Saskatchewan (Environnement) c. Métis Nation – Saskatchewan, 2025 CSC 4

La doctrine de l’abus de procédure concerne l’administration de la justice et la notion d’équité. Cette doctrine fait intervenir le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées à mauvais escient, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie ou qui aurait autrement pour effet de déconsidérer l’administration de la justice.

[33] La doctrine de l’abus de procédure concerne l’administration de la justice et la notion d’équité (Behn, par. 41). Cette doctrine fait intervenir le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées à mauvais escient, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie ou qui aurait autrement pour effet de déconsidérer l’administration de la justice (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 37; Behn, par. 39; Abrametz, par. 33).

[34] Dans l’arrêt Abrametz, notre Cour a réitéré que l’abus de procédure est un vaste concept qui s’applique dans des contextes variés (par. 34, citant Toronto (Ville), par. 36, et Behn, par. 39). La Cour a souligné que la doctrine de l’abus de procédure « se caractérise [. . .] par sa souplesse. Contrairement aux concepts de chose jugée et de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, elle ne s’encombre pas d’exigences particulières » (par. 35, citant Behn, par. 40, et Toronto (Ville), par. 37‑38).

[35] Un abus de procédure peut notamment résulter de la réouverture d’un litige, c’est‑à‑dire [traduction] « lorsque le tribunal s’est dit convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée » (Behn, par. 40, citant Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 2000 CanLII 8514 (ON CA), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 56, inf. par 2002 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307; voir aussi Abrametz, par. 34; et D. J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada (5e éd. 2021), p. 1‑5). La réouverture d’un litige constituera un abus de procédure si elle porte atteinte « aux principes d’économie des ressources judiciaires, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice » (Toronto (Ville), par. 37; Behn, par. 41). Lorsque les circonstances le justifient, la doctrine de l’abus de procédure peut être invoquée pour radier des actes de procédure de manière à empêcher qu’une question soit débattue à nouveau (voir Behn; Canam Enterprises Inc.).

[36] L’abus de procédure ne se limite pas aux cas de réouverture d’un litige. Par exemple, dans l’arrêt Behn, notre Cour a conclu que « le fait d’invoquer comme moyens de défense le manquement à l’obligation de consultation et la violation de droits issus de traités », dans des circonstances où les défendeurs ont eu une possibilité raisonnable d’intenter des procédures et de soulever de tels arguments antérieurement, constituait un abus (par. 37). Dans Behn, il a été jugé que permettre une telle tactique dans le cadre d’un litige amènerait les tribunaux à tolérer « le recours à l’autoredressement » en dehors du processus judiciaire, en l’occurrence l’érection d’un barrage (par. 42; voir aussi par. 1). La Cour a également statué qu’un délai excessif qui cause un préjudice grave peut constituer un abus de procédure (voir Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 115). En matière criminelle, la doctrine peut être utilisée pour empêcher l’infliction d’un traitement injuste ou oppressif à un accusé (R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 136‑137; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 59; R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 25; Abrametz, par. 34). Cette liste est indicative, et non exhaustive.

La doctrine de l’abus de procédure dans le contexte d’une multiplicité de procédures.

[37]  Avant que je me penche sur les circonstances de la présente affaire, je vais examiner la doctrine de l’abus de procédure dans le contexte d’une multiplicité de procédures, car c’est le principal moyen invoqué par la Saskatchewan pour demander que les paragraphes en question soient radiés de la Requête introductive de 2021.

[38] L’existence d’une multiplicité de procédures visant les mêmes questions peut entraîner un abus de procédure. Dans l’arrêt de principe McHenry c. Lewis (1882), 22 Ch. D. 397, sir George Jessel a fait observer que, [traduction] «. . . à première vue, il est vexatoire de présenter deux actions alors qu’une seule suffirait » (p. 400). Voici quelques exemples de cas où l’existence d’une multiplicité de procédures a constitué un abus de procédure : présentation devant deux juridictions différentes de recours collectifs parallèles mettant en présence les mêmes parties (Englund c. Pfizer Canada Inc., 2007 SKCA 62, 284 D.L.R. (4th) 94, par. 38‑40); présentation par les demandeurs de multiples actions revendiquant des droits ancestraux et issus de traités sur les mêmes terres et ressources naturelles (Dixon c. Canada (Attorney General), 2015 ABQB 565); défaut des demandeurs de fournir [traduction] « quelque explication valable que ce soit » pour justifier le dépôt d’une seconde action soulevant elle aussi la question de la propriété d’un nom commercial qui englobait les défendeurs initiaux (Cashin Mortgages Inc. c. 2511311 Ontario Ltd., 2024 ONCA 103, 170 O.R. (3d) 107, par. 14).

[40] Par conséquent, l’analyse relative à l’abus de procédure ne prend pas fin lorsqu’il existe des procédures similaires ou multiples. Elle doit plutôt s’attacher à la question de savoir si le fait de permettre au litige de continuer porterait atteinte aux principes d’économie des ressources judiciaires, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice examinés précédemment. Dans les cas où, par exemple, le fait qu’il existe des procédures faisant double emploi entraînerait un gaspillage des ressources des parties, des tribunaux et des témoins, ou risquerait d’aboutir à des résultats incompatibles et donc de miner la crédibilité du processus judiciaire, cela peut constituer un abus de procédure.

[59] Est‑ce que cela constitue un abus de procédure? Je répondrais par la négative. Comme je l’ai expliqué plus tôt, pour qu’il y ait abus de procédure il faut davantage qu’un certain chevauchement des questions litigieuses; il doit y avoir menace à l’intégrité du processus juridictionnel ou à un autre principe fondamental comme la cohérence, le caractère définitif des instances ou l’économie des ressources judiciaires (Toronto (Ville), par. 37). Actuellement, le chevauchement entre l’Action de 2020 et la Requête introductive de 2021 ne soulève pas ces préoccupations. La Requête introductive de 2021 représente pour MNS un mécanisme approprié afin de de contester la délivrance par la Saskatchewan des permis à NexGen, et de solliciter une réparation intérimaire pour la violation potentielle du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale qu’elle revendique. De fait, l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour prévenir la révision judiciaire de mesures prises par la Saskatchewan qui sont susceptibles d’avoir un impact sur le titre ancestral et les droits ancestraux de récolte commerciale revendiqués par MNS constituerait une utilisation à mauvais escient de cette doctrine. Je note qu’une décision est pendante à l’égard d’une requête en jugement sommaire dans le cadre de l’Action de 2020; lorsque cette décision sera rendue, elle éclairera la résolution des questions que soulève la Requête introductive de 2021.

La radiation d’un acte de procédure pour cause d’abus de procédure est une réparation draconienne, qui « ne devrait être accordé[e] que dans les “cas les plus manifestes”, soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle ».

[60] Pour ce qui est du caractère définitif du litige, il y a possibilité de résultats incompatibles si l’Action de 2020 et la Requête introductive de 2021 continuent d’être instruites en parallèle et aboutissent à des réponses différentes quant à la question de savoir si la Saskatchewan est tenue à une obligation de consulter au sujet du titre ancestral et des droits ancestraux de récolte commerciale. Toutefois, la gestion de l’instance pourrait constituer un meilleur moyen de parer à cette incompatibilité potentielle. Devant notre Cour, le procureur de la Saskatchewan a reconnu que le report de la Requête introductive de 2021 aurait pu répondre aux préoccupations de la Saskatchewan tant en ce qui concerne le fait de devoir débattre les mêmes questions dans deux instances que la possibilité de jugements incompatibles (transcription, p. 11‑12). Notre Cour a affirmé son appui en faveur d’une gestion active des instances pour « assurer [. . .] une utilisation efficiente des ressources judiciaires » (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31, par. 110). La radiation d’un acte de procédure pour cause d’abus de procédure est une réparation draconienne, qui « ne devrait être accordé[e] que dans les “cas les plus manifestes”, soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle » (Abrametz, par. 83, citant Blencoe, par. 120). La possibilité de recourir à la gestion d’instance afin d’éviter une potentielle incompatibilité de décisions indique clairement que nous ne sommes pas en présence d’une affaire dans laquelle une telle « réparation draconienne » doit être envisagée.