R. c. Zora, 2020 CSC 14

Le droit prévu à l’al. 11e) est un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé qui consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des personnes accusées. La présomption d’innocence est un principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel qui confirme notre foi en l’humanité.

Quiconque participe au système de mise en liberté sous caution doit suivre les principes de retenue et de révision au moment d’imposer ou d’appliquer des conditions de mise en liberté sous caution. Le principe de la retenue exige que les conditions de mise en liberté sous caution soient clairement énoncées, qu’elles soient les moins nombreuses possible et qu’elles soient nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible dans les circonstances et suffisamment liées aux risques que pose la personne prévenue au regard des motifs de détention prévus au par. 515(10)

[6] Quiconque participe au système de mise en liberté sous caution doit suivre les principes de retenue et de révision au moment d’imposer ou d’appliquer des conditions de mise en liberté sous caution. Le principe de la retenue exige que les conditions de mise en liberté sous caution soient clairement énoncées, qu’elles soient les moins nombreuses possible et qu’elles soient nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible dans les circonstances et suffisamment liées aux risques que pose la personne prévenue au regard des motifs de détention prévus au par. 515(10). Le principe de la révision requiert que tout le monde, et particulièrement les entités judiciaires, examine attentivement les conditions de mise en liberté sous caution à l’étape de la libération, peu importe que la mise en liberté sous caution fasse l’objet d’une contestation ou d’un consentement. La plupart des conditions de mise en liberté sous caution restreignent la liberté d’une personne qui est présumée innocente. Le manquement à une condition peut mener à de graves conséquences juridiques pour la personne prévenue, et le grand nombre d’accusations de manquement a des conséquences importantes sur le système de justice déjà surchargé. Avant de transformer les conditions de mise en liberté sous caution en sources personnelles d’une potentielle responsabilité criminelle, les entités judiciaires devraient être conscientes des problèmes que pourraient causer les conditions. Le fait d’exiger une mens rea subjective pour que la responsabilité criminelle soit engagée en vertu du par. 145(3) tient compte des principes de retenue et de révision et reflète l’approche individualisée requise pour l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution.

[20] D’un point de vue constitutionnel, la plupart des conditions de mise en liberté sous caution restreignent la liberté de personnes qui sont présumées innocentes et leur font courir le risque que leur responsabilité criminelle soit engagée en raison de l’infraction d’omission de se conformer à une condition, aux termes du par. 145(3). Par conséquent, la détermination des conditions de mise en liberté sous caution doit être conforme à la présomption d’innocence et au droit de ne pas se voir priver sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable garanti par l’al. 11e) de la Charte (voir Antic, par. 67; R. c. Tunney, 2018 ONSC 961, 44 C.R. (7th) 221, par. 36). L’alinéa 11e) protège à la fois le droit de ne pas se voir privé « sans juste cause » d’une mise en liberté sous caution et le droit à des conditions de mise en liberté raisonnables (R. c. Pearson, 1992 CanLII 52 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 665, p. 689; R. c. Morales, 1992 CanLII 53 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 711, p. 735; Antic, par. 36‑41). Le droit prévu à l’al. 11e) est « un élément essentiel d’un système de justice pénale éclairé » qui « consacre l’effet de la présomption d’innocence à l’étape préalable au procès criminel et protège la liberté des [personnes accusées] » (Antic, par. 1)[6]. La présomption d’innocence est « un principe consacré qui se trouve au cœur même du droit criminel [. . .] [qui] confirme notre foi en l’humanité » (Antic, par. 66‑67a), citant R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103, p. 119‑120; voir aussi R. c. Myers, 2019 CSC 18, par. 1). Dans le cadre du processus de mise en liberté sous caution, la présomption d’innocence n’est respectée que lorsque les exigences de l’al. 11e) sont satisfaites (Pearson, p. 688‑689; Morales, p. 748). Pour reprendre les mots d’Andrew Ashworth et de Lucia Zedner, la présomption d’innocence et la protection des droits à la liberté signifient que [traduction] « l’État devrait présumer que les personnes sont inoffensives . . . par conséquent, on aurait en principe tort de prendre des mesures coercitives contre des personnes à titre préventif à moins qu’il y ait des justifications impérieuses de le faire » (Preventive Justice (2014), p. 53). La Charte protège donc les personnes prévenues de l’imposition de conditions déraisonnables de mise en liberté sous caution.

Sans une approche empreinte de retenue dans l’imposition des conditions, une forme moins sévère de mise en liberté sous caution, comme une promesse assortie de conditions, peut devenir tout aussi sinon plus sévère que d’autres mesures à des échelons plus élevés de la mise en liberté sous caution, voire, dans certains cas, encore plus restrictive qu’une ordonnance de sursis et une ordonnance de probation rendues à la suite d’une déclaration de culpabilité

[24] La jurisprudence exige que les entités judiciaires respectent le principe de l’échelle : elles doivent d’abord considérer une mise en liberté sous caution assortie de peu de conditions, peu sévères, avant de considérer une mise en liberté sous caution assortie de conditions plus sévères (voir R. c. Schab, 2016 YKTC 69, 35 C.R. (7th) 48, par. 29; R. c. Prychitko, 2010 ABQB 563, 618 A.R. 146, par. 14). La jurisprudence indique clairement que les conditions non énumérées imposées au titre de l’al. 515(4)f), comme les conditions énumérées, doivent être minimales, nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible dans les circonstances et suffisamment liées au risque indiqué au par. 515(10) (Antic, par. 67j); voir aussi R. c. Penunsi, 2019 CSC 39, par. 78‑80). Le principe de l’échelle s’applique aux conditions de mise en liberté tout comme il s’applique aux formes de mise en liberté. Il existe un lien entre le principe de l’échelle et le nombre et le contenu des conditions de mise en liberté sous caution. Sans une approche empreinte de retenue dans l’imposition des conditions, une forme moins sévère de mise en liberté sous caution, comme une promesse assortie de conditions, peut devenir tout aussi sinon plus sévère que d’autres mesures à des échelons plus élevés de la mise en liberté sous caution, voire, dans certains cas, encore plus restrictive qu’une ordonnance de sursis et une ordonnance de probation rendues à la suite d’une déclaration de culpabilité (R. c. McCormack, 2014 ONSC 7123, par. 23 (CanLII); R. c. Burdon, 2010 ABCA 171, 487 A.R. 220, par. 8).

[25] Seules les conditions qui sont expressément adaptées à la situation personnelle de la personne prévenue peuvent satisfaire à ces critères. Les conditions de mise en liberté sous caution se veulent donc des normes de comportement particularisées conçues pour limiter les risques énoncés dans la loi que pose une personne en particulier. Elles doivent être imposées avec retenue, non seulement parce qu’elles restreignent la liberté d’une personne présumée innocente de l’infraction sous‑jacente, mais aussi parce que le par. 145(3) a souvent pour effet de criminaliser un comportement qui serait autrement légal. En fait, chaque condition de mise en liberté sous caution imposée crée une nouvelle source de responsabilité criminelle éventuelle propre à la personne prévenue visée.

[26] Beaucoup de parties intervenantes ont attiré l’attention sur les problèmes répandus qui persistent, même après la publication de l’arrêt Antic de la Cour, en raison du fait que les personnes prévenues continuent de se voir imposer des conditions de mise en liberté sous caution inutiles, déraisonnables, indûment restrictives, trop nombreuses ou qui, dans les faits, vouent la personne prévenue à l’échec. Une telle pratique contrevient au principe de la retenue qui a toujours été la pierre angulaire du droit régissant l’établissement des conditions de mise en liberté sous caution. La retenue comporte une dimension constitutionnelle et une assise législative, et est non seulement reconnue dans la jurisprudence, mais a aussi été expressément confirmée par les modifications récentes qui sont entrées en vigueur le 18 décembre 2019. L’article 493.1 énonce maintenant explicitement le « principe de la retenue » applicable à toutes les décisions de mise en liberté provisoire. Ce principe implique de « cherche[r] en premier lieu » à accorder à la personne prévenue une mise en liberté aux « conditions les moins sévères possible dans les circonstances, notamment celles qu’[elle] peut raisonnablement respecter ». L’article 493.2 exige que les entités judiciaires qui prennent des décisions sur la mise en liberté sous caution accordent une attention particulière aux circonstances propres aux personnes prévenues autochtones ou aux personnes prévenues appartenant à des populations vulnérables qui sont surreprésentées au sein du système de justice pénale et qui souffrent d’un désavantage lorsqu’il s’agit d’obtenir une mise en liberté.

[27] Le Parlement a aussi pris des mesures pour dissiper les préoccupations concernant la surcriminalisation des manquements aux conditions de mise en liberté sous caution, qui s’explique en partie par l’imposition initiale de conditions nombreuses et sévères. En plus des changements apportés à la révocation de la mise en liberté sous caution à l’art. 524, le Parlement a adopté une nouvelle procédure pour gérer les accusations relatives aux omissions de se conformer aux conditions de mise en liberté visées au par. 145(3), appellée la « comparution pour manquement » (art. 523.1). Si une personne prévenue a omis de se conformer aux conditions de sa mise en liberté sous caution, et qu’elle n’a pas causé de dommage à une victime, de dommages matériels ou de pertes économiques, la Couronne peut choisir de la renvoyer à une comparution pour manquement. Si elle est convaincue que la personne prévenue a omis de se conformer à l’ordonnance du tribunal ou d’être présente au tribunal, l’entité judiciaire doit examiner les conditions de mise en liberté sous caution imposées à la personne prévenue tout en tenant spécialement compte de la situation particulière de celle‑ci. L’entité judiciaire peut alors décider de ne pas agir, de remettre la personne prévenue en liberté sous de nouvelles conditions ou de la détenir. Si la personne prévenue a été inculpée d’une infraction d’omission de se conformer à une condition, l’entité judiciaire doit rejeter l’accusation après avoir pris sa décision (art. 523.1; R. c. Rowan, 2018 ABPC 208, par. 39‑40 (CanLII)).

Malgré les hauts taux d’accusations criminelles pour omission de se conformer à une condition, le Parlement ne voulait pas que les sanctions pénales soient le principal moyen de gérer les risques ou les préoccupations associés aux individus libérés sous conditions. Le régime établi par le Code indique que de telles préoccupations doivent être prises en compte par l’établissement de conditions qui sont minimales, raisonnables, nécessaires, les moins sévères possible et suffisamment liées au risque que pose la personne prévenu.

Le Parlement a créé un processus de comparution pour manquement à l’art. 523.1 afin de permettre à la poursuite d’écarter les accusations fondées sur le par. 145(3) lorsque le manquement n’a pas causé de dommages — matériels, corporels ou moraux — ou de pertes économiques à une victime.

La Couronne devrait examiner sérieusement la possibilité de demander une modification ou une révocation de la mise en liberté sous caution pour certains types de manquements allégués afin de réduire le nombre d’accusations criminelles de manquements à des conditions qui encombrent les tribunaux.

[63] À mon avis, malgré les hauts taux d’accusations criminelles pour omission de se conformer à une condition, le Parlement ne voulait pas que les sanctions pénales soient le principal moyen de gérer les risques ou les préoccupations associés aux individus libérés sous conditions. Le régime établi par le Code indique que de telles préoccupations doivent être prises en compte par l’établissement de conditions qui sont minimales, raisonnables, nécessaires, les moins sévères possible et suffisamment liées au risque que pose la personne prévenue; des modifications peuvent être apportées à ces conditions lorsque cela est nécessaire au moyen de révisions de la mise en liberté sous caution et de l’annulation des ordonnances de mise en liberté sous caution; et la mise en liberté sous caution peut être révoquée lorsque les conditions ne sont pas respectées, ce qui peut donner lieu à une libération aux mêmes conditions avec un comportement différent attendu de la part de la personne prévenue, une modification des conditions ou une détention. Les accusations portées en vertu du par. 145(3) ne sont pas, et ne devraient pas être, le principal moyen d’atténuer le risque.

[70] Ce cadre législatif indique que le Parlement entendait que la Couronne recoure principalement à la révision et à la révocation de la mise en liberté sous caution, plutôt qu’aux accusations criminelles, pour gérer les personnes prévenues qui ne peuvent ou ne pourront se conformer à leurs conditions de mise en liberté sous caution, particulièrement lorsque ces conditions concernent une conduite qui ne serait par ailleurs pas criminelle. Évidemment, différentes considérations s’appliquent au manquement à une condition visant une conduite qui est par ailleurs criminelle ou qui cause du tort ou constitue une menace à autrui, par exemple, lorsqu’une personne prévenue viole une condition d’interdiction de communiquer en menaçant ou en intimidant une victime. Dans de telles circonstances, les accusations criminelles peuvent être justifiées. Le Parlement a créé un processus de comparution pour manquement à l’art. 523.1 afin de permettre à la poursuite d’écarter les accusations fondées sur le par. 145(3) lorsque le manquement n’a pas causé de dommages — matériels, corporels ou moraux — ou de pertes économiques à une victime. Cela vient étayer encore davantage la thèse que les poursuites et la déclaration de culpabilité au titre du par. 145(3) devraient constituer une mesure de dernier recours, conçue pour répondre avant tout aux manquements préjudiciables et intentionnels à des conditions de mise en liberté sous caution lorsque les mesures possibles dans le cadre des processus de révision et de révocation de la mise en liberté sous caution seraient insuffisantes.

[71] Malgré l’existence de ce nouveau processus, la Couronne devrait examiner sérieusement la possibilité de demander une modification ou une révocation de la mise en liberté sous caution pour certains types de manquements allégués afin de réduire le nombre d’accusations criminelles de manquements à des conditions qui encombrent les tribunaux. Lorsque l’omission de la personne prévenue de se conformer à une condition peut justifier la détention, la révocation pourrait être appropriée. On peut voir les avantages de cette possibilité en examinant les accusations dont fait l’objet M. Zora parce qu’il aurait violé le couvre‑feu et omis de répondre à la porte — accusations qui n’ont pas causé de préjudice à autrui et qui concernent une conduite qui n’aurait pas été criminelle n’eût été ses conditions de mise en liberté sous caution. Si la Couronne avait cherché à obtenir la révocation de la mise en liberté sous caution au lieu de porter des accusations, M. Zora aurait été arrêté et aurait eu à démontrer pourquoi il devrait être à nouveau libéré malgré son manquement. (Il se trouvait dans une situation comparable quand il a été accusé en vertu du par. 145(3) et devait démontrer pourquoi il devrait être libéré.) Toutefois, la procédure de révocation de la mise en liberté sous caution permet expressément à l’entité judiciaire de le libérer selon des conditions modifiées. Celles‑ci pourraient permettre de gérer le même risque d’une façon plus ciblée et viable, sans exposer M. Zora aux graves conséquences découlant des déclarations de culpabilité additionnelles pour ne pas avoir répondu à la porte.

[77] Plusieurs facteurs contribuent à l’imposition de conditions de mise en liberté nombreuses et sévères. Les tribunaux et les commentaires ont invariablement fait état d’une culture d’aversion du risque qui contribue à ce que les tribunaux imposent des conditions excessives (Tunney, par. 29; voir aussi p. 223‑224 (commentaire de T. Quigley); Schab, par. 15; Friedland (2017); B. L. Berger et J. Stribopoulos, « Risk and the Role of the Judge: Lessons from Bail », dans B. L. Berger, E. Cunliffe et J. Stribopolous, dir., To Ensure that Justice is Done: Essays in Memory of Marc Rosenberg (2017), p. 308 et 323‑324). Dans la décision Tunney, le juge Di Luca a souligné que cette culture se poursuit malgré les directives données dans l’arrêt Antic. Il a déclaré, avec raison selon moi, que [traduction] « la culture de l’aversion du risque doit être tempérée par les principes constitutionnels qui sous-tendent le droit à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable » (par. 29).

Le caractère expéditif des enquêtes sur le cautionnement engendre aussi une culture de consentement, qui aggrave le manque de retenue dans l’imposition de conditions de mise en liberté excessives.

L’imposition de conditions sévères touche de façon disproportionnée les populations vulnérables et marginalisées. Le caractère expéditif des enquêtes sur le cautionnement engendre aussi une culture de consentement, qui aggrave le manque de retenue dans l’imposition de conditions de mise en liberté excessives.

[78] Le caractère expéditif des enquêtes sur le cautionnement engendre aussi une culture de consentement, qui aggrave le manque de retenue dans l’imposition de conditions de mise en liberté excessives. Il s’agit de la réalité pratique des tribunaux chargés des mises en liberté sous caution, qui doivent travailler efficacement pour réduire au minimum le temps que les personnes prévenues passent inutilement en détention avant le procès. Comme l’a déjà reconnu la Cour, le moment où ont lieu les enquêtes sur le cautionnement et la rapidité à laquelle elles se déroulent ont des conséquences sur les personnes prévenues du fait que cela rend difficile pour elles de se trouver de la représentation juridique. Ainsi, beaucoup d’entre elles ne sont pas représentées ou se fient au service de représentation du tribunal, qui ne dispose souvent que de peu de temps pour se préparer (St‑Cloud, par. 109). Ce processus incite les personnes prévenues à consentir à des conditions sévères de mise en liberté plutôt qu’à courir le risque d’être détenues avant et après une enquête sur le cautionnement contestée (voir le rapport de la CCLA, p. 46‑47; rapport Pivot, p. 79; Myers, p. 667 et 676‑677; Sylvestre, Blomley et Bellot, p. 118; Berger et Stribopolous, p. 319; R. c. Birtchnell, 2019 ONCJ 198, [2019] O.J. no 1757, par. 29 (QL)). Lorsque des propositions conjointes sont présentées, il a même été affirmé qu’on demande rarement à la Couronne de justifier les conditions de mise en liberté proposées, ce qui est [traduction] « peut‑être un facteur clé qui contribue au grand nombre de conditions imposées dans les cas de libération sur consentement par rapport à ce à quoi on pourrait s’attendre selon la loi » (C. Yule et R. Schumann, « Negotiating Release? Analysing Decision Making in Bail Court » (2019), 61 Can. J. Crimin. & Crim. Just. 45, p. 57‑60).

[79] Une troisième constatation en ce qui concerne la mise en liberté sous caution est que l’imposition de conditions sévères touche de façon disproportionnée les populations vulnérables et marginalisées (rapport de l’ACLC, p. 72‑79). Les personnes vivant dans la pauvreté ou aux prises avec des problèmes de toxicomanie ou des maladies mentales ont souvent de la difficulté à respecter les conditions auxquelles elles ne sont pas raisonnablement en mesure de se conformer (voir, p. ex., Schab, par. 24‑25; Omeasoo, par. 33 et 37; R. c. Coombs, 2004 ABQB 621, 369 A.R. 215, par. 8; M. B. Rankin, « Using Court Orders to Manage, Supervise and Control Mentally Disordered Offenders: A Rights‑Based Approach » (2018), 65 C.L.Q. 280). Les personnes autochtones, surreprésentées au sein du système de justice criminelle, sont aussi touchées de façon disproportionnée par l’imposition de conditions de mise en liberté sous caution inutiles et déraisonnables et des accusations pour manquement qui en découlent (voir, p. ex., R. c. Murphy, 2017 YKSC 34, par. 31‑34 (CanLII); Omeasoo, par. 44; rapport de l’ACLC, p. 75‑79; J. Rogin, « Gladue and Bail: The Pre‑Trial Sentencing of Aboriginal People in Canada » (2017), 95 Can. Bar. Rev. 325; Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 R.C.S. 165, par. 57‑60; voir aussi la version de l’art. 493.2 en vigueur en date du 18 décembre 2019). On retrouve dans le rapport souvent cité de l’ACLC le résumé percutant suivant :

[traduction] Les tribunaux canadiens chargés des mises en liberté sous caution imposent régulièrement l’abstinence à des personnes alcooliques ou toxicomanes, des conditions de résidence à des sans‑abri, des exigences de contrôle strictes dans des lieux difficiles d’accès, des conditions interdisant les contacts entre des membres d’une même famille et des couvre-feux stricts qui perturbent l’emploi et la vie quotidienne. De nombreuses conditions restrictives, imposées pour de longues périodes de temps, font en sorte que les personnes échouent; or, l’omission de se conformer à une condition de mise en liberté sous caution est une infraction criminelle, même si le comportement qui sous-tend cette infraction ne constitue pas par ailleurs un acte criminel. [p. 1]

Il faut chercher à savoir s’il serait proportionné qu’un manquement à cette condition constitue une infraction criminelle ou devienne une raison de révoquer la mise en liberté sous caution.

[90] Lorsque l’on examine le caractère approprié des conditions de mise en liberté sous caution, il faut garder à l’esprit que l’infraction criminelle créée au par. 145(3) non seulement recommande la retenue et la révision, mais fournit un cadre de référence additionnel qui intègre des considérations de proportionnalité dans l’évaluation. Étant donné la relation directe entre l’imposition de conditions et le manquement, les évaluations de la nécessité et du caractère raisonnable dont il est question dans l’arrêt Antic devraient aussi tenir compte du fait que les omissions de se conformer aux conditions imposées deviennent des crimes distincts contre l’administration de la justice. Par conséquent, la question est la suivante : est‑il nécessaire et raisonnable d’imposer cette condition susceptible d’entraîner une responsabilité criminelle, alors que l’on sait que le manquement peut donner lieu à une privation de liberté en raison d’une accusation ou d’une déclaration de culpabilité au titre du par. 145(3)? En résumé, lors de l’examen de la question de savoir si une condition proposée répond à un risque établi et précis, il faut chercher à savoir s’il serait proportionné qu’un manquement à cette condition constitue une infraction criminelle ou devienne une raison de révoquer la mise en liberté sous caution.

Toutes les personnes jouant un rôle dans le système de mise en liberté sous caution sont tenues d’agir avec retenue et d’examiner attentivement les conditions de mise en liberté sous caution qu’elles proposent ou imposent. La Couronne, la défense et les tribunaux ont l’obligation de respecter les principes de la retenue et de la révision.

L’entité judiciaire appelée à fixer le cautionnement a l’obligation positive de chercher à savoir si la condition suspecte de mise en liberté sous caution est nécessaire, raisonnable, le moins sévère possible et suffisamment liée aux risques que pose la personne prévenue.

[100] Toutes les personnes jouant un rôle dans le système de mise en liberté sous caution sont tenues d’agir avec retenue et d’examiner attentivement les conditions de mise en liberté sous caution qu’elles proposent ou imposent. La retenue est requise par la loi, elle constitue la pierre angulaire du principe de l’échelle et est étayée par l’exigence que toute condition de mise en liberté sous caution soit nécessaire, raisonnable, la moins sévère possible dans les circonstances et suffisamment liée aux facteurs de risque précis que prévoit le par. 515(10), soit le risque que la personne prévenue ne se présente pas au tribunal au moment exigé, le risque pour la protection ou la sécurité du public ou le risque de perte de confiance du public envers l’administration de la justice (Trotter, p. 1‑59; Antic, par. 67j); voir aussi l’art. 493.1 du Code dans sa version en vigueur le 18 décembre 2019). L’établissement des conditions de mise en liberté sous caution est un processus individualisé dans le cadre duquel des conditions normalisées, systématiques ou types n’ont pas leur place, peu importe que la mise en liberté sous caution soit contestée ou qu’elle résulte d’un consentement. Le principe de la révision signifie que quiconque joue un rôle dans l’élaboration des conditions de la mise en liberté sous caution devrait prendre le temps de se demander si la condition pertinente satisfait à toutes les exigences constitutionnelles, législatives et jurisprudentielles.

[101] Quiconque participe au système de mise en liberté sous caution a aussi le devoir de respecter la présomption d’innocence et le droit à une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable (voir Berger et Stribopolous, p. 323‑324). En effet, [traduction] « l’imposition automatique de conditions de mise en liberté sous caution qui ne peuvent se rattacher rationnellement à un besoin lié à la mise en liberté sous caution n’est pas compatible avec la présomption d’innocence » (R. c. A.D.M., 2017 NSPC 77, par. 29 (CanLII), citant l’arrêt Antic). La Couronne, la défense et les tribunaux ont l’obligation de respecter les principes de la retenue et de la révision. Sauf dans des situations où le fardeau de la preuve est inversé, la Couronne devrait comprendre, et si on le lui demande, être en mesure d’expliquer, pourquoi les conditions proposées de mise en liberté sous caution sont nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible et suffisamment liées aux risques prévus au par. 515(10). Cette responsabilité de retenue qui incombe à la poursuite lorsqu’elle envisage des conditions de mise en liberté sous caution se dégage des deux documents de politique des juristes de la Couronne que nous ont présentés les parties intervenantes (Ontario, ministère du Procureur général, Directives de l’Ontario sur les poursuites, « Mise en liberté provisoire par voie judiciaire (cautionnement) » (novembre 2017) (en ligne); et British Columbia Prosecution Service, Crown Counsel Policy Manual, « Bail — Adult » (avril 2019) (en ligne)). La défense devrait aussi être à l’affût des conditions de mise en liberté sous caution qui ne sont pas minimales, nécessaires, raisonnables, les moins sévères possible et suffisamment liées au risque que pose la personne prévenue, tant en cas de mise en liberté contestée que de mise en liberté avec consentement, particulièrement lorsque la personne cliente peut simplement être prête à consentir à des conditions excessives et trop générales pour obtenir une mise en liberté. Cela dit, il n’est pas inhabituel que la défense accepte une condition qui semble quelque peu sévère mais ne justifie pas la tenue d’une audience avec contestation, ce qui pourrait faire en sorte que la personne prévenue aurait à rester détenue quelques jours supplémentaires. Dans de tels cas, la défense peut aussi demander un examen de la condition après un laps de temps raisonnable et demander qu’elle soit modifiée.

[102] En dernier ressort, l’obligation de faire en sorte que les personnes prévenues soient libérées aux termes d’ordonnances de mise en liberté sous caution appropriées incombe aux entités judiciaires. Comme pour la fixation du montant des dépôts d’argent dans l’arrêt Antic, si une entité judiciaire ne comprend pas en quoi une condition est appropriée, « [l’entité judiciaire appelée] à fixer le cautionnement a l’obligation positive » de chercher à savoir si la condition suspecte de mise en liberté sous caution est nécessaire, raisonnable, le moins sévère possible et suffisamment liée aux risques que pose la personne prévenue (par. 56 et 67i)). Avant de transformer les conditions de mise en liberté sous caution en sources personnelles de responsabilité criminelle éventuelle, les entités judiciaires doivent exercer leur pouvoir discrétionnaire avec sérieux et examiner les conditions proposées pour s’assurer qu’elles sont ciblées, bien circonscrites et formulées de façon précise en vue de répondre aux risques que pose la personne prévenue.

[103] Les entités judiciaires disposent d’outils adéquats pour faire en sorte que les ordonnances de mise en liberté sous caution soient généralement appropriées, mais aussi que les ressources judiciaires ne soient pas gaspillées. Elles peuvent et devraient remettre en question les conditions qui semblent inhabituelles ou excessives. Elles devraient aussi être à l’affût de tout signe laissant croire que des conditions sont imposées de façon routinière ou abusive.

[104] Ces obligations s’appliquent aussi aux mises en liberté avec consentement, qui appellent des considérations particulières. Il peut exister de nombreuses raisons impérieuses qui pousseraient une personne sous garde à « accepter » les restrictions proposées pour obtenir une libération, même si ces restrictions sont trop larges. En plus de l’aspiration universelle de l’être humain à la liberté, il y a le fait que les individus s’inquiètent des effets de la détention continue sur leur famille, leurs revenus, leur emploi et leur aptitude à conserver leur résidence et à avoir accès à des médicaments et aux services nécessaires, comme je l’ai déjà indiqué. Lorsqu’on leur présente une promesse de mise en liberté qui semble assortie « de conditions à prendre ou à laisser », bon nombre de personnes prévenues se contentent d’acquiescer pour éviter le maintien en détention ou une enquête sur le cautionnement avec contestation. C’est la raison pour laquelle des personnes alcooliques, qui savent pertinemment qu’elles ont déjà échoué à sortir de leur dépendance, consentiraient à une condition qui leur interdit de consommer de l’alcool. Ces facteurs, entre autres, exercent de la pression et ont contribué à une culture de consentement dans le cadre de laquelle des personnes prévenues, qui ne bénéficient pas de représentation juridique aux enquêtes sur le cautionnement, acceptent fréquemment d’être liées par des conditions qui ne sont ni nécessaires ni raisonnables, et qui pourraient même être inconstitutionnelles.

[105] On appliquera plus strictement les principes de l’échelle et de l’évaluation rigoureuse des conditions de mise en liberté sous caution en cas de contestation de celle‑ci, mais les propositions conjointes doivent néanmoins reposer sur les critères applicables à ces conditions établis en fonction des droits garantis par la Charte, des dispositions du Code et de la jurisprudence de la Cour (Antic, par. 44). Les entités judiciaires « ne devr[aient] pas systématiquement remettre en question les propositions conjointes » étant donné que les mises en liberté avec consentement demeurent une méthode efficace pour obtenir une mise en liberté dans le contexte où les tribunaux chargés des mises en liberté sous caution sont occupés (Antic, par. 68). Toutefois, l’on devrait aussi savoir que les entités judiciaires ont le pouvoir discrétionnaire de rejeter les propositions trop larges, et elles devraient garder à l’esprit les préoccupations relevées concernant les mises en liberté avec consentement. Dans R. c. Singh, 2018 ONSC 5336, [2018] O.J. no 4757, le juge Hill a fait remarquer que, même depuis l’arrêt Antic, les parties ne semblent parfois pas être conscientes de l’existence de ce pouvoir discrétionnaire :

[traduction] Comme il ressort de certaines transcriptions d’audiences de justification, les parties agissent trop souvent comme si une mise en liberté sous caution obtenue « avec consentement » régit le résultat de la libération ou de la détention et que la signature du tribunal n’est qu’une formalité. Parfois, celles‑ci vont jusqu’à manifester de l’hostilité pure et simple à l’endroit des juges de paix qui président l’audience et qui osent poser des questions, exiger plus d’information ou contester raisonnablement le bien‑fondé de la proposition. Cette attitude est fondamentalement inappropriée. [par. 24 (QL)]

[106] Je suis de cet avis. Les tribunaux chargés des mises en liberté sous caution sont effectivement très occupés, et les mises en liberté avec consentement peuvent favoriser l’efficacité, mais force est de constater que peu est réalisé en matière d’efficacité si la personne prévenue est libérée sous des conditions qu’elle n’est pas dans les faits en mesure de respecter, ce qui mène inévitablement à une utilisation accrue du temps et des ressources du tribunal en raison des demandes de révision ou de révocation des conditions de mise en liberté sous caution ou des accusations pour manquement qui y sont portées. Les entités judiciaires doivent donc agir avec prudence, en gardant à l’esprit les conséquences de l’imposition des conditions de mise en liberté sous caution, dans l’examen et l’approbation des ordonnances de mise en liberté sous caution obtenues avec consentement.

La mens rea subjective caractérise l’infraction prévue à 145(3) du C.cr.

[4] Je conclus que la Couronne est tenue de prouver la mens rea subjective, et qu’aucune forme de faute moindre ne suffit. En vertu du par. 145(3), la Couronne doit établir que la personne prévenue a commis le manquement sciemment ou par insouciance. Rien dans le texte ou le contexte du par. 145(3) n’écarte la présomption selon laquelle le Parlement entendait exiger une mens rea subjective. Cette intention législative est également appuyée par la jurisprudence de la Cour sur l’interprétation de l’infraction du défaut de se conformer à une ordonnance de probation, les conséquences des accusations et des déclarations de culpabilité fondées sur le par. 145(3), le rôle du par. 145(3) au sein du régime constitutionnel et législatif de mise en liberté sous caution et l’application pratique du système de mise en liberté sous caution. Comme les modifications récentes apportées au régime de la mise en liberté sous caution, une norme de mens rea subjective pour un manquement en vertu du par. 145(3) focalise l’attention sur la personne prévenue, comme il se doit.

[109] La mens rea subjective doit généralement être prouvée à l’égard de toutes les circonstances et conséquences qui font partie de l’actus reus de l’infraction (Sault Ste. Marie, p. 1309‑1310; Pappajohn c. La Reine, 1980 CanLII 13 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 120, p. 139, le juge Dickson, dissident, mais pas sur ce point). Par conséquent, la mens rea subjective de l’infraction prévue au par. 145(3) peut être établie lorsque la Couronne prouve les éléments suivants :

1. La personne prévenue connaissait les conditions de sa mise en liberté sous caution ou faisait preuve d’aveuglement volontaire à leur égard;

2. La personne prévenue a sciemment omis d’agir conformément aux conditions de sa mise en liberté sous caution, c’est‑à‑dire qu’elle connaissait les circonstances qui exigeaient qu’elle se conforme aux conditions de l’ordonnance dont elle faisait l’objet, ou qu’elle faisait preuve d’aveuglement volontaire face aux circonstances, et qu’elle a omis de se conformer aux conditions malgré le fait qu’elle les connaissait; ou

La personne prévenue a par insouciance omis d’agir conformément aux conditions de sa mise en liberté sous caution, c’est‑à‑dire qu’elle était consciente qu’il y avait un risque important et injustifié que sa conduite ne respecte pas les conditions de sa mise en liberté sous caution mais qu’elle n’a pas cessé d’agir de la sorte.