Le privilège relatif au litige
[23] Le matin du 10 novembre 2015, le policier Lemire se charge d’accueillir le témoin Landry au Palais de justice. Il lui remet alors sa déclaration écrite signée le 4 janvier 2015. Ensuite, il s’attarde à l’attitude de ce témoin au sortir de sa rencontre avec l’avocat de l’appelant. Le policier soupçonne l’avocat d’avoir tenté d’influencer le témoin.
[24] Le policier décide donc d’interpeller le témoin Landry pour vérifier si tout allait bien. Au retour du dîner, il rencontre à nouveau ce témoin « pour savoir qu’est-ce qu’il avait eu comme discussion avec vous [l’avocat de l’appelant] […] ». Le policier décide ensuite de prendre une déclaration écrite du témoin Landry dans laquelle on peut notamment lire :
Il [l’avocat de l’appelant] m’a dit qu’il fallait que je sois précis qu’il voulait être sûr de ce que je dis parce qu’il voulait dire que c’était de la légitime défense.
Il m’a dit que c’était la victime qui avait frappé l’homme noir en premier, mais moi je lui ai dit que j’avais juste vu du (sic) bousculade.[14]
[25] Le privilège relatif au litige s’applique tant aux communications entre un avocat et son client qu’aux communications ayant lieu « entre un avocat et des tiers »[15]. Dans l’arrêt Blank de la Cour suprême, le juge Fish précise en ces termes l’objet même de ce privilège :
[…] Il a pour objet d’assurer l’efficacité du processus contradictoire et non de favoriser la relation entre l’avocat et son client. Or, pour atteindre cet objectif, les parties au litige, représentées ou non, doivent avoir la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée.[16]
[26] En droit criminel, lorsque ce privilège implique des tiers, il correspond essentiellement à la « zone de confidentialité » restante dont jouit l’avocat de la défense une fois remplies les exigences en matière de communication de la preuve[17]. Notre Cour a même reconnu l’existence d’une présomption réfutable de préjudice à l’équité du procès lorsque la preuve démontre une atteinte de cette nature[18].
[27] En l’espèce, à l’exception de la première communication entre le policier et le témoin Landry à l’occasion de laquelle ce dernier s’est vu remettre sa déclaration du 4 janvier 2015, je suis d’avis que les autres interventions du policier auprès de ce témoin survenues après sa rencontre avec l’avocat de l’appelant constituaient un empiétement dans la sphère protégée réservée à la défense. Cette conclusion s’impose notamment en raison du fait que les informations recueillies par le policier n’étaient aucunement en lien avec la preuve déjà communiquée. En effet, les interventions du policier visaient notamment à s’enquérir des propos tenus par l’avocat de la défense et à connaître les révélations reçues par ce dernier de la part du témoin Landry lors de cette rencontre privée.
[28] Selon la Cour d’appel de l’Ontario dans Moore v. Getahun[19], cette façon de procéder est répréhensible à moins que cette intrusion ne trouve sa justification dans une preuve prima facie laissant voir une tentative de la part de la défense d’influencer un témoin. En l’espèce, bien que le policier ait soupçonné une telle manœuvre pour des raisons conjecturales, la poursuivante a renoncé à saisir la juge de cette question.
[29] Il ne sert à rien d’étudier ce grief plus à fond pour conclure que la démarche du policier auprès du témoin Landry constituait une violation directe du privilège relatif au litige. La juge a donc eu tort de convenir autrement sur cette question.
[30] Mais cette erreur n’est toutefois pas fatale puisque la preuve permettait de renverser la présomption et de conclure que l’appelant n’avait subi aucun préjudice en lien avec cette atteinte.
[31] Dans R. c. Babos, la Cour suprême expose le test requis pour ordonner un arrêt des procédures :
[31] Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :
(1) Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue »;
(2) Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte;
(3) S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part.[20]
[Renvois omis]
[32] Le dossier d’appel fait voir que l’appelant a été informé des agissements du policier au moment de se voir remettre la seconde déclaration du témoin Landry le 10 novembre vers 16 h 10, soit immédiatement après que la poursuivante eut déclaré sa preuve close. Comme écrit précédemment, dans les instants suivant cette communication, l’appelant se déclare néanmoins prêt à commencer sa défense par l’audition du témoin Landry[21]. La juge décide tout de même d’ajourner le procès alors que la poursuivante lui déclare « qu’on [a] tenté d’influencer le témoignage de monsieur Landry ».
[33] La manipulation du témoin appréhendée par le policier s’est avérée infondée et la poursuivante aurait dû en informer la juge en vue de dissiper cette impression défavorable sur le sens de l’éthique de l’avocat de la défense.
[34] Je précise par ailleurs qu’aucune preuve n’a été présentée à la juge entre le moment de la violation survenue le 10 novembre 2015 et le jour de la présentation de la requête en arrêt des procédures le 7 décembre 2015.
[35] L’appelant a donc pu bénéficier d’un ajournement de plus de 25 jours pour faire valoir ses droits. De plus, immédiatement après le rejet de sa requête le 7 décembre 2015, l’appelant s’est déclaré prêt à commencer sa défense avec le témoin Landry comme il avait d’ailleurs prévu le faire le 10 novembre précédent[22].
[36] La preuve fait voir que la poursuivante n’a réagi au témoignage de Landry que par un simple contre-interrogatoire plutôt bref et limité pour l’essentiel aux sujets déjà couverts par l’interrogatoire principal. Or, rien ne transpire du dossier suggérant une stratégie modifiée de la part de la poursuivante sur la base des informations obtenues du policier. La question de savoir si la violation s’est perpétuée durant tout le déroulement du procès ne se pose donc pas dans la mesure où celle-ci n’a eu aucun impact sur les choix stratégiques des deux parties et notamment sur la capacité de la défense de présenter toute sa preuve à l’abri d’une seconde ingérence de la part de la poursuivante.
[37] De plus, le dossier fait voir l’existence d’un remède sans qu’il soit nécessaire de recourir au moyen exceptionnel de l’arrêt des procédures. En effet, la juge, au moment de trancher la requête de l’appelant et tout en rejetant ses fondements, considère tout de même la possibilité d’une réparation en proposant le report du dossier en vue de permettre à l’avocat de l’appelant de réévaluer sa stratégie[23]. Or, immédiatement après le rejet de sa requête, l’avocat renonce à cette possibilité et se déclare prêt à continuer le procès[24]. Bref, si préjudice il y a eu, l’appelant a de toute façon décliné la réparation offerte par la juge.
[38] L’appelant insiste tout particulièrement sur la protection de l’intégrité du système de justice aux fins d’appuyer sa conclusion d’arrêt des procédures. Il s’agit ici de la catégorie résiduaire d’une violation se rattachant à l’équité globale du procès protégée par les articles 7 et 11d) de la Charte canadienne et portant « sur les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice »[25].
[39] Cela est bien connu, car largement commenté par la jurisprudence, l’arrêt des procédures est une mesure « draconienne »[26] susceptible de n’être accordée que dans les cas les plus manifestes[27]. En l’espèce, l’appelant n’allègue pas de motifs sous-jacents illégitimes qui auraient pu animer la poursuivante durant le procès. De plus, le comportement du policier ne s’inscrit pas dans un stratagème ou encore dans une conduite systémique et occulte cautionnée par la poursuivante. Il s’agit tout au plus d’un geste ponctuel suscité par les doutes d’un policier zélé qui soupçonne une démarche non éthique de la part de l’avocat de la défense.
[40] Bien que répréhensible, je ne peux me résoudre à classer la démarche du policier dans la catégorie des conduites choquantes qui auraient eu pour effet d’irrémédiablement entacher l’image de la justice. Ici, on est bien loin de ces cas les plus manifestes qui commandent l’arrêt de procédures en guise de dénonciation ultime. À ce sujet, les propos de mon collègue le juge Vauclair dans R. c. Dumont-Chamberland méritent d’être repris :
[50] Or, l’ensemble des circonstances ne peut être qualifié d’abus de procédure et entraîner le remède exceptionnel en cause. La précipitation, le manque de jugement dans la conduite du dossier et, j’ajouterais l’erreur, ne sont pas nécessairement générateurs des abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle : R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, 607.[28]
[41] Bref, les faits de l’espèce ne créaient aucune incertitude sur le choix de laisser se poursuivre le procès comme l’a ordonné la juge. En acceptant de considérer le préjudice et le remède applicable selon la prémisse de la violation alléguée par l’appelant, la juge s’est livrée à une analyse minutieuse de ces deux questions. Ses conclusions sur cet aspect de sa décision exigent de faire montre de déférence[29] et échappent donc au pouvoir de révision de la Cour.
[42] Au demeurant, j’estime que le simple fait de qualifier les agissements du policier de répréhensibles constitue en soi une dénonciation suffisante pour prévenir la répétition d’une conduite semblable et ainsi préserver l’intégrité du système de justice. Il n’est donc pas nécessaire de recourir à la réparation ultime pour atteindre ces fins.