R. c. Ouellet, 2017 QCCQ 2066

 

L’accusé présente une requête en arrêt des procédures alléguant que le délai encouru pour subir son procès est déraisonnable.

[19]        En juillet 2016, la Cour suprême rend l’arrêt R. c. Jordan[2]. Dans cet arrêt, la Cour établit un plafond présumé pour finaliser les procédures en matière criminelle. Ce délai est de dix-huit (18) mois pour les accusations portées devant une cour provinciale et de trente (30) mois pour les accusations portées devant la Cour supérieure ou une cour provinciale après la tenue d’une enquête préliminaire. Passé ces délais, une présomption s’applique à l’effet que le délai est déraisonnable à moins de circonstances exceptionnelles.

[20]        Les délais imputables à l’accusé et ceux auxquels il a renoncé doivent être soustraits du calcul servant à établir si le plafond a été atteint.

[21]        Lorsque le plafond est atteint, le ministère public doit réfuter la présomption du caractère déraisonnable des délais en démontrant que ce délai est raisonnable vu l’existence de circonstances exceptionnelles.

[22]        La Cour précise que des circonstances exceptionnelles sont des circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c’est-à-dire qu’elles sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables et que l’avocat du ministère public ne peut raisonnablement remédier aux délais lorsqu’ils surviennent. Les circonstances exceptionnelles se divisent en deux (2) catégories soit les événements distincts et les affaires particulièrement complexes.

[23]        La Cour suprême précise que les affaires particulièrement complexes sont celles qui :

[77] … eu égard à la nature de la preuve ou des questions soulevées, exigent un procès ou une période de préparation d’une durée exceptionnelle, si bien que le délai est justifié. Pour ce qui est de la nature de la preuve, les affaires particulièrement complexes présentent notamment les caractéristiques suivantes : la communication d’une preuve volumineuse, un grand nombre de témoins, des exigences importantes applicables au témoignage d’expert, ainsi que des accusations qui portent sur de longues périodes. Les causes particulièrement complexes en raison de la nature des questions soulevées peuvent se caractériser notamment par un grand nombre d’accusations et de demandes préalables au procès, par la présence de questions de droit inédites ou complexes, ainsi que par un grand nombre de questions litigieuses importantes.[3]

[24]        La Cour d’appel du Québec, dans R. c. Dupuis[4], écrit, en application de l’arrêt Jordan :

[31] Ainsi que nous l’avons vu, il incombe au ministère public de justifier les délais qui dépassent le plafond. Dans le cas où ils ne dépassent pas celui-ci, il pourra également y avoir atteinte au droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable. Il appartiendra toutefois à ce dernier d’en faire la démonstration, une tâche ardue selon la Cour suprême qui s’attend « à ce que les arrêts de procédures dans des cas où le délai est inférieur au plafond soient rares et limités aux cas manifestes ». Quant aux affaires en cours, cette tâche sera encore plus difficile « compte tenu du niveau de délai institutionnel toléré suivant l’approche qui prévalait antérieurement », laquelle focalise principalement sur la conduite de l’accusé et son désir réel de procéder rapidement pour amoindrir le préjudice résultant de son assujettissement prolongé aux accusations criminelles.

[25]        La Cour suprême, dans R. c. Jordan[5], prévoit des mesures transitoires afin d’éviter de multiples arrêts de procédures pour délais déraisonnables comme ce fut le cas à la suite de l’arrêt rendu par la même cour dans R. c. Askov[6], pour les dossiers où les parties se sont conformées au droit antérieur.

[26]        Le Tribunal a étudié plusieurs décisions rendues sur requête en arrêt des procédures depuis l’arrêt Jordan[7] par la Cour du Québec en matière de conduite avec les capacités affaiblies ou avec un taux dépassant 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang.

[27]        Dans R. c. Pagé[8], et R. c. O’Donnell[9], le juge Bertrand St-Arnaud accueille une requête en arrêt des procédures en soulignant qu’il s’agit d’une affaire assez simple et que généralement un procès pour ce type d’accusation est peu complexe et dure au maximum quelques heures. Dans un cas, le procès avait été reporté à des dates ultérieures alors que la défense, qui n’était pas disponible aux dates proposées, demandait de procéder plus tôt alors que dans l’autre, il y a eu quatre (4) remises pour encombrement du rôle, sans explication raisonnable.

[28]        Dans R. c. Sabourin[10], monsieur le juge Gilles Charpentier accueille une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables et conclut que rien n’établit que le dossier est complexe. L’accusé a rédigé une requête en divulgation de preuve qui n’a pas été présentée, la poursuite ayant fourni les renseignements nécessaires et le chef de conduite avec plus de 80 mg d’alcool par 100 ml de sang ayant été retiré.

[29]        Dans R. c. Fortin[11]monsieur le juge Gilles Charest accueille une requête en arrêt des procédures concluant à l’inexistence de circonstances exceptionnelles. Dans ce dossier, la défense demandait depuis longtemps un complément de preuve soit l’enregistrement de conversations à l’intérieur de l’ambulance au cours d’un transport. Il y a eu changement de procureur en poursuite et une demande de rétro calcul par la poursuite plus de trois (3) ans après l’infraction reprochée.

[30]        Dans R. c. Boisvert[12], monsieur le juge Jean-Jacques Gagné rejette une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Dans ce dossier, le juge établit que la très grande majorité des délais sont reliés aux requêtes en divulgation de preuve présentées par l’accusé, lesquelles ne peuvent être qualifiées de frivoles pas plus d’ailleurs que la contestation par la poursuite de ces requêtes.

[31]        Monsieur le juge Gagné écrit :

[88] Les faits ci-dessus énumérés démontrent la piètre collaboration des officiers de justice et la complaisance des intervenants vis-à-vis les délais qui ont miné le bon fonctionnement du processus judiciaires dans cette affaire.

[32]        Dans R. c. Soucy[13], madame la juge Sonia Bérubé rejette une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Monsieur Soucy subit son procès pour des événements ayant eu lieu le 21 août 2011. Considérant le refus de la poursuite de procéder à l’audition d’un dossier type pour la divulgation de preuve, la défense a présenté une telle requête devant la Cour supérieure, laquelle a été rejetée le 10 septembre 2014. La défense s’est adressée sans succès à la Cour d’appel et à la Cour suprême. La défense a finalement présenté une requête en exclusion de preuve et une requête en divulgation de preuve à l’automne 2015, devant la Cour du Québec.

[33]        Madame la juge Bérubé conclut qu’il s’agit de circonstances exceptionnelles :

[56] Bien qu’il y ait plus complexe comme question en litige, l’absence d’uniformité dans les décisions rendues dans la province de Québec en matière de divulgation suite à St-Onge Lamoureux, la longueur des plaidoiries sur la divulgation de la preuve, le dépôt de plaidoiries écrites et la rédaction même des requêtes comportant plus de 80 paragraphes et de multiples conclusions, le Tribunal conclut que ces requêtes constituent des circonstances exceptionnelles qui ont amené les procureurs et la Cour à une gestion particulière et exceptionnelle de ces dossiers.

[34]        Dans R. c. Pouliot[14], monsieur le juge François Boisjoli qualifie de circonstances exceptionnelles les différentes démarches faites dans le dossier et rejette la requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Comme dans le dossier R. c. Soucy[15], il y a eu dépôt d’une requête en divulgation de preuve devant la Cour supérieure, demande de permission d’appeler à la Cour d’appel et à la Cour suprême et dépôt d’une requête en divulgation de preuve devant la Cour du Québec en septembre 2015.

[35]        Dans R. c. Momy[16], le juge Pierre Simard rejette une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Dans cette affaire, la défense présente deux (2) requêtes le même jour soit une en divulgation de preuve et l’autre en arrêt des procédures pour délais déraisonnables. Le juge précise que l’enjeu n’est pas banal considérant les nombreux points litigieux sur la requête en divulgation de preuve soit le fardeau de preuve, l’intensité de l’obligation de communiquer la preuve, les notions de fruits d’enquête, de tiers à l’enquête et de pertinence de preuve.

[36]        Il écrit :

[77] Les délais de ce dossier furent aussi créés par l’ampleur initiale des demandes, ce qui n’est pas reprochable au poursuivant. Le dossier avait une envergure qui dépassait le dossier de Karine Momy et qui dépassait même le district de Roberval. La poursuite a retenu une position qui a eu l’aval de plusieurs juges. Quant à la gestion, elle ne m’apparait pas, pour les motifs ci-dessus énoncés, fautive ou nonchalante. Ces explications s’appliquent au délai qui a couru à partir de la requête en divulgation de juin 2014, mais aussi à partir de la demande initiale de la défense en mars 2013. Ces délais sont, à mon avis, des délais inhérents.

[37]        Dans R. c. Luc Lavallée[17], monsieur le juge Érick Vanchestein rejette une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables alors que l’accusé fait face à une accusation de conduite avec plus de 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang. Après avoir établi que les délais dépassent largement le plafond présumé, le juge conclut que le dossier qui est à la base simple s’est complexifié par la présence de questions de droit inédites et complexes.

[38]        Il écrit :

[86] Il est assez inhabituel et inusité d’avoir dans un dossier de conduite avec les capacités affaiblies, une requête en inconstitutionnalité des dispositions législatives; une requête en arrêt des procédures pour divulgation de preuve; et la présence d’une expertise pointue et particulièrement longue au sujet de l’entretien des appareils.

[87] Toutes ces questions sont totalement indépendantes de la volonté de la procureure du ministère public.

[39]        Dans R. c. Dave Tremblay[18], monsieur le juge Pierre Lortie rejette une demande en arrêt des procédures pour délais déraisonnables dans une affaire où l’accusé est inculpé par voie sommaire d’avoir conduit avec une alcoolémie supérieure à 80 milligrammes d’alcool par 100 millilitres de sang. Le juge Lortie fait grand état de toutes les décisions contradictoires rendues en matière de divulgation de preuve et conclut que le délai de trente-cinq (35) mois et demi n’est pas déraisonnable.

[40]        Dans R. c. Shawn Giguère[19], monsieur le juge Paul Dunnigan rejette une requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables alors qu’on reproche à l’accusé d’avoir eu la garde et le contrôle d’un véhicule à moteur avec une alcoolémie supérieure à la limite permise le 10 juillet 2008. Monsieur le juge Dunnigan conclut que le délai est déraisonnable. En appliquant la mesure transitoire exceptionnelle, le juge conclut que l’accusé ne peut se plaindre des délais encourus à la suite de sa décision de ne pas refaire de débat particularisé dans le dossier. L’accusé a lui-même souhaité attendre des décisions à être rendues dans des dossiers regroupés appelés « C-2 ».

[41]        Comme on peut le voir de cette revue de la jurisprudence, à l’exception de la décision rendue par monsieur le juge Gagné, lorsque la divulgation de preuve est litigieuse, les tribunaux considèrent qu’il s’agit de circonstances exceptionnelles ou à tout le moins appliquent les mesures transitoires et concluent que les parties se sont conformées au droit antérieur.

[…]

[45]        Dans les circonstances, le Tribunal conclut que la poursuite ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer que les délais sont raisonnables en l’espèce.

[46]        Le Tribunal ne retient pas la complexité du dossier comme élément justifiant les longs délais puisque le débat sur la communication de la preuve s’est fait rapidement. C’est l’exécution du jugement qui a été difficile.

[…]

[65]        Le Tribunal doit conclure que le ministère public n’a pas fait les efforts nécessaires pour se conformer et répondre au cadre jurisprudentiel existant avant l’arrêt Jordan[26].

[66]        La poursuite invoque qu’il n’était pas matériellement possible pour elle de donner suite au jugement ordonnant la divulgation de la mémoire de l’appareil mais la preuve démontre qu’il était possible de le faire puisqu’elle l’a fait en juillet 2016.

[67]        La poursuite n’a rien fait pour accélérer le processus et donner suite au jugement ordonnant la divulgation de la preuve, outre l’expédition d’une lettre. D’ailleurs, elle déclare bien candidement que si la communication de la preuve de la mémoire de l’appareil a pu être faite en juillet 2016, c’est par hasard, l’appareil ayant été expédié à l’atelier d’entretien et de réparation dans l’intervalle. Le Tribunal en comprend qu’entre novembre 2015 et juillet 2016, la poursuite n’a pas tenté d’accélérer le processus et ce délai de neuf (9) mois est dû à sa conduite.

[68]        Malgré une jurisprudence contradictoire sur toute la question de la divulgation de preuve, dans le présent dossier un jugement était rendu et la poursuite devait s’y conformer.

[69]        Le Tribunal reconnaît les efforts faits par la poursuite pour être prête à plaider chacune des requêtes signifiées par l’accusé malgré leur tardiveté. Cependant, cet élément ne peut la libérer de ses obligations de se conformer à un jugement rendu.