Al-Sherifi c. R., 2024 QCCA 996
MOTIFS DU JUGE VAUCLAIR
Si, avec le consentement des parties, un juge de la Cour supérieure peut entendre un procès sans jury, l’art. 473 C.cr. prévoit que cette possibilité est limitée aux infractions décrites à l’art. 469 C.cr., principalement le meurtre.
[25] La compétence du juge de la Cour supérieure siégeant sans jury dans la province de Québec n’est pas nouvelle. Dans l’arrêt R. c. Pouliot, 2015 QCCA 9, la Cour a statué qu’au Québec, la compétence du juge seul est exercée par le juge de la Cour du Québec, sous réserve des cas limités prévus à l’article 473 C.cr. Plus récemment, dans l’arrêt R. c. Charbonneau, 2024 QCCA 78, la Cour a réitéré cette conclusion.
[26] Dans ses observations écrites additionnelles, le ministère public affirme que le consentement des parties était acquis et que si « l’article 473 C.cr. limite les cas où un juge de la Cour supérieure peut entendre un procès sans jury aux infractions prévues à l’article 469 C.cr., son paragraphe (1.1) prévoit que les parties peuvent consentir à ce que toute autre infraction puisse être également jugée par le juge qui préside le procès ».
[27] L’article 473 prévoit :
Procès sans jury
473 (1) Nonobstant toute autre disposition de la présente loi, une personne accusée d’une infraction visée à l’article 469 peut être jugée sans jury par un juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle si elle-même et le procureur général y consentent. |
Trial without jury
473 (1) Notwithstanding anything in this Act, an accused charged with an offence listed in section 469 may, with the consent of the accused and the Attorney General, be tried without a jury by a judge of a superior court of criminal jurisdiction. |
Ordonnance pour réunir plusieurs infractions en un même procès
(1.1) Le juge d’une cour supérieure de juridiction criminelle qui préside un procès pour une infraction prévue à l’article 469 peut, si les parties y consentent conformément au paragraphe (1), ordonner que l’accusé subisse son procès devant lui à l’égard de toute autre infraction. |
Joinder of other offences
(1.1) Where the consent of the accused and the Attorney General is given in accordance with subsection (1), the judge of the superior court of criminal jurisdiction may order that any offence be tried by that judge in conjunction with the offence listed insection 469. |
[28] Le ministère public prétend que « [l]e principe général, consacré à l’article 567 C.cr., voulant que les coaccusés subissent leur procès conjointement, milite […] en faveur d’une interprétation large du paragraphe 473(1.1) C.cr. » et, donc, à partir « du moment que l’option de procéder sans jury est disponible pour un coaccusé, un juge seul de la Cour supérieure est compétent pour juger également les coaccusés lors d’un seul et même procès. »
[29] Subsidiairement, il prétend que la Cour du Québec et la Cour supérieure ont une compétence concurrente pour « la catégorie d’infractions dont font partie celles dont l’appelant a été déclaré coupable » et que la disposition réparatrice prévue au
sous-alinéa 686(1)b)(iv) C.cr. s’applique, au sens de R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9.
[30] Je suis d’avis, contrairement à mon collègue Bachand, que notre Cour a depuis longtemps confirmé le droit et la compétence de la Cour supérieure pour juger les actes criminels. Le juge de la Cour supérieure a la compétence que lui octroie le Parlement. Par ailleurs, l’article 552 C.cr., en définissant le « juge » qui tient les procès sans jury pour les actes criminels, confie sans ambiguïté cette compétence à la Cour du Québec.
…
[33] Cette jurisprudence a été reprise plus récemment dans l’arrêt R. c. Pouliot, 2015 QCCA 9, et ce dernier dans l’arrêt R. c. Charbonneau, précité, et enfin, dans un autre contexte, voir aussi l’arrêt R. c. Denis, 2024 QCCA 647, par. 60 et s. Cette jurisprudence dicte donc le droit, reconnu également par la Cour supérieure elle-même. Il faut réitérer la compétence limitée du juge de la Cour supérieure lorsqu’il siège sans jury.
[34] Dans l’arrêt Pouliot, précité, la Cour a expliqué :
[14] D’autre part, au Québec, c’est le juge de la Cour du Québec qui a compétence pour agir à titre de juge sans jury, pas celui de la Cour supérieure.
[15] En effet, dans le chapitre des procès sans jury, l’art. 552 C.cr. précise que, au Québec, « juge » signifie « un juge de la Cour du Québec ». On sait que, dans les autres provinces, ce sont les juges des cours supérieures qui exercent cette compétence. Ce n’est pas le cas au Québec.
[16] Par ailleurs, si, avec le consentement des parties, un juge de la Cour supérieure peut entendre un procès sans jury, l’art. 473 C.cr. prévoit que cette possibilité est limitée aux infractions décrites à l’art. 469 C.cr., principalement le meurtre. Cela ne vise aucunement les infractions dont était accusé l’appelant : R. c. Côté, 1998 CanLII 13016 (QC CA), [1998] R.J.Q. 1981 (C.A.).
[35] Puis, dans l’arrêt Charbonneau, précité, elle reprend le même raisonnement, confirmant que la compétence définie par le Parlement, pour emprunter les mots de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Esseghaier, limite la compétence de la Cour supérieure :
[9] L’arrêt Pouliot, précité, conclu correctement qu’au Québec, contrairement à la situation prévalant dans les autres provinces et territoires, la compétence du juge seul est dévolue au juge de la Cour du Québec par le Code criminel. Il en résulte que le juge de la Cour supérieure est compétent uniquement s’il siège avec un jury, tel que stipulé à l’article 471 C.cr. ou s’il siège sans jury avec le consentement des parties, tel que stipulé à l’article 473 C.cr.
[10] Dans les circonstances de l’arrêt R. c. Esseghaier, précité, la Cour suprême n’avait pas à considérer le cas en l’espèce puisque le Code criminel attribue au juge de la Cour supérieure de l’Ontario sa compétence sur l’infraction en cause, indifféremment s’il siège avec ou sans jury. Par conséquent, dans tous les cas, Esseghaier avait été jugé par un tribunal compétent, bien qu’il ne fût pas, en définitive, celui de son choix. En clair, dans sa province, si Esseghaier avait choisi d’être jugé par un juge seul, il aurait été jugé par un juge de la Cour supérieure siégeant sans jury au sens de l’article 552 du Code.
[11] De façon analogue à l’affaire Esseghaier, notre Cour a appliqué la disposition réparatrice dans le cas où, au cours du procès qu’il préside avec un jury, le juge de la Cour supérieure reçoit lui-même le plaidoyer d’un accusé à une infraction prévue à l’article 469 C.cr., assimilant le tout à un nouveau choix et un consentement des parties conformément à l’article 473 C.cr. : R. c. Godbout, 2017 QCCA 569, par. 14-15 et 21.
[12] Toutefois, en l’absence de compétence ab initio, la disposition réparatrice est inapplicable. L’arrêt R. c. Esseghaier, précité, le réitère et s’appuie sur des arrêts de notre Cour. Au paragraphe 47 de la décision, la Cour suprême écrit que :
« …[p]our l’application de la disposition réparatrice, le terme « compétent » vise uniquement l’aptitude du tribunal de première instance de traiter de « l’objet de l’accusation », puisque seul un défaut à l’égard de la compétence ratione materiae « priv[e] le tribunal de toute compétence ab initio » (R. c. Primeau, 2000 CanLII 11306 (QC CA), [2000] R.J.Q. 696 (C.A.), par. 31; voir aussi R. c. C.N. (1991), 52 Q.A.C. 53, par. 38, le juge Brossard, dissident, inf. essentiellement pour les motifs exposés par le juge Brossard, 1992 CanLII 46 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 471). À cette fin, la question de la compétence en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iv) ne vise que l’aptitude du tribunal de première instance à juger la catégorie d’infractions pertinente, comme définie par le Parlement. »
R. c. Esseghaier, 2021 CSC 9, par. 47 (soulignement ajouté).
[13] Or, au Québec, une personne accusée d’un acte criminel non visé par l’article 469 C.cr. ne peut pas choisir d’être jugée par un juge de la Cour supérieure siégeant sans jury. La compétence ab initio sur cette seconde catégorie d’infractions a été attribuée par le législateur à la Cour du Québec (article 552 C.cr.) ou à la Cour supérieure siégeant avec un jury (article 471 C.cr.).
[14] Avec respect pour l’opinion contraire, l’application de la disposition réparatrice, si cela était possible, aurait pour effet d’investir le juge de la Cour supérieure siégeant sans jury d’une compétence que le législateur a choisi d’attribuer à la Cour du Québec.
R. c. Charbonneau, 2024 QCCA 78, par. 9-14 (soulignement dans le texte, caractères gras ajoutés). Voir aussi : R. c. Savard, 2022 QCCS 864, par. 26; Wong c. R., 2023 QCCS 5065, par. 9-12.
La question demeure de savoir si la réponse est différente pour une personne qui n’est accusée d’aucune infraction mentionnée à l’article 469 C.cr. et qui, selon la théorie du ministère public, a agi de concert avec une autre qui, elle, peut être jugée par un juge de la Cour supérieure sans jury. À mon avis, la réponse est la même : non.
[36] La question demeure de savoir si la réponse est différente pour une personne qui n’est accusée d’aucune infraction mentionnée à l’article 469 C.cr. et qui, selon la théorie du ministère public, a agi de concert avec une autre qui, elle, peut être jugée par un juge de la Cour supérieure sans jury. À mon avis, la réponse est la même : non.
[37] La proposition du ministère public repose sur une lecture incorrecte de l’article 473 du C.cr. Il y voit la possibilité de tenir un procès devant un juge seul de la Cour supérieure si une personne est accusée d’un crime qui ne figure pas à l’article 469 du C.cr., pourvu qu’elle ait participé à une entreprise commune avec une autre personne accusée d’un crime prévu à l’article 469 du C.cr. J’estime qu’il s’agit d’une erreur. La compétence attribuée à l’article 473 du C.cr.et, par extension, celle du paragraphe 473(1.1), visent un accusé et non un groupe d’accusés.
MOTIFS DU JUGE BACHAND
[49] J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Vauclair et je suis d’accord avec l’interprétation qu’il propose du paragraphe 473(1.1) C.cr. Cette disposition confère à un juge de la Cour supérieure présidant un procès pour une infraction prévue à l’article 469 C.cr. le pouvoir d’ordonner — si les parties y consentent conformément au paragraphe 473(1) C.cr. — que l’accusé subisse son procès devant lui, donc sans jury, à l’égard « de toute autre infraction/any offence ». Elle ne saurait être interprétée comme conférant à un juge de la Cour supérieure siégeant sans jury le pouvoir d’ordonner à un co-accusé de subir son procès devant lui pour une infraction non prévue à l’article 469 C.cr. Le paragraphe 473(1.1) C.cr.aurait assurément été rédigé différemment si telle avait été l’intention du Parlement.
[50] Je suis également d’accord avec mon collègue quant au sort du pourvoi et à la nécessité d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. À mon avis, cette conclusion s’impose compte tenu, d’une part, des enseignements de l’arrêt Charbonneau[1] quant à l’inapplicabilité de la disposition réparatrice du sous-alinéa 686(1)b)(iv) C.cr. lorsqu’un juge de la Cour supérieure a contrevenu à l’article 471 C.cr. en jugeant sans jury une infraction non prévue à l’article 469 C.cr. et, d’autre part, des règles régissant le stare decisis horizontal[2].