Ordonnance de non-publication en vertu de l’article 486.4(1) C.cr. : il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou d’un témoin.
Verdict déraisonnable : Le critère de l’arrêt Yebes est formulé en fonction d’un verdict prononcé par un jury, mais il s’applique tout autant au jugement d’un juge siégeant sans jury. L’examen en appel du caractère déraisonnable est toutefois différent et un peu plus facile lorsque le jugement contesté est celui d’un juge seul, du moins quand il y a des motifs de jugement assez substantiels. Le cas échéant, le tribunal d’appel qui procède à l’examen est parfois en mesure de déceler une lacune dans l’évaluation de la preuve ou dans l’analyse, qui servira à expliquer la conclusion déraisonnable qui a été tirée, et à justifier l’annulation.
[11] Le critère devant être appliqué afin de déterminer si le verdict de la juge du procès est déraisonnable est correctement identifié par les parties. Il est énoncé dans R. c. Binaris[2] :
36. Le critère qu’une cour d’appel doit appliquer pour déterminer si le verdict d’un jury ou le jugement d’un juge du procès est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve a été énoncé clairement dans l’arrêt Yebes :
[I]l doit y avoir révision judiciaire chaque fois que le jury dépasse une norme raisonnable. […] [L]e critère est celui de savoir « si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre ».
(Yebes, précité, à la p.185 (citant Corbett c. La Reine, 1973 CanLII 199 (CSC), [1975] 2 R.C.S.275, à la p.282, le juge Pigeon).)
Cette formulation du critère implique à la fois une évaluation objective et, dans une certaine mesure, une évaluation subjective. Elle oblige la cour d’appel à déterminer quel verdict un jury raisonnable, ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière judiciaire, aurait pu rendre, et ce faisant, à examiner, à analyser et, dans la mesure où il est possible de le faire compte tenu de la situation désavantageuse dans laquelle se trouve un tribunal d’appel, à évaluer la preuve. Ce dernier processus est généralement considéré comme un exercice subjectif qui oblige la cour d’appel à examiner l’importance de la preuve et non seulement à vérifier si elle est suffisante. Le critère est donc mixte, et il est plus utile de décrire les conséquences de son application que de le qualifier d’objectif ou de subjectif.
37. Le critère de l’arrêt Yebes est formulé en fonction d’un verdict prononcé par un jury, mais il s’applique tout autant au jugement d’un juge siégeant sans jury. L’examen en appel du caractère déraisonnable est toutefois différent et un peu plus facile lorsque le jugement contesté est celui d’un juge seul, du moins quand il y a des motifs de jugement assez substantiels. Le cas échéant, le tribunal d’appel qui procède à l’examen est parfois en mesure de déceler une lacune dans l’évaluation de la preuve ou dans l’analyse, qui servira à expliquer la conclusion déraisonnable qui a été tirée, et à justifier l’annulation. […]
[12] Cela étant, nous estimons que la preuve administrée ne soutient pas le verdict de culpabilité prononcé par la juge. La preuve d’identification, même lorsque considérée globalement, ne pouvait raisonnablement mener à un verdict de culpabilité selon la norme juridique applicable, soit au-delà d’un doute raisonnable. Voici pourquoi.
[13] Essentiellement, la juge est d’avis que la culpabilité de l’appelant est la seule inférence raisonnable ou l’unique déduction logique qu’[elle] puisse tirer des faits prouvés[3]. On comprend de ses motifs que les faits qu’elle estime prouvés sont les suivants :
· L’agresseur est un homme de la taille et du poids de l’appelant, il est barbu et porte des vêtements sombres;
· Il conduit un véhicule noir avec un coffre à hayon;
· Un témoin, qui a vu le véhicule de l’agresseur, a reconnu celui de l’appelant lorsque celui-ci est passé en face du lieu du crime commis un peu avant. Il a même reconnu le bruit sourd qui s’échappait de l’habitacle;
· L’appelant est arrêté en pleine nuit sur une rue où sa présence ne présente pas nécessairement un lien logique, évident, avec les adresses auxquelles il peut être relié;
· Il est identifié par les témoins comme étant très ressemblant à l’homme qui a été vu rôdant autour de l’immeuble;
· La semelle des souliers que porte l’appelant est une source possible de l’empreinte de pas trouvée dans le corridor de la résidence;
· Il a été arrêté dans des circonstances très particulières.
[14] Pour la juge, il est invraisemblable que [l’appelant ait] pu être victime d’une accumulation aussi importante de coïncidences[4].
[15] Ces faits, lorsqu’on les regarde de près, sont non seulement très généraux, mais, pour certains, sont contredits par d’autres éléments de preuve auxquels la juge ne semble pas accorder d’importance, sans toutefois s’en expliquer. D’autres doivent être nuancés compte tenu des réserves exprimées par les témoins.
Les éléments composant la preuve circonstancielle sur laquelle la juge du procès se fonde pour conclure à la culpabilité de l’appelant, on le voit, ne sont pas probants. Il est toutefois exact qu’il ne faut pas évaluer cette preuve en isolant chacun de ces éléments, mais il demeure que le caractère peu probant de chacun de ceux-ci empêchait la juge de raisonnablement conclure que la preuve, prise dans son ensemble, démontrait hors de tout doute raisonnable que l’appelant était l’agresseur.
[17] Les éléments composant la preuve circonstancielle sur laquelle la juge du procès se fonde pour conclure à la culpabilité de l’appelant, on le voit, ne sont pas probants. Il est toutefois exact qu’il ne faut pas évaluer cette preuve en isolant chacun de ces éléments, mais il demeure que le caractère peu probant de chacun de ceux-ci empêchait la juge de raisonnablement conclure que la preuve, prise dans son ensemble, démontrait hors de tout doute raisonnable que l’appelant était l’agresseur.
[18] Les coïncidences auxquelles la juge réfère sont nombreuses, certes, mais sont essentiellement fonction de faits plutôt généraux ou banals. Il existe, en effet, beaucoup de jeunes hommes mesurant près de 6 pieds, étant assez corpulents et portant la barbe. Les voitures noires à hayon sont également légion. Les vêtements portés par l’appelant sont quant à eux d’une grande banalité et portés par plusieurs et ne correspondent pas nécessairement à ceux décrits par les témoins. La preuve d’identification photographique n’est pas non plus probante.
[19] La faiblesse de l’identification, incluant l’erreur commise par la juge qui a cru que M. G… avait identifié la photographie de l’appelant, à laquelle s’ajoutent les éléments de preuve favorables à l’appelant et les contradictions relevées dans certains témoignages, ce dont la juge ne traite que très peu, nous amènent à conclure que la preuve circonstancielle est faible et qu’il existe un risque réel qu’une erreur judiciaire ait été commise.
[20] Nous devons certes faire preuve de déférence envers les conclusions de fait de la juge du procès, mais nous sommes d’avis que le verdict rendu en l’espèce est déraisonnable parce que l’ensemble des éléments de preuve, qu’ils soient favorables ou défavorables à l’appelant, ne pointe pas vers sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. La preuve, selon nous, ne permettait pas à la juge de conclure que l’appelant est l’agresseur.
[21] Il est toujours regrettable qu’un crime demeure impuni parce que le délinquant ne peut être identifié. Cela étant, les règles du droit criminel canadien exigent qu’un accusé soit déclaré coupable seulement si sa culpabilité est établie hors de tout doute raisonnable. Or, la preuve d’identification dans ce cas-ci ne peut raisonnablement permettre de conclure que l’appelant est l’agresseur. Le verdict de culpabilité prononcé n’en est pas un « qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre »[13].
[22] Dans la mesure où nous sommes d’avis qu’il y a lieu d’acquitter l’appelant des accusations portées contre lui, il n’est pas utile de traiter des autres moyens qu’il soulève.