Même si l’amende compensatoire fait techniquement partie de la peine en vertu de l’art. 673 C. cr., une telle ordonnance se distingue de la peine infligée pour la commission d’une infraction désignée en ce qu’elle a pour but de remplacer le produit de la criminalité plutôt que de punir le contrevenant.
Lors du calcul du montant de l’amende compensatoire, les tribunaux doivent impérativement mettre de côté les principes généraux en matière de détermination de la peine qui sont incompatibles avec la nature de cette ordonnance.
[24] Avant de débuter l’analyse, il convient d’insister sur la nature particulière de l’amende compensatoire comme volet autonome de la détermination de la peine. Même si l’amende compensatoire fait techniquement partie de la peine en vertu de l’art. 673 C. cr., une telle ordonnance se distingue de la peine infligée pour la commission d’une infraction désignée en ce qu’elle a pour but de remplacer le produit de la criminalité plutôt que de punir le contrevenant (R. c. Lavigne, 2006 CSC 10, [2006] 1 R.C.S. 392, par. 25). L’amende compensatoire tient donc, d’abord et avant tout, de la nature d’une ordonnance de confiscation. Il est de jurisprudence constante que la confiscation fait l’objet d’une analyse qui est indépendante de l’examen plus large réalisé à l’égard de la question de la détermination de la peine, ainsi que des principes qui y sont associés (Lavigne, par. 25-26; R. c. Craig, 2009 CSC 23, [2009] 1 R.C.S. 762, par. 34-37; R. c. Ouellette, 2009 CSC 24, [2009] 1 R.C.S. 818, par. 2; R. c. Nguyen, 2009 CSC 25, [2009] 1 R.C.S. 826, par. 2). Pour cette raison, lors du calcul du montant de l’amende compensatoire, les tribunaux doivent impérativement mettre de côté les principes généraux en matière de détermination de la peine qui sont incompatibles avec la nature de cette ordonnance.
L’infliction d’une amende compensatoire peut être envisagée lorsque la confiscation du bien qui constitue un produit de la criminalité est devenue irréalisable.
Le fait de limiter une amende compensatoire aux profits tirés par le contrevenant de ses activités criminelles sape et occulte l’intention du législateur
[26] L’infliction d’une amende compensatoire peut être envisagée lorsque la confiscation du bien qui constitue un produit de la criminalité est devenue irréalisable. Dans un tel cas, le tribunal peut, en remplacement de l’ordonnance de confiscation, infliger au contrevenant une amende égale à la valeur du bien (par. 462.37(3) C. cr.). Même si la présence du terme « peut » signale l’intention du législateur de conférer un certain pouvoir discrétionnaire aux tribunaux, je suis d’avis que ce pouvoir ne leur permet pas pour autant de limiter le montant de l’amende compensatoire aux profits tirés d’une activité criminelle, même dans les cas où une telle limitation respecterait le double objectif de privation du gain et de dissuasion. Voici pourquoi.
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[29] Le terme « biens », au sens du Code criminel, comprend les « biens originairement en la possession ou sous le contrôle d’une personne, et tous biens en lesquels ou contre lesquels ils ont été convertis ou échangés et tout ce qui a été acquis au moyen de cette conversion ou de cet échange » (art. 2 C. cr.). Cette définition est suffisamment large pour viser les revenus bruts tirés de la vente de biens obtenus criminellement (voir R. c. Way, 2017 ONCA 754, 140 O.R. (3d) 309, par. 4-7). Pour reprendre les termes des auteurs R. W. Hubbard et autres, [traduction] « [l]e concept devrait clairement comprendre tous les produits de la criminalité, et non pas seulement ceux qui restent après déduction des dépenses » (Money Laundering & Proceeds of Crime (2004), p. 442). Du reste, le fait de départager les revenus et les dépenses du contrevenant dans le but d’établir sa marge de profits reviendrait essentiellement à légitimer l’activité criminelle. Or, le législateur a justement adopté le par. 462.37(3) C. cr. pour priver les contrevenants des fruits de leur crime et leur retirer toute motivation de poursuivre leurs desseins criminels.
[30] En deuxième lieu, le tribunal qui limiterait la portée d’une amende aux profits tirés par un contrevenant de ses activités criminelles ferait fi de la nature de cette ordonnance. En effet, c’est uniquement lorsque la confiscation du bien est irréalisable que l’amende peut être ordonnée à titre de sanction de substitution (R. c. Angelis, 2016 ONCA 675, 133 O.R. (3d) 575, par. 72; R. c. Ford, 2013 NBCA 63, 412 R.N.-B. (2e) 196, par. 5). L’équivalence entre le montant de l’amende et la valeur du bien est inhérente à la notion de remplacement (Lavigne, par. 35).
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[32] À cet égard, l’auteur P. M. German souligne que [traduction] « [l]’arrestation d’un participant fait penser à une version du jeu “Fais tourner la bouteille” (“spin the bottle”) où la bouteille s’arrête devant une personne qui se retrouve en fin de compte responsable de la valeur brute des drogues, alors que d’autres personnes au sein de l’organisation, qui n’ont pas été arrêtées, n’assument aucune part de ce fardeau » (Proceeds of Crime and Money Laundering : Includes Analysis of Civil Forfeiture and Terrorist Financing Legislation (feuilles mobiles), § 15:28). Ce résultat en apparence sévère s’explique par la nature de l’amende compensatoire : si la drogue s’était retrouvée entre les mains du contrevenant, elle aurait été confisquée dans son entièreté (§ 15:28).
[33] En dernier lieu, le fait de limiter une amende compensatoire aux profits tirés par le contrevenant de ses activités criminelles sape et occulte l’intention du législateur (R. c. Banayos and Banayos, 2018 MBCA 86, 365 C.C.C. (3d) 528, par. 64). Comme l’a affirmé notre Cour dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Laroche, 2002 CSC 72, [2002] 3 R.C.S. 708, « [l]’objectif législatif poursuivi par la partie XII.2 dépasse visiblement la simple punition du crime » (par. 25; voir aussi Lavigne, par. 25; Dieckmann, par. 88). L’amende ne fait pas partie de la peine globale infligée au contrevenant pour la commission de l’infraction désignée (Lavigne, par. 25-26; R. c. Schoer, 2019 ONCA 105, 371 C.C.C. (3d) 292, par. 93; Angelis, par. 44; R. c. Dritsas, 2015 MBCA 19, 315 Man. R. (2d) 205, par. 56; R. c. Khatchatourov, 2014 ONCA 464, 313 C.C.C. (3d) 94, par. 55). En ce sens, le montant de l’amende ne varie pas en fonction du degré de culpabilité morale du contrevenant ni des circonstances de l’infraction. L’amende a plutôt comme double objectif de priver le contrevenant des produits de son crime et de le dissuader de récidiver. Mais l’objectif de dissuasion ne vise pas que le contrevenant lui-même : il cible également ses complices potentiels et les organisations criminelles (Lavigne, par. 23).
[34] Par la sévérité des dispositions sur les produits de la criminalité, le législateur envoie le message clair que « le crime ne paie pas » et tente ainsi de décourager les individus de s’organiser et de commettre des crimes motivés par l’appât du gain. Dans l’arrêt Lavigne, la juge Deschamps souligne que « [l]’efficacité des moyens mis en œuvre dépend largement de la rigueur des nouvelles dispositions et de leur effet dissuasif » (par. 9). C’est donc à dessein que le législateur recourt à une mesure très sévère en prescrivant que l’amende doit correspondre à la valeur du bien. Réduire une amende aux seuls profits tirés par le contrevenant de ses activités criminelles irait clairement à l’encontre de cet objectif.
[35] En somme, le pouvoir discrétionnaire conféré aux tribunaux par le par. 462.37(3) C. cr. ne leur permet pas de limiter le montant de l’amende compensatoire aux profits tirés de l’activité criminelle. Conformément aux enseignements de l’arrêt Lavigne, ce pouvoir discrétionnaire s’applique d’abord à la décision d’infliger ou non une amende, puis à la détermination de la valeur du bien (par. 35).
[36] À cette seconde étape, le fardeau qui incombe au ministère public se limite à démontrer que le contrevenant a possédé ou contrôlé un bien qui constitue un produit de la criminalité et à en établir la valeur (Angelis, par. 35; Dwyer, par. 24-27). Le ministère public n’a pas à prouver que le contrevenant a profité personnellement des produits de la criminalité (R. c. Piccinini, 2015 ONCA 446, par. 19 (CanLII); R. c. Siddiqi, 2015 ONCA 374, par. 6 (CanLII)). Le tribunal n’a pas non plus à s’interroger sur l’utilisation subséquente du bien par le contrevenant, par exemple la manière dont il a dépensé de l’argent liquide (Schoer, par. 105; R. c. Dow, 2014 NBCA 15, 418 R.N.‑B. (2e) 222, par. 37; R. c. S. (A.), 2010 ONCA 441, 258 C.C.C. (3d) 13, par. 14).
La capacité de payer du contrevenant ne doit pas être considérée dans la détermination du montant de l’amende compensatoire, pas plus qu’elle ne doit l’être dans le cadre de la décision d’infliger ou non une amende.
[37] La détermination de la valeur du bien doit s’appuyer sur la preuve et non sur « un calcul purement théorique qui ne correspond pas à la réalité » (R. c. Grenier, 2017 QCCA 57, par. 33 (CanLII)). Dans une situation impliquant la revente d’un bien obtenu criminellement, comme c’est le cas en l’espèce, le produit de la criminalité est, en principe, la somme obtenue en échange du bien originairement en la possession ou sous le contrôle du contrevenant, conformément à la définition du mot « biens » prévue à l’art. 2 C. cr., somme qui n’est pas nécessairement égale à la valeur marchande du bien vendu. Il faut garder à l’esprit que l’amende compensatoire vise à priver le contrevenant des produits de son crime et non à compenser la perte de la victime, ce qui est le propre d’une ordonnance de restitution (R. c. Lawrence, 2018 ONCA 676, par. 14-15(CanLII)). Finalement, la capacité de payer du contrevenant ne doit pas être considérée dans la détermination du montant de l’amende compensatoire, pas plus qu’elle ne doit l’être dans le cadre de la décision d’infliger ou non une amende (Rafilovich, par. 32; Lavigne, par. 37).
Les tribunaux peuvent diviser la valeur du bien entre plusieurs coaccusés pour éviter un risque de double recouvrement.
[39] À mon avis, les tribunaux peuvent diviser la valeur du bien entre plusieurs coaccusés pour éviter un risque de double recouvrement. Ce risque se manifeste lorsque le ministère public réclame l’infliction d’amendes compensatoires contre plus d’un contrevenant à l’égard des mêmes produits de la criminalité. À l’étape de l’infliction de l’amende compensatoire, on ne peut qu’évoquer un « risque » de double recouvrement, parce qu’il se peut fort bien que ce scénario ne se concrétise jamais, dans la mesure où certains coaccusés pourraient se retrouver dans l’incapacité d’acquitter leur amende dans le délai imparti. Cependant, cette éventualité n’empêche pas le tribunal de répartir l’amende entre des coaccusés, dès lors qu’il existe un risque de double recouvrement, qu’une demande en ce sens est formulée par le contrevenant et que la preuve permet d’en décider.
[40] Il incombe au contrevenant de demander et de convaincre le tribunal que la répartition de la valeur du bien entre des coaccusés est indiquée, car il s’agit d’une exception au principe général selon lequel le montant de l’amende doit correspondre à la valeur du bien qui était en sa possession ou sous son contrôle.
[41] Ce pouvoir discrétionnaire de répartition, dont l’exercice est guidé par le principe directeur consistant à éviter un double recouvrement, est conforme à l’objectif du par. 462.37(3) C. cr. et à la nature de l’ordonnance (Lavigne, par. 27).
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[50] Lorsque les conditions créant une possibilité de double recouvrement sont réunies, le tribunal doit procéder à la répartition de la valeur du bien entre les coaccusés afin d’éviter que ce risque ne se concrétise. Le tribunal n’a d’autre choix que de procéder ainsi, car l’exercice de son pouvoir discrétionnaire doit être conforme à la nature de l’amende compensatoire, laquelle remplace le bien non confiscable, ni plus ni moins. Le tribunal conserve cependant une certaine souplesse dans la manière de répartir la valeur du bien entre les coaccusés, vu le caractère approximatif de l’exercice.
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[52] Pour mitiger les risques de double recouvrement, le ministère public devrait, dans la mesure du possible, répartir de son propre chef entre les coaccusés la valeur du bien qui constitue un produit de la criminalité, lorsqu’il dispose d’une preuve indiquant que ce même bien ou une partie de celui-ci a été simultanément ou successivement en la possession ou sous le contrôle de ces derniers. Il s’agit d’un devoir qui incombe au ministère public dans le cadre de son rôle de « représentant de la justice », lequel exclut toute notion de gain ou de perte (R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 65).
[55] Bien entendu, le ministère public demeure libre de renoncer à réclamer une amende compensatoire ou d’en limiter le montant dans le cadre d’une suggestion commune sur la peine de l’un des coaccusés. Lorsque l’État renonce à réclamer une amende ou une partie de celle-ci, il n’existe évidemment aucune possibilité de double recouvrement en rapport avec la somme que le contrevenant est ainsi dispensé de payer. En conséquence, les coaccusés du contrevenant ne peuvent invoquer la somme faisant l’objet de la dispense pour limiter leur propre amende. Je le répète, seule la possibilité d’un double recouvrement donne ouverture à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de répartition du tribunal, afin de respecter la nature substitutive de l’amende compensatoire. Le montant de l’amende est déterminé en fonction de la valeur du bien qui n’est plus confiscable et non des considérations relatives à l’équité ou à la capacité de payer du contrevenant.
[56] En résumé, l’amende doit en principe être équivalente à la valeur du bien qu’a possédé ou contrôlé le contrevenant à un quelconque moment. L’exception à ce principe, suivant laquelle le contrevenant peut être condamné au paiement d’une somme inférieure à la valeur totale du bien en sa possession ou sous son contrôle, se justifie par le souci d’éviter qu’il y ait double recouvrement de la valeur d’un même bien auprès de plusieurs coaccusés.