A.T. c. R., 2023 QCCA 1018

La Cour est fort consciente de la difficile tâche qui incombe aux juges d’instance en matière criminelle, laquelle découle non seulement des drames humains et des affaires délicates dont ils sont fréquemment saisis, mais aussi d’un fort volume de dossiers et de ressources trop souvent limitées.

Néanmoins, une tâche judiciaire difficile et délicate n’autorise pas un juge à choisir des raccourcis lorsque la difficulté augmente, au contraire.

[38]      Cela étant, la Cour est fort consciente de la difficile tâche qui incombe aux juges d’instance en matière criminelle, laquelle découle non seulement des drames humains et des affaires délicates dont ils sont fréquemment saisis, mais aussi d’un fort volume de dossiers et de ressources trop souvent limitées. Il est raisonnable de penser que c’est manifestement ce à quoi référait en peu de mots la juge Karakatsanis dans l’arrêt R. c. G.F.[18] lorsqu’elle notait que « les juges présidant des procès sont occupés »[19]. Néanmoins, une tâche judiciaire difficile et délicate n’autorise pas un juge à choisir des raccourcis lorsque la difficulté augmente, au contraire[20]. Une justice criminelle garante de la confiance du public, en faveur duquel l’obligation de motiver est établie[21], commande non seulement qu’il paraisse que justice a été rendue, mais que les justiciables, et les accusés en particulier, ne doutent pas que le juge saisi d’une affaire a apprécié les témoignages et la crédibilité des témoins de façon judiciaire, c’est-à-dire de façon rigoureuse, impartiale et à l’abri de toute influence indue. La facture générale du jugement entrepris ne satisfait pas ces exigences.

[39]      La Cour n’ignore pas non plus que les juges d’instance ne sont pas tenus à un standard de perfection dans l’expression, écrite ou orale, de leurs motifs[22]. De même, les juges sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours[23], la démarche d’analyse de versions contradictoires issue de l’arrêt R. c. W.(D.)[24] n’est pas « sacro-sainte »[25] et les décisions du juge du procès relatives à la crédibilité commandent un degré élevé de déférence[26]. Ainsi, lorsque la Cour examine les motifs pour déterminer s’ils sont suffisants, il importe de les considérer globalement, « dans le contexte de la preuve présentée, des arguments invoqués et du procès, en tenant compte des buts ou des fonctions de l’expression des motifs »[27], ces buts étant atteints si les motifs, considérés dans leur contexte, indiquent pourquoi le juge a rendu sa décision[28].

[40]      Quant à la suffisance des motifs sur le plan des faits, même si le juge du procès s’est mal exprimé, une cour d’appel qui comprend le « résultat » et le « pourquoi » à partir du dossier peut expliquer le fondement factuel de la conclusion à la partie lésée[29].

[41]      Ces principes et mises en garde connus ne suffisent toutefois pas à mettre le jugement entrepris à l’abri d’une intervention. En effet, d’autres principes, dont ce dernier révèle une économie, sont tout aussi importants.

[42]      Au premier chef, si la Cour rappelait récemment dans L.C. c. R.[30] que la grille d’analyse de R. c. W. (D.) ne s’impose pas mécaniquement, elle soulignait du même souffle que le juge du procès commet une erreur révisable s’il ne traite pas d’« importantes contradictions » entre certains éléments de la preuve du poursuivant et celle de la défense[31]. La Cour allait aussi en ce sens dans l’arrêt Dufour[32] :

[45] Les tribunaux ont souvent affirmé que l’omission de considérer un élément de preuve pertinent constitue une erreur de droit.

[46] En effet, l’accusé a droit à un examen des éléments de preuve qui peuvent lui être favorables et qui se rapportent à la question ultime à trancher. L’omission de ce faire, si l’élément concerné revêt suffisamment d’importance, justifie l’intervention d’un tribunal d’appel.

[47] Cette obligation est d’autant plus importante lorsque l’accusé, comme en l’instance, fait face à une sanction sévère.

[Soulignements ajoutés; renvois omis]

[43]      Quant à la suffisance des motifs en droit, il importe que la partie lésée soit capable d’exercer valablement son droit d’appel : « Les avocats doivent être capables de déterminer la viabilité d’un appel et les juridictions d’appel doivent être capables d’établir si une erreur s’est produite »[33].

Si un juge peut s’inspirer, voire utiliser, le plan de plaidoirie de l’une et/ou l’autre des parties aux fins de son jugement, la Cour suprême a tout de même souligné dans l’arrêt Cojocaru que le processus de formulation des motifs du jugement dans les propres mots du juge contribue à garantir qu’il a pris les questions en litige en considération et qu’il s’est formé une opinion à leur égard de façon indépendante.

[46]      D’abord, outre que, comme on l’a vu précédemment, les motifs du juge au soutien de l’appréciation de la crédibilité de l’appelant constituent un copier/coller, au sens propre, de l’extrait correspondant de la plaidoirie écrite du ministère public, le recours par le juge au « comportement » de l’appelant lors de son témoignage laisse encore davantage dubitatif concernant la validité de l’exercice global. D’autant plus qu’en cette matière, le juge Doyon rappelait pour la Cour que les tribunaux ne doivent pas se laisser indûment influencer par ce constat[44] :

[88] On peut certes s’interroger sur l’évaluation fondée sur le comportement ou l’attitude de l’appelant en témoignant et sur l’à-propos des mots « l’accusé cherche ses mots, hésite, bafouille et joue constamment avec ses mains ». Un juge peut évidemment tenir compte du comportement d’un témoin, de sa façon de témoigner : […]. Il ne faut toutefois pas se laisser indûment influencer par un tel examen et, entre autres, il ne faut pas se baser sur ce seul constat : […], d’autant qu’il est de plus en plus reconnu qu’un tel exercice peut être déficient […].

[…]

[90] En d’autres mots, c’est plutôt comme point de départ à un examen plus approfondi en cours d’interrogatoire que le comportement du témoin devrait être pris en compte par le juge.

[Soulignements ajoutés; renvois omis]

[47]      Par ailleurs, si la Cour a observé à juste titre dans d’autres affaires l’« indulgence relative » dont les tribunaux d’appel doivent faire preuve à l’égard de jugements en matière criminelle rendus oralement en première instance dans des salles à volume[45], cette indulgence ne s’impose pas en l’espèce : le jugement entrepris, bien que rendu oralement, l’a été après quatre mois de délibéré et, comme on l’a vu, environ un mois après la réception par le juge des plaidoiries écrites qu’il avait requises des parties.

[48]      Si un juge peut s’inspirer, voire utiliser, le plan de plaidoirie de l’une et/ou l’autre des parties aux fins de son jugement, la Cour suprême a tout de même souligné dans l’arrêt Cojocaru que le processus de formulation des motifs du jugement dans les propres mots du juge contribue à garantir qu’il a pris les questions en litige en considération et qu’il s’est formé une opinion à leur égard de façon indépendante[46].

[49]      Or, la facture générale du jugement, au vu de la preuve reproduite dans le dossier d’appel, n’offre pas cette garantie que le juge s’est formé une opinion de façon indépendante sur les contradictions dans la preuve et les questions en litige sur chacun des chefs d’accusation, particulièrement en raison de l’importation sans réserve et mot pour mot, lors du prononcé du jugement, de l’extrait de la plaidoirie écrite du ministère public concernant la question cruciale de la crédibilité de l’appelant. On comprend d’ailleurs mal au vu du dossier d’appel l’importance déterminante qu’a donnée le juge, répétant en cela la plaidoirie écrite de l’intimé, au fait que le témoignage de l’appelant aurait été truffé de « réticences, imprécisions, invraisemblances, contradictions et manques de transparence ». Si la transcription de son témoignage révèle que l’appelant a balbutié, a parfois été imprécis ou s’est contredit, ce qui peut caractériser à certains égards un témoignage relatif à plusieurs évènements survenus à différentes époques et sur une période d’une dizaine d’années, les qualificatifs précités empruntés par le juge à la plaidoirie de l’intimé laissent perplexe, d’autant plus que le jugement ne permet pas de voir en quoi de telles lacunes l’auraient emporté sur celles de même nature qui affectent aussi le témoignage de la plaignante sur plus d’un des évènements en litige. En présence de telles versions contradictoires, sur tous les évènements qui ont donné lieu aux divers chefs d’accusation, le juge devait indiquer au moyen d’une analyse suffisante et compréhensible comment il les a tranchées au regard de l’ensemble de la preuve, plutôt que de se limiter à arbitrer un concours de crédibilité.

En ce qui concerne la qualité des jugements individuels et les réalités matérielles du système de justice criminelle, nous ne pouvons pas nous attendre à la perfection, mais nous ne devrions accepter rien de moins que la suffisance.

[63]      En terminant, malgré sa longueur, la Cour estime opportun de citer l’extrait suivant d’un récent article de la professeure Paciocco, lequel trouve ici tout son sens :

In Sheppard, the Court characterized an order for a new trial as a “serious” remedy requiring “serious justification.” The seriousness of this remedy is particularly acute in the sexual assault context, where, as in G.F., prosecution usually requires that the complainant testify in a process that is often experienced as harmful and traumatic.

The goal of finality is vitally important, then, particularly in this context. Yet, it should not be allowed to eclipse other imperatives, including accuracy and fairness to the accused.

[…]

In his concurring appellate reasons in Al-Rawi, Saunders J.A. made some general observations about appellate review that merit our renewed attention. He wrote:

Sitting on appeal, we require trial judges to make strong findings of fact, decide matters of credibility, apply the law to the evidence correctly, and express themselves in plain, unambiguous language. That is the law, which is there to protect the rights of any citizen whose actions form the basis of a criminal prosecution. And those are obligations that apply to every kind of case, so that when matters are appealed, the record from the court below will provide a proper basis for meaningful appeal.

If it is shown that the trial judge erred, to the extent where appellate intervention is warranted, the appeal will be allowed, the judgement set aside, and a suitable remedy granted. Those are the “checks and balances” our system of justice provides.  That is how the system is supposed to work. Just as it did in this case.[56]

To the extent the system works at all, it is in part thanks to the “checks and balances” provided by clear reasons for judgment and by the opportunity for meaningful appellate review.

5. Conclusion

Checks and balances are helpful, but they are also costly. Appeals and retrials are burdensome, especially when they involve serious charges, complex issues, voluminous evidence, and/or vulnerable witnesses. Relatedly, as stated in G.F., “[t]rial judges are busy.” In arguing for robust appellate scrutiny, I am mindful of these realities. I am attentive to the material limitations Tanovith identified twenty years ago. Like Tanovitch, however, I think these limitations undercut the presumption of correct application more than they justify it: to the extent that trial judges are rushed and under-ressourced, they are more likely to err, and hence they are more in need of appellate oversight.

At the end of the day, if trial judges cannot consistently provide clear, cogent reasons that facilitate thorough appellate review, then the problem is not that our expectations may be too high; the problem is that our expectations are too low. […] When it comes to both the quality of individual trial judgments and the material realities of the criminal justice system, we cannot expect perfection, but we should accept nothing less than sufficiency.[57]

[Soulignements ajoutés; certains renvois omis]

[64]      Ces propos sont en effet intégralement applicables à l’espèce : certes, le juge de première instance n’était pas tenu à un standard de perfection, mais simplement à celui de la suffisance, seuil qu’il n’a pas atteint.