antécédents judiciaires, son milieu familial, son état mental, 6) sa conduite postérieurement à la commission de l’infraction, […].[38]
[35] Or, comme on l’a vu, les motifs de la juge concernant le troisième critère ne contiennent rien sur le risque de récidive proprement dit, contrairement au cadre d’analyse établi par le juge en chef Lamer dans l’arrêt Proulx[39]. Si, par ailleurs, comme il se doit, on considère globalement le jugement entrepris, d’aucuns pourraient penser à la rigueur que la juge traite de ce risque lorsqu’elle conclut ce qui suit dans deux extraits non consécutifs de son jugement concernant les objectifs de dénonciation et de dissuasion :
Le jugement entrepris ne comporte non plus aucune analyse de la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive, à supposer que la juge aurait conclu à un risque de récidive même minime.
[37] L’omission de la juge de considérer ces éléments pertinents ou de leur donner l’importance qu’ils revêtent constitue donc aussi une erreur de principe qui, faut-il le dire, ne peut s’expliquer que par l’omission pure et simple d’analyser adéquatement le risque de récidive en soi au regard de l’ensemble de la preuve. Cette conclusion est d’autant plus supportée que le jugement entrepris ne comporte non plus aucune analyse de la gravité du préjudice susceptible de découler d’une récidive, à supposer que la juge aurait conclu à un risque de récidive même minime[41].
En matière de violence conjugale, incluant dans le cas d’ex-conjoints, les objectifs de dénonciation et de dissuasion revêtent une importance accrue. Ces objectifs sont importants au point où même lorsque le délinquant démontre des signes encourageants de réhabilitation, cela doit faire l’objet d’une démonstration particulièrement convaincante.
Par exemple, l’objectif de réhabilitation doit certes être considéré, mais il ne doit pas avoir préséance sur celui de dénonciation et de dissuasion associé à la violence conjugale.
[49] Dans la même veine, la Cour doit prendre en compte, selon l’intention législative, les circonstances aggravantes découlant d’un crime commis dans un contexte de violence conjugale et/ou post-conjugale[46] et l’importance des objectifs de dissuasion et de dénonciation en la matière[47], jointe aux considérations additionnelles associées à la vulnérabilité des victimes de violence conjugale de sexe féminin[48].
[50] Non seulement les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent recevoir l’importance qui leur est due, y compris quant au crime de harcèlement, mais une infraction commise aux dépens d’un.e conjoint.e puis/ou ex-conjoint.e constitue au surplus des circonstances aggravantes. Ces considérations revêtent par ailleurs une importance particulière lorsque des voies de fait sont commises aux dépens d’une femme enceinte et d’autant plus vulnérable, ce qu’ont déjà souligné la Cour, d’autres cours d’appel au pays et les tribunaux d’instance québécois[49].
[51] Cela étant, dans son opinion majoritaire dans l’arrêt R. c. L.P.[50], le juge Ruel, non contredit en cela par la juge dissidente, commente ainsi les objectifs de détermination de la peine énoncés aux articles 718.04 et 718.201 :
[76] In 2019, sections 718.04 and 718.201 were added to the sentencing provisions of the Criminal Code to further emphasize the need to give proper consideration and weight to the increased vulnerability of female victims in cases of abuse, with particular attention to the circumstances of Indigenous female victims.
[Soulignement ajouté]
[52] Par ailleurs, dans le récent arrêt Mignault[51], la Cour réitère l’importance accrue des objectifs de dénonciation et de dissuasion en matière de violence conjugale :
[83] Il est par ailleurs opportun de réitérer qu’en matière de violence conjugale, incluant dans le cas d’ex-conjoints, les objectifs de dénonciation et de dissuasion revêtent une importance accrue, conformément à l’intention exprimée par le législateur. La Cour l’a fréquemment souligné au cours des dernières années, de même que d’autres cours d’appel au pays ainsi que la doctrine. Ces objectifs sont importants au point où même lorsque le délinquant démontre des signes encourageants de réhabilitation, cela doit faire l’objet d’une démonstration particulièrement convaincante (…). Par exemple, l’objectif de réhabilitation doit certes être considéré, mais il ne doit pas avoir préséance sur celui de dénonciation et de dissuasion associé à la violence conjugale.[52]
[Soulignements ajoutés]
[53] Dans le même arrêt, la Cour ajoute ce qui suit concernant le crime de harcèlement commis aux dépens d’une conjointe ou ex-conjointe ou d’autres personnes de son entourage immédiat :
[90] […], en matière de harcèlement criminel, il est bien établi que les objectifs de dénonciation et de dissuasion méritent une attention particulière, à plus forte raison dans un contexte de violence conjugale. À ce sujet, je fais miens, avec les adaptations qui s’imposent, les propos suivants de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Finnessey, citant avec approbation ceux des juges Moldaver et Feldman dans Bates :
Domestic violence and harassment cases most often involve conduct directed by a male spouse or partner against a woman. Yet offenders who feel empowered to harass a partner or former partner with impunity will not necessarily confine their behaviour to that person, but may also harass and terrorize her friends and family members. […]
[…]
The number of recent cases continuing to reach this court emphasizes the extent of the problem with criminal harassment and the need for sentencing courts to respond to this type of offence in the most forceful and effective terms, sending the message of denunciation and general deterrence to the community and specific deterrence to individual offenders.
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[54] Enfin, comme le soulignait la Cour dans l’arrêt Tiberghien concernant le harcèlement d’un ex-conjoint :
[5] Dans les cas de violence conjugale et de harcèlement d’un ou d’une ex-conjointe, il est important de rappeler que les conjoints ont le droit de mettre fin à une relation sans craindre pour leur sécurité et leur paix d’esprit. La loi se doit de les protéger. […]
[Soulignement ajouté; renvoi omis]
Les fourchettes de peine en matière de violence conjugale.
[55] Quant aux fourchettes de peines, dans le récent arrêt Migneault, une affaire de violence conjugale où le harcèlement s’était étalé de façon soutenue sur une période d’environ 15 mois post-rupture, la Cour a résumé ainsi les paramètres de la fourchette applicable, étant entendu que les fourchettes ne sont que des « repères », les circonstances particulières de l’affaire, les facteurs pertinents et les principes de détermination de la peine devant primer[53] :
[91] La consultation de la jurisprudence en matière de harcèlement criminel permet par ailleurs de constater que les peines varient grandement. L’auteur Ruby précise que si une période de détention de moins de six mois paraît être une peine typique pour le délinquant qui n’a aucun casier judiciaire, « [t]he middle range of sentence for criminal harassment is between six months and two years ». La Cour, dans l’arrêt El Hami c. R., réfère avec approbation aux fourchettes de peines recensées par Ruby, ajoutant que la jurisprudence démontre une variation à la hausse selon la durée du harcèlement et la persistance du comportement malgré les avertissements. Les auteurs Parent et Desrosiers relèvent aussi la grande variabilité des peines imposées, que les peines de plus courte durée vont de l’absolution conditionnelle jusqu’à 12 mois de prison et que les peines de 9 mois sont parmi les plus fréquentes.
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
[56] En ce qui concerne le crime de voies de fait simples poursuivi par mise en accusation, selon les auteurs, les peines pour les crimes comportant un mélange de facteurs aggravants et atténuants (ex : jeune âge de l’accusé, acte isolé, plaidoyer de culpabilité, reconnaissance des torts, etc.), ce qui n’est pas le cas en l’espèce, oscillent entre l’absolution conditionnelle et l’emprisonnement sans sursis de 3 à 10 mois environ[54]. Lorsque le crime est commis par un délinquant présentant un haut degré de culpabilité morale et est marqué de plusieurs facteurs aggravants (ex : longue période d’actes infractionnels, violence conjugale, antécédents en semblable matière, absence ou manque de conscientisation, etc.) non mitigés par le peu de facteurs atténuants, les peines vont de la sentence suspendue à l’emprisonnement ferme de 6 à 12 mois et plus[55].
[57] Les peines les plus lourdes, jusqu’à deux ans d’emprisonnement, sont observées par exemple dans le cas d’infractions commises sur une longue période, hebdomadairement, en l’absence de peu ou pas de circonstances atténuantes, et ayant causé des préjudices physiques importants à la victime[56].
[58] Enfin, dans R. c. Guerrero Silva[57], la Cour constate la grande variabilité des peines infligées en matière de violence conjugale, en tenant compte des diverses circonstances à considérer :
[94] La violence conjugale génère une jurisprudence abondante aux circonstances très variées, tant en ce qui a trait à la perpétration du crime qu’aux caractéristiques du délinquant. L’analyse de la jurisprudence en fonction de chaque crime pris individuellement offre une grande variété de réponses. Par conséquent, elle est d’une aide relative. […].