9147-0732 Québec inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2019 QCCA 373

[88] Le pourvoi soulève une seule question : une personne morale peut-elle bénéficier de la protection prévue à l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés[55] et invoquer l’inconstitutionnalité d’une amende minimale?

[89] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’une personne morale, tout comme une organisation au sens du Code criminel[56], a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités et qu’elle pourrait, dans certaines circonstances, se prévaloir de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne »).

[111] L’argument principal voulant qu’une personne morale ne puisse bénéficier de la protection de l’article 12 est que cette protection s’inscrit dans le cadre de la préservation de la dignité humaine et qu’il serait erroné de procéder à l’analyse du caractère exagérément disproportionné d’une amende minimale en faisant abstraction de ce concept.

[112] Cet argument ne me convainc pas.

[113] Il est vrai que l’article 12 de la Charte canadienne s’inspire du Bill of Rights anglais de 1688 qui protégeait contre les amendes excessives et les châtiments cruels et inusités[82], de la Déclaration canadienne des droits et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[83], et que ces textes prévoyaient une protection de droits en lien avec la dignité humaine. Il est tout aussi vrai que, depuis l’adoption de la Charte en 1982, la doctrine et la jurisprudence ont associé la protection contre les traitements ou peines cruels et inusités au concept de dignité humaine[84].

[114] Certains auteurs reconnaissent que la protection contre les peines cruelles et inusitées offre aujourd’hui une protection beaucoup plus large en s’intéressant, notamment, aux conditions humaines et non plus seulement à la souffrance physique. Les professeurs Desrosiers, Lafontaine et Stylios écrivent :

Inusités, inhumains ou dégradants… dans tous les cas, le vocable utilisé renvoie aux supplices des corps, merveilleusement décrits par Michel Foucault dans son célèbre Surveiller et punir. A l’origine, ce sont les coups, les écartèlements, les marques au fer rouge et autres tortures qui sont ciblés. L’interprétation jurisprudentielle moderne de ces termes leur confère toutefois une portée plus large. Au Canada comme ailleurs, l’interdiction de recourir à des peines ou traitements cruels permet l’examen des modalités punitives actuelles, généralement fondées sur l’enfermement; les peines minimales obligatoires, les conditions de détention et l’emprisonnement indéterminé ont ainsi été contestés à plusieurs reprises devant les tribunaux. Il est désormais acquis qu’une peine ne doit pas être exagérément disproportionnée par rapport à la situation particulière du contrevenant, au risque d’inconstitutionnalité. L’article 12 trouve également application dans d’autres contextes, telles l’immigration ou la santé, par exemple.[85]

[Soulignements ajoutés]

[115] Force est de constater que le concept de dignité humaine prend, au XXIe siècle, une autre dimension.

[116] Pour s’en convaincre, il est utile de rappeler que certaines dispositions de la Charte, qui garantissent aujourd’hui la protection de personnes morales, visent essentiellement le respect de la dignité humaine. Et cela n’a pas eu pour effet d’empêcher que les personnes morales puissent en bénéficier.

[117] Dans l’arrêt Oakes, le juge Dickson écrivait que « [l]a présomption d’innocence a pour effet de sauvegarder la liberté fondamentale et la dignité humaine de toute personne que l’État accuse d’une conduite criminelle »[86]. De même, dans l’arrêt Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), la juge Karakatsanis rappelait que « [l]a protection que l’art. 8 accorde à la vie privée – personnelle, territoriale et informationnelle – d’un particulier est essentielle non seulement à la dignité humaine, mais aussi au fonctionnement de notre société démocratique »[87]. Pourtant, personne ne conteste que ces deux garanties s’appliquent à une personne morale.

[118] On ne saurait ainsi prétendre que la dignité humaine constitue un obstacle insurmontable empêchant d’étendre la protection qu’offre l’article 12 à une personne morale ou une organisation. L’argument voulant qu’appliquer l’article 12 aux personnes morales ou aux organisations ait pour effet de banaliser la dignité humaine et tous les crimes traditionnels qui peuvent l’affecter, tels la torture ou les châtiments corporels, ne me convainquent pas non plus. Rien ne doit banaliser ces traitements qui perdurent ailleurs dans le monde.

[119] Affirmer qu’au XXIe siècle, l’emprisonnement ne soit pas le seul traitement cruel et inusité ne fait que tenir compte d’une réalité plus contemporaine relative aux effets que peuvent avoir des atteintes disproportionnées aux moteurs économiques de notre société et les conséquences que peuvent subir certaines personnes à la suite de sanctions de nature économique.

[120] L’on argumentera que, dans ces circonstances, ce n’est pas la personne morale qui est touchée, mais les gens derrière elle. Or, la notion d’« organisation » s’approche bien près de la personne physique, notamment lorsqu’une sanction s’applique aux sociétés ou aux organisations qui œuvrent au bénéfice de leurs membres. Pour les personnes physiques qui seraient directement affectées par le fait qu’une amende exagérément disproportionnée soit imposée à leur organisation et qui ne bénéficient pas d’une personnalité juridique distincte, il devient évident que la garantie juridique doit s’appliquer. Par ailleurs, je ne vois pas en quoi il serait incorrect de faire bénéficier les personnes morales qui bénéficient d’une personnalité juridique distincte, lorsque le sort de personnes physiques et l’intérêt public dépendent de l’application de la garantie juridique édictée à l’article 12.

[121] Aussi, dans le contexte de la garantie juridique accordée par l’article 12, prétendre que l’utilisation de la personne morale ne peut servir de paravent ne me convainc pas[88]. La personne morale constitue un instrument juridique mis à la disposition des citoyens qui, dans une très grande majorité des cas, l’utilisent à des fins légitimes. Elle agit toujours par l’entremise de ses dirigeants, employés ou agents.

[122] Le cadre d’analyse de la « peine cruelle et inusitée » a été élaboré à partir de situations impliquant des personnes physiques uniquement. Or, l’amende peut être cruelle pour la personne morale. Une personne morale peut souffrir d’une amende cruelle qui se manifeste par sa dureté, sa sévérité et une sorte d’hostilité[89]. L’analyse de la situation doit être entreprise en fonction de la réalité vécue par la personne morale et non en fonction d’une réalité qui ne la concerne pas.

[123] Élargir la protection de l’article 12 de la Charte à la personne morale l’autorise à se défendre contre une peine qu’elle estime cruelle et inusitée, ce qui apparaît, au XXIe siècle, dans l’ordre normal des choses.