R. c. Lafrance, 2022 CSC 32

La Cour a reconnu qu’« il y a détention [. . .] même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer [. . .] et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir ».

[21]  La détention s’entend de « la suspension de l’intérêt d’une personne en matière de liberté par suite d’une contrainte physique ou psychologique considérable de la part de l’État » (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 21; Le, par. 27). Dans le feu de l’action, il n’est pas toujours facile pour des citoyens ordinaires, qui sont peut‑être mal informés de leurs droits ou de l’étendue des pouvoirs des policiers, de savoir s’ils ont le choix d’obtempérer ou non à une demande des policiers. Une personne peut percevoir « une simple interaction de routine avec les policiers comme [l’]obligeant à obtempérer à toute demande » (Le, par. 26, se référant à S. Penney, V. Rondinelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada (2e éd. 2018), p. 83). Pour cette raison, la Cour a reconnu qu’« il y a détention [. . .] même en l’absence d’une contrainte physique exercée par l’État, lorsqu’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé se sentirait obligée d’obtempérer [. . .] et conclurait qu’elle n’est pas libre de partir » (Le, par. 26 (je souligne)). Cela étant dit, ce n’est pas toute interaction entre l’État et les citoyens qui constitue une détention (Suberu, par. 3; Le, par. 27); il n’y a pas détention, et donc les droits garantis par l’al. 10b) ne sont pas violés, lorsqu’une personne coopère volontairement avec les policiers, par exemple en acceptant librement de faire une déclaration.

[22] En l’espèce, M. Lafrance affirme que son choix de coopérer avec les policiers le 19 mars a été, en substance, imposé au moyen de contraintes psychologiques. Une détention psychologique existe lorsqu’une personne est légalement tenue de se conformer à un ordre ou une sommation des policiers, ou lorsqu’une « personne raisonnable se trouvant dans la même situation se sentirait obligée de le faire » et « conclur[ait] qu’elle n’est pas libre de partir » (Grant, par. 30‑31; Le, par. 25). C’est cette dernière catégorie qui, selon M. Lafrance, décrit sa situation. Trois facteurs — identifiés dans l’arrêt Grant et explicités dans l’arrêt Le — doivent être pris en considération et mis en balance :

1. Les circonstances à l’origine du contact avec les policiers telles que la personne en cause a dû raisonnablement les percevoir.

2. La nature de la conduite des policiers.

3. Les caractéristiques ou la situation particulières de la personne, selon leur pertinence (Grant, par. 44; Le, par. 31).

[26] Je reconnais que les tribunaux de juridiction inférieure continuent de se reporter à ces facteurs lorsqu’ils évaluent s’il y a eu détention selon l’arrêt Grant (voir, p. ex., R. c. Seagull, 2015 BCCA 164, 323 C.C.C. (3d) 361, par. 38; R. c. Tessier, 2020 ABCA 289, 12 Alta. L.R. (7th) 55, par. 66‑69, autorisation d’appel accueillie, Bulletin des procédures, 4 mars 2021, p. 2; R. c. Eaton, 2019 ONCA 891, par. 12 (CanLII); R. c. N.B., 2018 ONCA 556, 362 C.C.C. (3d) 302, par. 121). L’opinion à cet égard, qu’elle soit énoncée de manière explicite dans ces jugements ou qu’elle y soit nécessairement implicite, est que les facteurs établis dans l’arrêt Moran sont des critères [traduction] « utiles » lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a détention selon l’arrêt Grant (Seagull, par. 38; N.B., par. 121).

[31] L’analyse commence véritablement au moment où le contact lui‑même commence — en l’espèce, il s’agit du moment où les policiers sont arrivés chez M. Lafrance dans des véhicules de police banalisés et d’autres identifiés, à une heure matinale alors que M. Lafrance dormait. Armés et vêtus de gilets pare‑balles, ils sont entrés dans la maison, ont frappé à la porte de sa chambre et lui ont donné l’ordre de s’habiller et de sortir. Ils l’ont surveillé à l’intérieur et à l’extérieur de la maison.

[32] À mon avis, il est inconcevable qu’une personne raisonnable mise à la place de M. Lafrance — réveillée et face à des policiers armés dans sa maison lui disant de sortir — pourrait croire qu’ils étaient venus pour « fourni[r] une aide générale », « assur[er] le maintien de l’ordre » ou mener « une enquête générale ». Une personne raisonnable comprendrait immédiatement qu’elle fait l’objet d’une enquête ciblée. Bien entendu, même si les policiers étaient autorisés par mandat et qu’ils avaient donc des « raisons légitimes » de prendre les mesures qu’ils ont prises, cela ne détermine pas comment une personne raisonnable perçoit ses interactions avec la police — et il est d’ailleurs peu probable que cela ait une incidence sur cette perception (Le, par. 37‑38). En réalité, le mandat lui-même, en autorisant les policiers à perquisitionner à la maison de M. Lafrance, révèle l’existence d’une enquête ciblée.

b)              La nature de la conduite des policiers

(i)              Les mots employés par les policiers et leurs actions

La nature objective de cet examen reconnaît la nécessité que les policiers soient en mesure de savoir quand il y a détention afin qu’ils puissent s’acquitter des obligations qu’impose la Charte en ce cas et qu’ils puissent accorder à la personne détenue les protections supplémentaires qui lui sont conférées. Toutefois, les intentions subjectives des policiers ne sont pas déterminantes. (Des questions comme celle de la « bonne foi » des policiers peuvent devenir pertinentes — dans les cas où le tribunal conclut qu’il y a eu violation de la Charte — lors de l’application du test en matière d’exclusion d’éléments de preuve prévu au par. 24(2).) Bien que le test soit objectif, la situation particulière de la personne visée ainsi que ses perceptions au moment envisagé peuvent être pertinentes pour déterminer si elle pouvait raisonnablement conclure à un déséquilibre entre son pouvoir et celui des policiers, et donc raisonnablement penser qu’elle n’avait d’autre choix que d’obéir à la directive donnée. Pour répondre à la question de savoir s’il y a détention, il faut procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé, et non à une analyse détaillée de chacun des mots prononcés et des gestes posés. Dans les cas où les policiers ne savent pas avec certitude si leur conduite a un effet coercitif, ils peuvent dire clairement à la personne visée qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir. C’est au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits.

      . . .

L’application efficace de la loi dépend largement de la coopération des membres du public. Les policiers doivent avoir la capacité d’agir de façon à favoriser cette coopération, et non à la décourager. Cependant, les pouvoirs d’enquête des policiers ne sont pas illimités. La notion de détention psychologique reconnaît la possibilité que des tactiques policières, même exemptes de contraintes physiques véritables, soient suffisamment coercitives pour, en réalité, priver une personne du choix de s’en aller. La personne risque alors raisonnablement de se sentir obligée de s’incriminer. En pareil cas, les policiers ne peuvent plus s’attendre simplement à ce qu’elle coopère. Répétons‑le, à moins que les policiers n’informent la personne qu’elle n’est pas tenue de répondre aux questions et qu’elle est libre de partir, il se peut fort bien que la détention se soit cristallisée. Dès lors, les policiers doivent observer les garanties juridiques énoncées à l’al. 10b). Le fait que l’obligation ne prenne naissance qu’en cas de détention est un des éléments qui permet d’établir un équilibre entre, d’une part, les droits individuels garantis par les art. 9 et 10 dont bénéficient tous les membres de la société et, d’autre part, l’intérêt collectif de la société à ce que la police puisse effectuer des enquêtes et réprimer le crime. [Je souligne; par. 32 et 39.]

[36] À eux seuls, ces passages peuvent étayer la thèse de la Couronne. Cependant, à la lumière de l’arrêt Grant dans son ensemble, ils n’étayent pas la thèse selon laquelle une telle déclaration de la police empêcherait de conclure à l’existence d’une détention. Dans l’arrêt Grant, la Cour a élaboré le test servant à déterminer s’il y a détention de manière à ce qu’aucun facteur à lui seul — y compris une déclaration des policiers portant que la personne n’est pas obligée de leur parler ou qu’elle peut partir — ne soit déterminant. Au contraire, ce qui est nécessaire, comme l’indique également le premier de ces passages, c’est de « procéder à une évaluation réaliste de la totalité du contact tel qu’il s’est déroulé » (par. 32 (je souligne)). Les passages de l’arrêt Grant invoqués par la Couronne étaient donc immédiatement assortis de la mise en garde d’après laquelle c’est en définitive « au juge du procès qu’il appartient de décider — en appliquant les principes de droit pertinents aux faits particuliers de l’espèce — si la police a franchi la limite entre une conduite qui respecte la liberté et le droit de choisir du sujet et une conduite qui porte atteinte à ces droits » (par. 32). Autrement dit, dans son évaluation, le tribunal doit avoir une vue d’ensemble qui tient compte de toutes les circonstances de l’affaire et il ne devrait pas être distrait par la déclaration d’un policier qui, prise isolément, serait défavorable à la conclusion qu’il y a eu détention. Il est tout à fait possible qu’une telle assurance, donnée à un moment très précis de l’interaction avec les policiers, perde tout son sens pour une personne raisonnable mise à la place de la personne détenue une fois que l’entièreté du contact est prise en compte.