Labrecque c. R., 2024 QCCA 104

Lorsque la base factuelle du verdict rendu par le jury est ambiguë, le juge qui détermine la peine ne doit pas tenter de suivre le raisonnement du jury, mais il doit plutôt tirer ses propres conclusions concernant les faits pertinents.

[19] Comme l’écrit le juge, il va de soi que tout fait aggravant en ce qui a trait à la détermination de la peine doit être prouvé hors de tout doute raisonnable : paragr. 724(2) C.cr. et Ferguson, paragr. 17 et 18. Le juge avait donc raison de s’interroger à savoir si la preuve établissait hors de tout doute raisonnable que le meurtre était prémédité, même s’il pouvait tout autant être un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel.

[20] Dans Ferguson, on trouve la mention que le législateur a tout intérêt « de savoir avec certitude si la disposition législative en cause est constitutionnelle […] » [je souligne] (paragr. 73). Ce passage a peut-être inspiré le juge lorsqu’il a écrit que le verdict prononcé en l’espèce « ne permet pas au Tribunal de savoir avec certitude quelles sont les circonstances relatives à la perpétration de l’infraction sur lesquelles il prend appui » [je souligne] (paragr. 14).

[21] Cette phrase, prise isolément, pourrait laisser entendre que le juge a pu tenter de reconstituer les bases du verdict. Ce serait cependant une erreur puisque l’on « ne doit pas tenter de suivre le raisonnement du jury » (Ferguson, paragr. 18). L’ensemble du jugement démontre cependant qu’il n’a pas commis cette erreur et qu’il a plutôt examiné la preuve afin d’être convaincu que celle-ci établissait que le meurtre avait été perpétré avec préméditation et de propos délibéré. Il a su correctement adapter son raisonnement à celui de Ferguson, même si le cadre juridique était différent.

[22] On peut lire ceci dans Ferguson :

[18] Deuxièmement, lorsque la base factuelle du verdict rendu par le jury est ambiguë, le juge qui détermine la peine ne doit pas tenter de suivre le raisonnement du jury, mais il doit plutôt tirer ses propres conclusions concernant les faits pertinents : Brown; R. c. Fiqia (1994), 1994 ABCA 402 (CanLII), 162 A.R. 117 (C.A.).  Ce faisant, il peut, « à l’égard des autres faits pertinents qui ont été révélés lors du procès [. . .] les accepter comme prouvés » (al. 724(2)b)).  Pour s’appuyer sur un fait aggravant ou une condamnation antérieure, le juge qui détermine la peine doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence de ce fait ou de cette condamnation; pour se fonder sur tout autre fait pertinent, il doit être convaincu de l’existence de ce fait par une preuve prépondérante : al. 724(3)d) et e); voir aussi R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 368; R. c. Lawrence (1987), 1987 CanLII 9452 (ON SC), 58 C.R. (3d) 71 (H.C. Ont.).  Il ressort de cette démarche que le juge du procès ne doit s’appuyer que sur les constatations de fait nécessaires pour lui permettre d’infliger la peine appropriée dans l’affaire dont il est saisi.  Il doit d’abord se demander quelles sont les questions pertinentes pour la détermination de la peine et, ensuite, faire les constatations de fait nécessaires pour trancher ces questions.

[23] En d’autres mots, si le verdict est ambigu à l’égard des faits retenus ou des inférences qu’on peut en faire, le juge doit tirer ses propres conclusions pour déterminer si ces faits importent aux fins de la détermination de la peine. S’il s’appuie sur des faits aggravants, il doit évidemment être convaincu hors de tout doute raisonnable de leur existence, d’autant que l’article 231 C.cr. est une disposition qui porte sur la détermination de la peine : R. c. Paré, 1987 CanLII 1 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 618, à la page 625.

[24] Bien sûr, Ferguson a été prononcé dans un contexte différent, mais, pour me répéter, le juge pouvait sûrement s’en inspirer. Ainsi, dans l’arrêt Ferguson, le verdict d’acquittement d’une accusation de meurtre et de culpabilité à une accusation réduite d’homicide involontaire coupable ne permettait pas d’analyser adéquatement la conduite du délinquant dans le cadre de la détermination de la peine. On connaît la grande variété de circonstances qui peuvent donner lieu à une accusation d’homicide involontaire coupable et il arrive parfois que l’on soit incapable de savoir si certaines circonstances ont été démontrées en se fondant uniquement sur le verdict. C’est ce qui s’est produit dans cet arrêt.

[25] Dans cette affaire, certains faits ont donc été retenus par le juge en s’assurant à la fois de respecter le verdict et de déterminer la peine adéquate. C’était un cadre différent de celui du présent dossier, mais un contexte qui se prête néanmoins à une adaptation des principes qui y sont décrits.

[26] Bref, à mon avis, le juge s’est, à bon droit, inspiré de Ferguson pour conclure que les faits qu’il a retenus démontraient hors de tout doute raisonnable que le meurtre avait été commis de manière préméditée et de propos délibéré, même si, par ailleurs, le harcèlement criminel pouvait avoir été démontré.

[27] De son côté, l’appelant propose une autre interprétation de la preuve. Il écrit, dans son argumentation écrite, que « rien ne permettait d’écarter la possibilité que la totalité ou qu’une partie du jury ait reconnu l’appelant coupable […] par la concomitance avec le crime de harcèlement criminel ». Il est encore plus précis dans son plan d’argumentation : « Il existe une possibilité raisonnable qu’au moins l’un des membres du jury ait reconnu l’appelant coupable de meurtre au premier degré par imputation en raison de la commission concomitante d’un harcèlement criminel. »

[28] Ce faisant, et avec égards, il tombe dans le piège évoqué dans Ferguson, c’est-à-dire de tenter erronément de reconstituer le raisonnement du jury :

[22] Premièrement, le juge du procès a commis une erreur en tentant de reconstituer le raisonnement du jury.  Le droit n’autorise pas le juge du procès à procéder à cet exercice, et ce, pour une bonne raison.  Les jurés peuvent arriver à un verdict unanime en s’appuyant sur des raisons différentes et sur des thèses différentes concernant l’affaire : R. c. Thatcher, 1987 CanLII 53 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 652.  Attribuer un seul ensemble de conclusions factuelles à tous les jurés relève de l’hypothèse et de la fiction, sauf s’il est clair que ces constatations de fait ont inévitablement fait l’unanimité.  Devant une ambiguïté, le juge du procès doit examiner la preuve et faire ses propres constatations de fait compatibles avec la preuve et les conclusions du jury.

[29] Contrairement à ce que soutient l’appelant, le juge ne doit pas se demander s’il est vraisemblable ou s’il y a une possibilité raisonnable que l’un des jurés ait pu reconnaître l’accusé coupable sur la base d’un meurtre accompagné de harcèlement criminel. Le juge doit plutôt examiner la preuve pour établir ses propres constatations et conclusions de fait (évidemment compatibles avec le verdict) et non examiner la preuve pour tenter de comprendre comment les jurés sont parvenus à ce verdict.

[30] Cette distinction importe puisque les conclusions de fait du juge méritent déférence en appel et ne peuvent être infirmées qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante : R. c. Gagnon, 2006 CSC 17, [2006] 1 R.C.S. 621, paragr. 10. Il n’y a pas de raison pour que ce soit différent ici sous prétexte que le juge analyse la preuve après un jury. Il demeure que ce sont ses conclusions de fait, au même titre que celles d’un juge siégeant sans jury.

La demande d’inconstitutionnalité portait donc sur une question qui n’était plus en jeu.

[37] L’appelant soutient aussi que le juge devait néanmoins trancher la question. Il cite à ce sujet Griffith c. R., 2023 QCCA 301. Il a tort.

[38]      Dans Griffith, la question était celle-ci :

[28] La question au cœur de cet appel se résume essentiellement comme ceci : une cour supérieure peut-elle faire l’économie de se prononcer sur la constitutionnalité d’une peine minimale si la peine appropriée pour le délinquant est équivalente ou supérieure au minimum prévu?

[39] C’est ce qui a mené à la conclusion suivante :

[56] Cet exercice mène, selon moi, à la conclusion qu’un juge de la Cour supérieure doit trancher une question portant sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire puisque c’est la loi qui est en litige. Il s’agit de l’orientation judiciaire fondamentale développée au Canada par la Cour suprême. Pour cette raison, la retenue judiciaire devient nécessairement d’application très rare, incluant les violations des peines minimales à l’article 12 de la Charte. Cela pourrait n’être envisagé que dans de rares cas où, par exemple, il est devenu inutile de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi.

[40] Ce n’est pas le cas ici, puisque la demande porte sur une disposition qui ne constitue pas le fondement exclusif du verdict et donc de la peine à infliger. Le juge ne pouvait accueillir la demande d’inconstitutionnalité si le verdict était basé sur la préméditation, même s’il pouvait aussi être basé sur le harcèlement criminel. Or, c’est ce que le dossier démontrait selon les conclusions du juge qui, je le répète, ne font voir aucune erreur manifeste et déterminante.

[41] En conclusion, je suis d’avis que le juge pouvait refuser de trancher la demande au motif qu’il ne pouvait le faire sur la base de l’argument qui lui était présenté. Somme toute, la question était purement théorique, ce qui explique la décision du juge : Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97. De plus, en raison des conclusions factuelles du juge, elle ne portait plus sur l’objet du litige, c’est-à-dire une demande d’inconstitutionnalité fondée sur un verdict de culpabilité de meurtre au premier degré en conséquence d’un harcèlement criminel. La demande d’inconstitutionnalité portait donc sur une question qui n’était plus en jeu.

[42] Malgré cette conclusion, j’estime nécessaire de dire quelques mots à propos de l’arrêt Meunier qui, selon le juge de première instance, réglait de toute façon la question. Comme le juge a ainsi tout de même tranché la demande quoiqu’elle fût théorique, je crois préférable, avec toutes les réserves qui s’imposent, d’ajouter ce qui suit, d’autant que les parties ont plaidé ce point.