Lapierre Goulet c. R., 2022 QCCA 924

MISE EN GARDE : Ordonnance limitant la publication : Il est interdit de publier ou diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou d’un témoin (article 486.4 C.cr.).

Le paragraphe 161(1) C.cr. confère un pouvoir discrétionnaire au juge du procès de prononcer une ordonnance « soigneusement adaptée » aux circonstances en plus d’être fondée sur la preuve.

[11]      Dans l’arrêt K.R.J., la Cour suprême confirme que l’article 161 C.cr. a une fonction prépondérante, soit celle de protéger les enfants contre la violence sexuelle[16]. Elle précise que le paragraphe 161(1) C.cr. confère un pouvoir discrétionnaire au juge du procès de prononcer une ordonnance « soigneusement adaptée » aux circonstances en plus d’être fondée sur la preuve :

[47]  De même, la manière dont est conçu l’art. 161 se concilie avec son objectif de protéger les enfants contre la violence sexuelle. L’ordonnance est rendue sur le fondement d’un pouvoir discrétionnaire et elle s’applique « sous réserve des conditions ou exemptions [que le tribunal] indique » (par. 161(1)). Elle peut être soigneusement adaptée à la situation du contrevenant. Le caractère discrétionnaire et souple du pouvoir conféré à l’art. 161 montre que le législateur a voulu permettre au tribunal de concevoir une ordonnance adaptée qui tient compte de la nature et de l’importance du risque que représente pour les enfants le délinquant sexuel libéré et rendu à la collectivité. L’inobservation de l’ordonnance peut entraîner un emprisonnement maximal de quatre ans (par. 161(4)).

[48]  En outre, je m’inscris dans le courant jurisprudentiel selon lequel l’ordonnance fondée sur l’art. 161 ne peut être rendue que lorsque la preuve permet de conclure que le contrevenant représente un risque pour les enfants et que le juge est convaincu que les conditions dont elle est assortie visent raisonnablement à réduire ce risque (voir A. (R.K.), par. 32; voir également R. c. R.R.B.2013 BCCA 224, 338 B.C.A.C. 106, par. 32‑34). Il ne s’agit pas d’une ordonnance rendue automatiquement. De plus, elle doit être soigneusement adaptée à la situation particulière du contrevenant.[17]

[Renvoi omis]

Le juge du procès peut donc prononcer une ordonnance en vertu de l’alinéa 161(1)d) si elle est fondée sur la preuve. Le cas échéant, celle-ci doit être adaptée aux circonstances et au contrevenant.

[12] En ce qui a trait plus précisément à l’ordonnance prévue à l’alinéa 161(1)dC.cr., la Cour suprême souligne l’importante atteinte à la liberté qui en résulte, vu qu’Internet constitue un outil indispensable dans le contexte de la vie moderne :

[98]  Les effets préjudiciables de l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) sont eux aussi importants. L’interdiction totale « d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique » — un outil indispensable de la vie moderne, de même qu’une voie de participation à la démocratie — constitue un plus grand empiétement que l’interdiction antérieure « d’utiliser un ordinateur […] dans le but de communiquer » avec de jeunes personnes. Il en résulte une atteinte importante au droit à la liberté. Dès lors, l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) peut faire considérablement obstacle à la pleine participation du contrevenant à la société, ce qui est susceptible d’avoir de grandes conséquences socio-économiques.[18]

[13] Elle estime que l’atteinte à la liberté est justifiée en raison des effets bénéfiques de la règle dans le contexte où l’évolution de la technologie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels :

[100]  En ce qui concerne les effets bénéfiques, la preuve susmentionnée offerte par le ministère public sur le risque de préjudice lié à la récidive propre aux délinquants sexuels vaut également pour l’al. 161(1)d), mais d’autres considérations d’importance viennent l’étayer.

[101]  En bref, comme je l’explique plus loin, il appert du dossier de la Cour que l’al. 161(1)d) s’attaque aux nouveaux préjudices graves dont l’infliction est précipitée par l’évolution rapide du contexte sociotechnologique. Ce contexte en constante évolution a modifié tant le degré que la nature du risque de violence sexuelle auquel sont exposées les jeunes personnes. Par conséquent, la version antérieure de l’art. 161 ne permettait plus de contrer le risque que courent les enfants de nos jours. Du fait qu’elle comble cette lacune législative et réduit les risques nouveaux, l’application rétrospective de l’al. 161(1)d) comporte des effets bénéfiques importants assez concrets.

[102]  La vitesse à laquelle la technologie a évolué au cours de la dernière décennie a fondamentalement modifié le contexte social dans lequel peuvent survenir les crimes sexuels. Les médias sociaux (comme Facebook et Twitter), les applications de rencontres (comme Tinder), de même que les services de partage de photos (comme Instagram et Snapchat) ont tous vu le jour après 2002, soit l’année où le par. 161(1) avait été modifié la fois précédente. Ces nouveaux services en ligne ont donné aux jeunes — qui sont souvent les premiers à adopter les nouvelles technologies — un accès sans précédent aux communautés numériques. Parallèlement, les délinquants sexuels ont obtenu un accès inédit à des victimes potentielles et à des moyens qui facilitent la commission d’infractions sexuelles.[19]

[Italiques dans l’original]

[14] Le juge du procès peut donc prononcer une telle ordonnance si elle est fondée sur la preuve. Le cas échéant, celle-ci doit être adaptée aux circonstances et au contrevenant. Une telle ordonnance était appropriée dans le présent cas, car le requérant a commis ses crimes en se servant d’Internet ainsi que des médias sociaux et le risque élevé de récidive est documenté par l’évaluation faite en vertu de l’article 752.1 C.cr.

Trois considérations additionnelles doivent être prises en compte pour décider de la portée et de la durée de l’interdiction d’utiliser Internet

[18]      Dans l’arrêt récent Rodrigue c. R. [21], la Cour reprend ces facteurs[22] et précise que trois considérations additionnelles doivent être prises en compte pour décider de la portée et de la durée de l’interdiction d’utiliser Internet :

[29]  Quant à la portée et à la durée de l’ordonnance, il y a lieu de garder à l’esprit trois considérations qui s’ajoutent à celles qui viennent d’être évoquées.

[30]  La première concerne la gravité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants et l’importance qu’elle soit reflétée dans les peines imposées par les tribunaux. La Cour suprême l’a récemment rappelé dans l’arrêt Friesen :

[N]ous envoyons le message clair que les infractions d’ordre sexuel contre des enfants sont des crimes violents qui exploitent injustement leur vulnérabilité et leur causent un tort immense ainsi qu’aux familles et aux collectivités. Il faut imposer des peines plus lourdes pour ces crimes. Les tribunaux doivent infliger des peines proportionnelles à la gravité des infractions d’ordre sexuel contre des enfants et au degré de responsabilité du délinquant, à la lumière des initiatives du législateur en matière de détermination de la peine et du fait que la société comprend mieux le caractère répréhensible et la nocivité de la violence sexuelle à l’endroit des enfants. Les peines doivent être le reflet fidèle du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants de même que du tort profond et continu qu’elle cause aux enfants, aux familles et à la société en général.

[31]  La deuxième considération est l’importance de la place qu’Internet a acquise dans la vie contemporaine. Comme la Cour suprême l’a expliqué dans l’arrêt K.R.J. :

Empêcher le contrevenant d’avoir accès à Internet sur le fondement de l’al. 161(1)d) équivaut à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne :

[traduction] Internet est désormais au centre de l’activité humaine dans tous les domaines, qu’il s’agisse de l’éducation ou du commerce, voire des loisirs. Ce n’est plus une simple fenêtre sur le monde. Pour un nombre croissant de personnes, Internet est leur monde, un endroit où l’on peut faire presque tout ce que l’on a besoin de faire ou que l’on souhaite faire. La toile offre la possibilité virtuelle de magasiner, de faire des rencontres, d’échanger avec les amis et la famille, de mener ses activités, de réseauter et de trouver un emploi, d’effectuer des opérations bancaires, de lire le journal, de regarder des films et de suivre des cours. [En italique dans l’original; notes en bas de page omises.]

(B. A. Areheart et M. A. Stein, « Integrating the Internet » (2015), 83 Geo. Wash. L. Rev. 449, p. 456)

[32]  La troisième considération est que, bien que les ordonnances d’interdiction rendues en vertu du paragraphe 161(1) C.cr. puissent être modifiées — à la demande du ministère public ou du contrevenant — si cela s’avère souhaitable en raison d’un changement de circonstances, il faut se garder d’y voir une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale. En effet, comme le souligne à juste titre la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Brar :

While I acknowledge, as noted by the Crown, that the court has the power to vary a s. 161 order on application of the offender or prosecutor, such a variation requires a change of circumstance and imposes a significant burden on the offender. Variation of prohibition orders under s. 161(3) is not a matter of course but requires a full hearing. The fact that s. 161 orders may later be varied does not justify imposing orders that create overbroad or unreasonable restrictions on an individual’s liberty.[23]

[Soulignements ajoutés, italiques dans l’original, renvois omis]

[19] Les deux premières considérations illustrent une certaine tension qui doit être conciliée entre les impératifs soulignés par la Cour suprême dans les arrêts Friesen et K.R.J. D’une part, la peine doit refléter la gravité de l’infraction d’ordre sexuel contre un enfant et le protéger et, d’autre part, les modalités de l’ordonnance doivent être sensibles à l’importance d’Internet dans la vie moderne sans quoi la réhabilitation du contrevenant est compromise.

L’étude de la jurisprudence permet, au contraire, de constater une préférence pour les nuances dans les modalités d’une interdiction d’utiliser Internet.

[20]      L’interdiction à perpétuité est réservée aux cas de risques élevés de récidive[24].

[21]      L’interdiction totale est rarement préconisée[25] même après l’arrêt Friesen[26]. L’étude de la jurisprudence permet, au contraire, de constater une préférence pour les nuances dans les modalités d’une interdiction d’utiliser Internet. Il faut réaliser que, lorsqu’elle est totale, l’interdiction tient la personne ciblée à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne[27]. Ainsi, l’ordonnance est généralement libellée de manière à limiter la portée de l’interdiction :

–  (i) soit en prohibant l’utilisation d’Internet à des fins récréatives[28] ou sans logiciel de surveillance[29], l’accès aux réseaux sociaux[30], la communication avec une personne de moins de 16 ans ou de 18 ans[31], la contravention aux lois en vigueur[32], l’accès à la pornographie de tout type[33], l’usage de plus d’une adresse courriel[34] ou de logiciels masquant l’historique[35];

– (ii) soit en permettant l’utilisation d’Internet aux fins du travail[36], de la communication avec les membres, même mineurs, de la famille[37], de la communication avec un conseiller juridique[38].

La possibilité de modifier l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet en vertu du paragraphe 161(3) C.cr. ne constitue pas un motif valable pour prononcer une ordonnance qui n’est pas adaptée.

[24] La possibilité de modifier l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet en vertu du paragraphe 161(3) C.cr. ne constitue pas un motif valable pour prononcer une ordonnance qui n’est pas adaptée. Comme l’ont souligné les cours d’appel, dont récemment notre Cour, « il faut se garder d’y voir une raison d’adopter une approche moins rigoureuse au moment de rendre l’ordonnance initiale »[42].

[25] La preuve a établi que, malgré une certaine amélioration comparativement à l’évaluation précédente, le requérant représente toujours un risque élevé de commettre dans le futur des délits sexuels similaires à ceux qu’il a déjà commis[43]. Ce fait justifie une interdiction prolongée. Le caractère perpétuel de l’interdiction n’est pas problématique dans les circonstances propres de la présente affaire en raison des antécédents du requérant, du risque élevé de récidive, de l’absence d’amélioration significative depuis ses premières infractions, du fait qu’il n’accepte pas sa responsabilité criminelle. Notons à ce sujet que, même si le requérant a plaidé coupable aux infractions dont il était accusé, les explications qu’il a données quant aux circonstances de leur commission illustrent non seulement qu’il ne reconnaît pas le sérieux de ses crimes, mais elles témoignent aussi de son absence de remords. De plus, la preuve est muette au sujet de la période de temps nécessaire pour lui permettre de maîtriser son inclinaison à commettre des crimes contre les enfants par le biais d’Internet.

[26] La portée de l’interdiction doit cependant être modulée pour tenir compte de la situation personnelle du requérant et de l’importance d’Internet dans la vie moderne. Il y a lieu modifier l’ordonnance d’interdiction totale d’utiliser Internet à quelque fin que ce soit et de la limiter aux sphères particulières susceptibles de favoriser la commission d’infractions criminelles. Le requérant pourra conséquemment utiliser Internet dans la vie courante, notamment aux fins d’études, de travail, de suivi thérapeutique ou médical, de recherche de logement, d’emploi, de paiement de comptes et de gestion de comptes bancaires. Pour prévenir la récidive, il lui sera cependant interdit d’utiliser Internet aux fins décrites dans les conclusions de l’arrêt, soit d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique afin de communiquer avec une personne âgée de moins de 16 ans, de communiquer directement ou indirectement avec une personne âgée de moins de 16 ans par le biais de tout réseau social, forum ou espace de discussion, jeu vidéo en ligne et d’utiliser tout réseau social, forum ou espace de discussion ou de jeu vidéo en ligne.

Dans l’arrêt R. c. Zora[44], la Cour suprême traite de l’élaboration des conditions de mise en liberté, sujet qui mutatis mutandis peut être pertinent à l’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet ou un autre réseau numérique.

[27]      À l’audience devant la Cour, le requérant a offert d’installer un appareil de monitorage sur son ordinateur pour en permettre la surveillance par le Service correctionnel du Canada, si celui-ci le juge à propos. L’intimée s’est opposée à cette condition parce que la preuve n’en a pas établi la faisabilité ni l’utilité pratique.

[28]      Dans l’arrêt R. c. Zora[44], la Cour suprême traite de l’élaboration des conditions de mise en liberté, sujet qui mutatis mutandis peut être pertinent àl’ordonnance d’interdiction d’utiliser Internet ou un autre réseau numérique. Entre autres exigences, les conditions de mise en liberté doivent être nécessaires et raisonnables. Pour être raisonnable, une condition doit être claire, proportionnelle au risque que pose la personne prévenue et cette dernière doit être en mesure de la respecter. Vu l’absence totale de preuve au sujet de la possibilité d’installer un appareil de monitorage sur l’ordinateur du requérant et, conséquemment, de sa capacité de respecter cette condition, la Cour estime qu’il n’est pas approprié de l’imposer.