Narinesingh c. R., 2021 QCCA 396

Lorsque le ministère public a précisé le stupéfiant dans un chef d’accusation, l’accusé ne peut être déclaré coupable si on fait la preuve d’un autre stupéfiant que celui qui est précisé.

[30] Il est incontestable que la jurisprudence exige de la poursuite qu’elle prouve les détails portés à un chef d’accusation : R. c. G.R., 2005 CSC 45 (CanLII), [2005] 2 R.C.S. 371, paragr. 2, 11-13 ; R. c. Daoust, 2004 CSC 6 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 217, paragr. 19 ; R. c. Saunders, 1990 CanLII 1131 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1020; R. c. Douglas, 1991 CanLII 81 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 301; R. c. Vézina et Côté, 1986 CanLII 93 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 2, 26 ; R. c. Morozuk, 1986 CanLII 72 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 31, 37; R. c. Rosen, 1985 CanLII 58 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 83, 85; R. c. Côté, 1977 CanLII 1 (CSC), [1978] 1 R.C.S. 8, 13; R. c. Langille, 2007 QCCA 74; R. c. Pointejour-Salomon, 2011 QCCA 771, paragr. 21; R. c. Giguère, 1988 CanLII 1206 (C.A.Q.).

[31] Le juge du procès a ainsi exigé que le jury soit convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelante savait qu’elle importait de l’héroïne par opposition à une substance désignée, soit une drogue illégale, générique. Il a donné des directives en ce sens.

[32] Dans l’arrêt Saunders, la juge McLachlin, alors juge puînée, rappelait qu’« [i]l existe un principe fondamental en droit criminel que l’infraction, précisée dans l’acte d’accusation, doit être prouvée » : R. c. Saunders, 1990 CanLII 1131 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1020, 1023

[33] Il est indéniable qu’une fois la drogue particularisée au chef d’accusation, cet élément matériel doit être prouvé pour que la poursuite puisse obtenir une déclaration de culpabilité. Comme le rappelle la juge McLachlin, « [d]ans l’arrêt Morozuk c. La Reine, 1986 CanLII 72 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 31, à la p. 37, notre Cour a décidé que lorsque le ministère public a précisé le stupéfiant dans un chef d’accusation, l’accusé ne peut être déclaré coupable si on fait la preuve d’un autre stupéfiant que celui qui est précisé » : R. c. Saunders, 1990 CanLII 1131 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1020, 1023. Morozuk avait été déclaré coupable de possession de cannabis pour en faire le trafic, l’infraction particularisée au chef d’accusation, même si la substance retrouvée était plutôt de la résine de cannabis, une substance différente. La solution résidait dans la modification du chef uniquement si cela ne causait pas de préjudice à l’accusé. Jugeant qu’aucun préjudice ne serait causé à l’accusé, la Cour suprême a modifié le chef et elle a rejeté le pourvoi. Il faut toutefois préciser que, dans Saunders et dans Morozuk, la question litigieuse ne portait pas vraiment sur la connaissance, mais plutôt sur la nature même de la drogue (cocaïne vs héroïne, objet du complot dans Saunders et cannabis vs résine de cannabis, objet de la possession dans Morozuk). Ce n’est pas le cas dans la présente affaire.

La jurisprudence ne va toutefois pas jusqu’à exiger la preuve de la connaissance de la nature exacte de la substance illégalement importée. La poursuite doit seulement démontrer que le prévenu savait être en présence d’un stupéfiant quelconque, s’agissant ici d’une mens rea dans son sens le plus large.

[34] En l’espèce, le chef reprochait à l’appelante l’importation et la possession d’héroïne et personne ne conteste que la drogue retrouvée dans les valises était bien de l’héroïne. Le problème ne concerne pas cet élément matériel, mais bien le lien entre la drogue particularisée et la connaissance coupable, un élément de la mens rea.

[35] Le ministère public plaide qu’il n’a pas à prouver que l’élément de la mens rea, soit la connaissance, porte sur la drogue particularisée au chef d’accusation, mais que la connaissance d’une drogue illégale suffit. Il s’appuie sur une jurisprudence qui conclut en ce sens : R. c. Blondin, (1970), 1970 CanLII 1006 (BC CA), 2 C.C.C. (2d) 118 (C.A.C.-B.), confirmé sommairement par la Cour suprême du Canada à [1971] R.C.S. v; R. c. Kundeus, 1975 CanLII 161 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 272 et R. c. Cloutier, 1979 CanLII 25 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 709, 734.

[36] L’arrêt Blondin a été suivi par plusieurs cours d’appel, dont la nôtre : R. c. McClelland, 2020 QCCA 324, paragr. 99; R. c. Williams, 2009 ONCA 342; R. c. Rai, 2011 BCCA 341 ; R. c. Lewis (2012), 2012 ONCA 388 (CanLII), 284 C.C.C. (3d) 423, paragr. 12 (C.A.O.); R. c. Stewart, 2020 ABCA 252.

[37] Il faut rappeler que l’arrêt R. c. Blondin, (1970), 1970 CanLII 1006 (BC CA), 2 C.C.C. (2d) 118 (C.A.C.-B.), cité dans McClelland, a été confirmé sommairement par la Cour suprême du Canada à [1971] R.C.S. v, sur un seul moyen d’appel portant sur l’erreur du juge d’avoir donné au jury une directive voulant que « the Crown was obliged to prove beyond a reasonable doubt that the accused knew that the contents of the scuba diving tank (Exhibit 1) was a narcotic drug as alleged in the Indictment… ». Le fait qu’une telle directive constitue une erreur a été réitéré dans l’arrêt R. c. Kundeus, 1975 CanLII 161 (CSC), [1976] 2 R.C.S. 272 et aussi dans l’arrêt R. c. Aiello (1978), 1978 CanLII 2374 (ON CA), 38 CCC (2d) 485 (C.A.O.), confirmé sommairement à 1979 CanLII 31 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 15.

[38] Plus récemment dans l’arrêt R. c. McClelland, 2020 QCCA 324, sous la plume du juge Gagnon, aux paragraphes 99 et 100 notre Cour a souscrit à ce courant de jurisprudence :

[99] Pour sa part, la doctrine accepte de transposer l’élément — connaissance — inhérent à la possession en droit criminel à l’infraction d’importation de stupéfiants. La jurisprudence ne va toutefois pas jusqu’à exiger la preuve de la connaissance de la nature exacte de la substance illégalement importée. La poursuite doit seulement démontrer que le prévenu savait être en présence d’un stupéfiant quelconque, s’agissant ici d’une mens rea dans son sens le plus large. La jurisprudence accepte aussi que cette preuve puisse se faire au moyen de la doctrine de l’aveuglement volontaire.

[100] Dans l’arrêt Williams, la Cour d’appel de l’Ontario résume ainsi l’état du droit sur la question :

[19] There is some support for this approach to the mens rea component of the s. 95(1) offences in the jurisprudence arising from drug-related prosecutions. In trafficking, importing or possession cases, it is not necessary for the Crown to demonstrate that the accused knew he or she possessed (or was importing or trafficking in) the very prescribed drug identified in the indictment, provided the accused knew the drug was a narcotic—for example, the actual drug involved is cocaine whereas the accused believed it to be hashish, or is LSD but was believed to be mescaline: see R. c. Burgess, 1969 CanLII 467 (ON CA), [1970] 2 O.R. 216, [1969] O.J. No. 1582 (C.A.); R. c. Blondin, 1970 CanLII 1006 (BC CA), [1971] B.C.J. No. 656, 2 C.C.C. (2d) 118 (C.A.), [1971] S.C.J. No. 42, 4 C.C.C. (2d) 566; R. c. Custeau, 1971 CanLII 682 (ON CA), [1972] 2 O.R. 250, [1971] O.J. No. 1893 (C.A.); R. c. Kundeus, 1975 CanLII 161 (CSC), [1976] 2 S.C.R. 272, [1975] S.C.J. No. 78. In Burgess, at p. 217 O.R., Brooke J.A. said:

[We] are all of the opinion that in these circumstances where the evidence is clear and consistent only with the conclusion that the accused knew the substance that he had in his possession was indeed a drug the possession of which was contrary to the statute, the fact that he mistakenly believed the drug to be hashish rather than opium is of no moment.

[…]

[21] Under the narcotics control regime, the offence in question forbids the possession of (or the importing of or trafficking in) a narcotic. Which narcotic does not matter, as long as it is included in a forbidden schedule. Similarly, under s. 95(1) of the Code, the offence is the possession of a loaded firearm. Whether the firearm is prohibited or restricted does not matter. The common denominator in the comparison between the two types of offences is that the actus reus (possession of a forbidden item) and the mens rea (knowledge of the characteristics that make it a forbidden item) do not relate to different crimes but rather to the same crime in each case.

[références omises]

[39] La Cour a adopté une approche qui rejoint celle d’autres cours d’appel. Il n’y a pas lieu d’y revenir dans les circonstances de la présente affaire où notamment la règle, ne cause aucun préjudice à l’appelante. Par conséquent, le ministère public a raison, le juge du procès n’aurait pas dû insister dans ses directives que la connaissance coupable de l’appelante devait porter sur la drogue particularisée. La connaissance de la présence d’une drogue illégale selon l’annexe I est suffisante.

L’aveuglement volontaire (ou ignorance délibérée).

[43] Comme le rappelle encore récemment la Cour suprême, « [l]’aveuglement volontaire remplace la connaissance des faits par la personne prévenue chaque fois que la connaissance est un élément de la mens rea et que la personne prévenue reste délibérément dans l’ignorance » : R. c. Zora, 2020 CSC 14, paragr. 113; R. c. Morrison, 2019 CSC 15 (CanLII), [2019] 2 R.C.S. 3, paragr. 98; R. c. Spencer, 2014 CSC 43 (CanLII), [2014] 2 R.C.S. 212, paragr. 84.

[44] Dans l’arrêt McClelland, citant notamment les arrêts R. c. Sansregret, 1985 CanLII 79 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 570, R. c. Jorgensen, 1995 CanLII 85 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 55, R. c. Briscoe, 2010 CSC 13 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 411 et R. c. Rathod, 1993 CanLII 4119 (C.A.Q.) de même que des auteurs, le juge Gagnon précise ce qui suit :

[84] Dans l’arrêt Briscoe, la juge Charron explique que la doctrine de l’ignorance volontaire « peut remplacer la connaissance réelle chaque fois que la connaissance est un élément de la mens rea ».

[85] On peut résumer ce concept juridique de la manière suivante : il s’agit d’une inférence en droit d’une connaissance coupable imputée à un prévenu à partir de ses doutes sur l’existence d’un fait significatif survenu à l’occasion d’une activité quelconque. En dépit de cet état d’esprit, le prévenu choisit délibérément de s’abstenir de se renseigner pour, le cas échéant, être en mesure d’invoquer l’ignorance de ce fait.

[86] Dans l’arrêt Sansregret, la Cour suprême décrit ainsi la doctrine de l’ignorance volontaire :

[…] l’ignorance volontaire se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance.

[87] Le juge Sopinka dans l’arrêt Jorgensen propose ce simple test pour conclure à l’application de cette doctrine :

L’accusé a-t-il fermé les yeux parce qu’il savait ou soupçonnait fortement que s’il regardait, il saurait ?

[…]

[92] Cela m’amène à discuter du niveau de suspicion requis chez le prévenu qui se ferme les yeux sur une situation douteuse. Dans les arrêts Sansregret, Jorgensen et Briscoe, la Cour suprême accepte la proposition du professeur Glanville Williams, selon laquelle l’ignorance volontaire repose sur une probabilité :

[TRADUCTION] Avant d’appliquer la théorie de l’ignorance volontaire, il faut prendre conscience que le fait en question est probable ou est, du moins, « d’une possibilité supérieure à la moyenne ».

… Un tribunal ne peut à bon droit conclure qu’il y a ignorance volontaire que si l’on peut presque dire que le défendeur était réellement au courant. Il soupçonnait l’existence du fait; il était conscient qu’il pouvait se produire; mais il s’est abstenu d’obtenir la confirmation finale parce qu’il voulait, le cas échéant, pouvoir dire qu’il n’était pas au courant. Seule cette situation constitue de l’ignorance volontaire.

[93] Selon le professeur Sherrin, la position majoritaire au Canada suggère qu’un niveau élevé de suspicion n’est pas requis pour faire la preuve de l’ignorance délibérée. La jurisprudence relative aux infractions reliées aux stupéfiants exemplifie à mon avis ce niveau de suspicion.

R. c. McClelland, 2020 QCCA 324, paragr. 84-87, 92-93 (Références omises)

[45] Il ne fait donc pas de doute que la connaissance réelle de l’appelante pouvait lui être imputée si la preuve permettait de conclure qu’elle avait volontairement refusé de se renseigner davantage sur ce que contenaient les valises pour ainsi demeurer dans l’ignorance.

L’insouciance

[52] La Cour suprême écrit que « l’ignorance volontaire, si elle est bien définie, se distingue de l’insouciance » : R. c. Briscoe, 2010 CSC 13 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 411, paragr. 20. Elle réitère clairement l’importance de maintenir la distinction entre les deux concepts :

[23] Il est important de distinguer les concepts d’insouciance et d’ignorance volontaire. Glanville Williams explique comme suit la principale restriction à la doctrine :

[TRADUCTION] La règle selon laquelle l’ignorance volontaire équivaut à la connaissance est essentielle et se rencontre partout dans le droit criminel. En même temps, c’est une règle instable parce que les juges sont susceptibles d’en oublier la portée très limitée. Une cour peut valablement conclure à l’ignorance volontaire seulement lorsqu’on peut presque dire que le défendeur connaissait réellement le fait. Il le soupçonnait; il se rendait compte de sa probabilité; mais il s’est abstenu d’en obtenir confirmation définitive parce qu’il voulait, le cas échéant, être capable de nier qu’il savait. Cela, et cela seulement, constitue de l’ignorance volontaire. Il faut en effet qu’il y ait conclusion que le défendeur a voulu tromper l’administration de la justice. Toute définition plus générale aurait pour effet d’empêcher la distinction entre la doctrine de l’ignorance volontaire et la doctrine civile de la négligence de se renseigner. [Je souligne.]

(Criminal Law: The General Part (2e éd. 1961), p. 159 (cité dans Sansregret, p. 586).)

[24] Le professeur Don Stuart fait utilement remarquer que l’expression [TRADUCTION] « ignorance délibérée » semble plus descriptive que l’expression « aveuglement volontaire », étant donné qu’elle suggère l’idée d’[TRADUCTION] « un processus réel de suppression des soupçons ». Considéré, comme il se doit, dans cette optique, [TRADUCTION] « le concept d’ignorance volontaire a une portée restreinte et ne s’écarte pas de l’analyse subjective du fonctionnement de l’esprit de l’accusé » (Canadian Criminal Law: A Treatise (5e éd. 2007), p. 241). Si le défaut de se renseigner peut être une preuve d’insouciance ou de négligence criminelle, par exemple lorsque le défaut de se renseigner constitue un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnable, l’ignorance volontaire n’est pas un simple défaut de se renseigner, mais, pour reprendre les termes du professeur Stuart, une « ignorance délibérée ».

R. c. Briscoe, 2010 CSC 13 (CanLII), [2010] 1 R.C.S. 411, paragr. 23-24 (soulignement dans le texte). Voir aussi R. c. Morrisson, 2019 CSC 15 (CanLII), [2019] 2 R.C.S. 3, paragr. 100-101.

[53] Dans l’arrêt Zora, la Cour suprême qualifie de manière différente l’insouciance dans le contexte de l’infraction d’omission de se conformer à une condition de mise en liberté en lui associant un degré d’intensité supérieure. L’insouciance exige alors que la personne est « consciente que le fait qu’elle continue d’avoir cette conduite crée un risque injustifié et important de manquement aux conditions… » : R. c. Zora, précité, paragr. 118.

[54] Toutefois, la juge Martin, pour la Cour, précise qu’« il ne faut pas interpréter les présents motifs comme modifiant les principes généraux relatifs à l’insouciance en tant qu’élément fautif, exposés dans l’arrêt Sansregret, car ma description de l’insouciance se rapporte précisément à l’infraction prévue au paragr. 145(3) » : R. c. Zora, précité, paragr. 119. Par ailleurs, le juge Fish, pour la majorité de la Cour dans l’arrêt Hamilton, a observé qu’elle n’avait jamais précisé l’intensité du risque identifiée dans l’arrêt Sansregret et requise pour entraîner l’application des sanctions pénales : R. c. Hamilton, 2005 CSC 47 (CanLII), [2005] 2 R.C.S. 432, paragr. 32.

[55] Appliquée en matière de possession d’une drogue illégale, l’insouciance doit être comprise comme étant le fait pour un individu d’être conscient d’un risque d’être en possession d’une drogue illégale et de persister malgré ce risque. Pour autant que ce risque ne soit pas invraisemblable, négligeable ou minime, mais bien « injustifié et important »: R. c. Zora, précité, paragr. 118, cela peut permettre d’inférer la connaissance requise au sens des arrêts McClelland et Rathod, précités.

[56] Il appartient au juge de façonner ses directives en fonction de la preuve. En l’espèce, le juge n’a pas commis d’erreur en se conformant à l’arrêt Rathod et en identifiant correctement le risque, malgré l’absence des mots « injustifié et important » pour le qualifier, traduisant ainsi le bon degré d’insouciance.. Le risque exigé par les directives n’était pas invraisemblable, négligeable ou minime. En cette matière, ce n’est pas la formule qui importe, mais le message. De toute façon, la preuve démontre ici un aveuglement volontaire qui, dans les circonstances, implique l’insouciance et la connaissance.