[1] Le présent pourvoi donne à la Cour l’occasion d’examiner et de clarifier le régime légal établi par le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, à l’égard de la mise en liberté sous caution en attendant l’issue de l’appel. Nous nous intéresserons en particulier aux considérations de politique générale et aux principes qui devraient guider les cours d’appel lorsqu’elles sont appelées à décider si une personne qui, comme l’appelant Dennis James Oland, a été déclarée coupable d’un crime grave et condamnée à une longue peine d’emprisonnement devrait être mise en liberté sous caution en attendant qu’il soit statué sur l’appel qu’elle a interjeté contre sa déclaration de culpabilité.
Les facteurs prévus à 515 (10) c) du C.cr. doivent être pris en considération
[31] À l’alinéa 679(3)c) du Code, le législateur n’a donné aux juges d’appel aucune indication sur la manière dont une ordonnance de mise en liberté en attendant l’issue de l’appel pourrait porter atteinte à la confiance du public envers l’administration de la justice. Heureusement, il l’a toutefois fait dans le contexte, certes différent mais connexe, de la mise en liberté sous caution en attendant l’issue du procès. À l’alinéa 515(10)c), le législateur a énuméré quatre facteurs dont les juges peuvent tenir compte lorsqu’ils décident si une ordonnance de détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice :
515 . . .
(10) Pour l’application du présent article, la détention d’un prévenu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :
. . .
- c) sa détention est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, notamment les suivantes :
(i) le fait que l’accusation paraît fondée,
(ii) la gravité de l’infraction,
(iii) les circonstances entourant sa perpétration, y compris l’usage d’une arme à feu,
(iv) le fait que le prévenu encourt, en cas de condamnation, une longue peine d’emprisonnement ou, s’agissant d’une infraction mettant en jeu une arme à feu, une peine minimale d’emprisonnement d’au moins trois ans.
[32] Bien que ces facteurs soient adaptés au contexte qui précède le procès, l’intérêt qui sous‑tend chacun d’eux a son corollaire dans le contexte de l’appel. À mon avis, ces mêmes facteurs doivent être pris en considération — avec les adaptations qui s’imposent pour tenir compte du contexte postérieur à la déclaration de culpabilité — afin de déterminer de quelle manière, si tant est qu’elle ait un tel effet, une ordonnance de mise en liberté en attendant l’issue de l’appel pourrait porter atteinte à la confiance du public envers l’administration de la justice.
[33] Le fait d’examiner la question de cette façon favorise une considération de politique générale importante. Cette approche a en effet l’avantage de promouvoir l’uniformité et l’harmonie des règles applicables dans le contexte du procès et dans celui de l’appel, afin qu’il soit possible de considérer que, conjointement, elles énoncent de façon cohérente et exhaustive le droit régissant la mise en liberté sous caution au Canada. Facteur important, cette façon de faire est compatible avec le principe fondamental selon lequel, en règle générale, la mise en liberté sous caution ne devrait pas être plus facile à obtenir par une personne qui a été déclarée coupable d’un crime que par une personne qui attend son procès et qui est présumée innocente. Envisager les deux contextes de cette manière ne peut que favoriser les objectifs d’équité et de cohérence, et accroître la confiance de la société envers l’administration de la justice.
[34] La possibilité accrue d’obtenir une mise en liberté sous caution en attendant l’issue du procès repose sur la présomption d’innocence. Les personnes accusées d’une infraction au Canada sont présumées innocentes et elles le demeurent tant et aussi longtemps que leur culpabilité n’a pas été prouvée hors de tout doute raisonnable. Dans cette optique, les auteurs de la Charte canadienne des droits et libertés ont jugé bon de prévoir, à l’al. 11e) de ce texte, que tout inculpé a le droit « de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable » (R. c. Hall, 2002 CSC 64 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 309, par. 13).
[35] En revanche, une fois la déclaration de culpabilité inscrite, la présomption d’innocence est écartée et l’al. 11e) de la Charte cesse de s’appliquer. C’est ce qui ressort du déplacement du fardeau de la preuve qui se produit lorsqu’une personne ayant été déclarée coupable et condamnée à une peine sollicite sa mise en liberté sous caution en attendant l’issue de son appel. Contrairement à ce qu’il a fait dans le contexte antérieur au procès — étape où il incombe généralement au ministère public de démontrer que l’accusé devrait être détenu sous garde —, le législateur a jugé bon, dans le cas des appels, de faire porter ce fardeau au demandeur dans tous les cas[1].
[36] C’est avec ces considérations à l’esprit que je vais maintenant examiner les intérêts liés à la force exécutoire des jugements et au caractère révisable de ceux‑ci afin d’expliquer comment, avec les adaptations qui s’imposent, les facteurs relatifs à la confiance du public énumérés à l’al. 515(10)c) sont utiles dans la détermination des facteurs qui composent le volet de l’al. 679(3)c) relatif à la confiance du public.
L’intérêt lié à la force exécutoire des jugements
[37] La gravité du crime joue un rôle important lorsqu’il s’agit de déterminer si les préoccupations relatives à la confiance du public justifient une ordonnance de détention avant le procès en vertu de l’al. 515(10)c). Plus grave est le crime, plus grand est le risque que la confiance du public envers l’administration de la justice soit minée par la mise en liberté sous caution de l’accusé en attendant l’issue de son procès. Il en va de même pour la mise en liberté sous caution jusqu’à ce qu’il soit statué sur l’appel. En ce qui concerne le volet de l’al. 679(3)c) relatif à la confiance du public, je ne vois pas pourquoi la gravité du crime pour lequel une personne a été reconnue coupable ne devrait pas jouer un rôle équivalent dans l’appréciation de l’intérêt relatif à la force exécutoire des jugements.
[38] Gardant cela à l’esprit, je reviens à l’al. 515(10)c), où le législateur a énoncé trois facteurs qui permettent de déterminer la gravité d’un crime : la gravité de l’infraction, les circonstances entourant sa perpétration et la durée possible de l’emprisonnement (sous‑al. 515(10)c)(ii), (iii) et (iv)). À mon avis, ces facteurs sont facilement transposables à l’al. 679(3)c), à la seule différence que, contrairement à ce qui se passe dans le contexte antérieur au procès, le juge d’appel bénéficiera généralement des motifs exposés par le juge du procès lors de la détermination de la peine, motifs dans lesquels ce dernier aura examiné les trois facteurs relatifs à la gravité du crime. En règle générale, le juge d’appel n’a pas besoin de refaire cet exercice.
[39] Je m’arrête ici pour souligner que, bien que la gravité du crime pour lequel le délinquant a été reconnu coupable joue un rôle important dans l’appréciation de l’intérêt lié à la force exécutoire des jugements, d’autres facteurs devraient aussi être pris en considération lorsque cela est indiqué. Par exemple, des préoccupations relatives à la sécurité du public ne constituant pas un risque important — risque qui ferait obstacle à une ordonnance de mise en liberté — demeureront pertinentes à l’égard du volet de la confiance du public et pourront, dans certains cas, faire pencher la balance en faveur de la détention (R. c. Rhyason, 2006 ABCA 120 (CanLII), 208 C.C.C. (3d) 193, par. 15; R. c. Roussin, 2011 MBCA 103 (CanLII), 275 Man. R. (2d) 46, par. 34). Il en va de même pour les risques de fuite persistants qui ne correspondent pas au risque important visé à l’al. 679(3)b). Dans le même ordre d’idées, l’absence de risques de fuite ou de risques pour la sécurité du public atténuera l’intérêt lié à la force exécutoire des jugements.
L’intérêt lié au caractère révisable des jugements
[40] Le dernier facteur que le législateur reconnaît, à l’al. 515(10)c), comme facteur qui sous‑tend la confiance du public est la solidité du dossier du poursuivant (« le fait que l’accusation paraît fondée »; sous‑al. 515(10)c)(i)). Dans le contexte d’un appel, cela correspond à l’existence de moyens d’appel solides et, comme je l’expliquerai plus loin, la solidité de l’appel joue un rôle central dans l’appréciation de l’intérêt relatif au caractère révisable des jugements. Je dis cela en étant conscient que, dans certains jugements, des réserves ont été exprimées en ce qui concerne une appréciation du mérite de l’appel qui serait plus exigeante que le critère de « non‑futilité » énoncé à l’al. 679(3)a) (voir R. c. Allen, 2001 NFCA 44, 158 C.C.C. (3d) 225, par. 31‑52; Parsons, par. 55‑59). En toute déférence, je ne vois aucun problème à de telles appréciations.
[41] À mon avis, le fait de permettre un examen plus poussé de la solidité de l’appel pour l’appréciation de l’intérêt relatif au caractère révisable des jugements ne vide pas de son sens le critère de « non‑futilité » énoncé à l’al. 679(3)a). Au contraire, ce critère constitue une première étape qui aboutit à un « oui » ou à un « non » catégorique, ce qui permet de refuser immédiatement une ordonnance de mise en liberté lorsque l’appel est dénué de fondement[2].
[42] Le juge d’appel Donald a présenté la question de manière succincte et à mon avis correcte dans l’arrêt Porisky, au par. 37 :
[traduction] L’utilisation expresse des termes « pas futile » à l’al. 679(3)a) et « suffisamment justifié » à l’al. 679(4)a) n’empêche pas selon moi de considérer le mérite de l’appel dans un autre but que l’application du critère préliminaire. Une fois qu’il a satisfait à ce critère, le demandeur doit répondre à la question de l’intérêt public, expression non définie dans la loi, mais que l’on doit circonscrire si l’on veut qu’elle résiste à un examen constitutionnel. C’est ce qui a été fait dans l’arrêt Farinacci. En assortissant de limites le critère de l’intérêt public — en particulier l’élément relatif à la confiance du public — dans cet arrêt, le tribunal a apprécié le mérite de l’appel dans un but différent de l’application du critère préliminaire. Il n’y a donc à mon avis aucune redondance, et je ne doute pas non plus que nous ayons compétence pour considérer le mérite de l’appel dans l’examen de la question de la confiance du public.
Voir aussi : R. c. Delisle, 2012 QCCA 1250 (CanLII), par. 4 et 52 (CanLII).
[43] Gary Trotter, maintenant juge à la Cour d’appel de l’Ontario, est parvenu à une conclusion analogue dans son article « Bail Pending Appeal : The Strength of the Appeal and the Public Interest Criterion » (2001), 45 C.R. (5th) 267, dans lequel il a donné les explications suivantes :
[traduction] . . . de façon réaliste, la plupart des affaires ne donnent pas lieu à la présentation d’arguments solides basés sur l’intérêt public, à tout le moins d’arguments qui débordent le souci général que tous les jugements en matière criminelle soient exécutés. [. . .] Toutefois, en présence d’une infraction grave, par exemple dans une affaire de meurtre, qui fait naître chez le public des préoccupations en ce qui a trait à l’exécution du jugement, il devrait y avoir un examen plus poussé des chances de succès de l’appel. C’est dans ce contexte que la mise en balance requise par Farinacci exige qu’on apprécie dans une certaine mesure le mérite de l’appel, indépendamment de la question de savoir si l’appel est futile ou non. [Notes en bas de page omises; p. 270]
[44] En effectuant une appréciation plus poussée de la solidité de l’appel, les juges d’appel examineront les moyens mentionnés dans l’avis d’appel en tenant compte de leur plausibilité générale en droit et des éléments au dossier sur lesquels ils reposent. Lors cette appréciation, ils se demanderont si les moyens d’appel vont clairement au delà des exigences minimales requises pour qu’il soit satisfait au critère de « non‑futilité ». À mon avis, il faut éviter de créer des catégories et des systèmes de classification. Des expressions comme « des chances de succès », « des chances modérées de succès » ou « des chances réelles de succès » ne sont généralement pas utiles. Elles ne constituent souvent guère plus qu’un exercice sémantique. Pire encore, elles risquent d’évoluer en une série de règles complexes que les juges d’appel seront obligés d’appliquer pour déterminer la catégorie à laquelle appartient un appel donné.
[45] En fin de compte, on peut s’en remettre aux juges d’appel pour qu’ils effectuent leur propre « appréciation préliminaire » de la solidité d’un appel sur la base de leurs connaissances et de leur expérience. Cette appréciation, il convient de le souligner, n’est pas le fruit de conjectures. Elle se fonde généralement sur les documents que les avocats ont fournis, notamment des éléments du dossier qui sont pertinents relativement aux moyens d’appel soulevés, ainsi que sur la jurisprudence et d’autres sources pertinentes. En procédant à cet exercice, les juges d’appel garderont bien sûr à l’esprit que notre système de justice n’est pas infaillible et qu’un processus véritable de révision est essentiel pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice. Il existe donc un intérêt public plus large en faveur du caractère révisable des jugements qui transcende l’intérêt de l’individu concerné à cet égard dans un cas donné.
[46] Pour terminer, je tiens à souligner que la réparation sollicitée en appel peut aussi jouer un rôle dans l’appréciation de l’intérêt relatif au caractère révisable des jugements. Si, par exemple, un appel fructueux aura uniquement pour effet de réduire la déclaration de culpabilité pour meurtre à une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable, ce facteur amoindrira l’intérêt relatif au caractère révisable des jugements, et ce, même si les moyens d’appel paraissent solides (R. c. Meda (1981), 23 C.R. (3d) 174 (C.A.C.‑B); R. c. Olsen (1996), 1996 CanLII 733 (ON CA), 94 O.A.C. 62, par. 5; R. c. Roe, 2008 BCCA 253 (CanLII), 256 B.C.A.C. 308, par. 14; R. c. Lees, 1999 BCCA 441 (CanLII), 127 B.C.A.C. 280, par. 4‑5).
La mise en balance finale
[47] Les juges d’appel sont indubitablement tenus de se fonder sur leur expertise et leur expérience en droit pour apprécier les facteurs qui sous‑tendent la confiance du public, notamment la solidité des moyens d’appel, la gravité de l’infraction, la sécurité du public et les risques que l’accusé s’enfuie. Toutefois, lorsqu’ils effectuent la mise en balance finale de ces facteurs, les juges d’appel devraient garder à l’esprit que la confiance du public doit être mesurée du point de vue d’un membre raisonnable du public. Il s’agit d’une personne réfléchie, impartiale, bien informée sur les circonstances de l’affaire et respectueuse des valeurs fondamentales de la société (R. c. St‑Cloud, 2015 CSC 27 (CanLII), [2015] 2 R.C.S. 328, par. 74‑80). En ce sens, la confiance du public envers l’administration de la justice ne saurait être mesurée à l’aune d’une opinion publique mal informée à l’égard du dossier, une telle opinion publique n’ayant aucun rôle à jouer dans la décision d’accorder ou non une mise en liberté sous caution.
[48] Pour résoudre la tension entre le principe de la force exécutoire des jugements et celui de leur caractère révisable, les juges d’appels doivent aussi garder à l’esprit le délai prévu pour que soit tranché l’appel par rapport à la durée de la peine (R. c. Baltovich (2000), 2000 CanLII 5680 (ON CA), 47 O.R. (3d) 761 (C.A.), par. 41‑42). Lorsqu’il appert que la totalité de la peine, ou une partie appréciable de celle‑ci, sera purgée avant que l’appel soit entendu et tranché, la mise en liberté sous caution revêt une plus grande importance si l’on veut que l’intérêt lié au caractère révisable des jugements ait une signification. Toutefois, dans de telles circonstances, lorsqu’il est hors de question d’ordonner une mise en liberté sous caution, les juges d’appel doivent envisager la possibilité de rendre, en vertu du par. 679(10) du Code, une ordonnance visant à hâter l’appel. Cette solution n’est peut‑être pas parfaite, mais elle permet de préserver, du moins dans une certaine mesure, l’intérêt relatif au caractère révisable des jugements.
[49] En dernière analyse, il n’existe pas de formule précise qui puisse être appliquée pour résoudre la tension entre le principe de la force exécutoire des jugements et celui du caractère révisable de ceux‑ci. Une appréciation qualitative et contextuelle est requise. Sur cette question, je rejetterais l’application d’une approche par catégories à l’égard des meurtres ou d’autres infractions graves, approche que proposent certains intervenants. Au contraire, j’estime que les principes que j’ai examinés précédemment devraient être appliqués uniformément.
[50] Cela dit, lorsque le demandeur a été déclaré coupable de meurtre ou d’un autre crime très grave, l’intérêt du public relatif à la force exécutoire des jugements sera élevé et l’emportera souvent sur l’intérêt lié au caractère révisable de ceux‑ci, particulièrement dans les cas où il existe des préoccupations persistantes en matière de sécurité publique ou de risques de fuite, où les moyens d’appel semblent faibles, ou les deux (R. c. Mapara, 2001 BCCA 508 (CanLII), 158 C.C.C. (3d) 312, par. 38; Baltovich, par. 20; Parsons, par. 44).
[51] En revanche, lorsque les préoccupations en matière de sécurité publique ou de risques de fuite sont négligeables, et que les moyens d’appel vont clairement au delà des exigences du critère de « non‑futilité », l’intérêt du public lié au caractère révisable des jugements peut très bien l’emporter sur l’intérêt lié à la force exécutoire de ceux‑ci, même en cas de meurtre ou d’une autre infraction très grave.
[52] Avant d’appliquer ces principes à l’affaire qui nous occupe, je propose d’examiner les principes qui régissent l’audience de révision prévue au par. 680(1) du Code.