R. c. Suter, 2018 CSC 34

L’accusé qui invoque l’erreur de droit comme facteur atténuant au moment de la détermination de la peine doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les éléments constitutifs de l’erreur de droit sont établis

[62]                          Le juge de la peine a commis une erreur en statuant que M. Suter agissait sur le fondement d’une erreur de droit lorsqu’il a refusé de fournir à la police un échantillon de son haleine. Il n’a tiré aucune conclusion expresse quant à savoir si M. Suter croyait sincèrement, mais à tort, que son refus était légal — un élément essentiel de l’erreur de droit. Sans une telle conclusion, le juge de la peine ne pouvait conclure à une erreur de droit en l’espèce. Soit dit en tout respect, cette erreur a eu une incidence importante sur son appréciation de la culpabilité morale de M. Suter et elle a contribué de façon non négligeable à la peine manifestement inadéquate de quatre moins d’emprisonnement qu’il a infligée.

[63]                          Le fait pour une personne de savoir que ses actes sont illégaux peut constituer un facteur pertinent à prendre en compte dans la détermination de la peine. Toutefois, comme c’est le cas pour tous les facteurs pris en considération à cette occasion, l’importance (et l’effet atténuant potentiel) de ce fait variera selon les circonstances.

[64]                          L’erreur de droit est un concept juridique aux exigences rigoureuses. À mon avis, elle se produit uniquement lorsqu’une personne croit sincèrement, mais à tort, à la légalité de ses actes. Bien qu’elle ne constitue pas un moyen de défense contre une accusation criminelle (art. 19 du Code criminel; R. c. Forster, 1992 CanLII 118 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 339, p. 346), l’erreur de droit peut néanmoins servir de facteur atténuant lors de la détermination de la peine (voir R. c. Pontes, 1995 CanLII 61 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 44, par. 87; R. c. MacDonald, 2014 CSC 3 (CanLII), [2014] 1 R.C.S. 37, par. 61; Kenny’s Outlines of Criminal Law (19e éd. 1966), par J. W. Cecil Turner, p. 61‑62). Il en est ainsi parce que la culpabilité morale des délinquants qui croient sincèrement, mais à tort, à la légalité de leurs actes est moindre que celle des délinquants qui — en commettant la même infraction — ne sont pas sûrs de la légalité de leurs actes ou savent que ceux‑ci sont illégaux.

[65]                          La confusion dans l’esprit d’une personne ou l’incertitude de celle‑ci à l’égard de la légalité de ses actes ne satisfait pas, à mon avis, aux exigences légales de l’erreur de droit. Cependant, selon les faits de l’affaire, une telle confusion peut quand même être pertinente pour l’analyse relative à la détermination de la peine. Son effet atténuant, s’il en est, sera nécessairement moindre que dans le cas où il y a une véritable erreur de droit.

[66]                          Le juge de la peine a tiré les conclusions de fait suivantes en l’espèce : (1) les conseils de l’avocat ont au départ semé la confusion dans l’esprit de M. Suter; (2) en fin de compte, l’avocat a expressément dit à M. Suter de ne pas fournir d’échantillon d’haleine à la police; (3) M. Suter a refusé de fournir à la police un échantillon d’haleine en raison des conseils que lui a donnés un avocat mal informé.

[67]                          Cependant — et cet élément est crucial — le juge de la peine n’a tiré aucune conclusion expresse sur la question de savoir si M. Suter a cru sincèrement, mais à tort, qu’en refusant de fournir à la police un échantillon d’haleine, il ne commettait aucune infraction criminelle. Au paragraphe 76 de ses motifs, il affirme ce qui suit :

                    [traduction] En l’espèce, cependant, la Cour a accepté le témoignage de M. Suter à propos de ce que l’avocat lui a dit, et elle estime que le refus reposait sur le fait que l’avocat lui a dit expressément de ne pas fournir d’échantillon. Ce fait ne permet pas d’absoudre M. Suter, car l’erreur de droit ne constitue pas un moyen de défense, mais il change de manière fondamentale la culpabilité morale de M. Suter.

En d’autres mots, le juge de la peine a accepté le témoignage de M. Suter à propos de ce que l’avocat du genre visé dans Brydges lui a dit (de ne pas fournir d’échantillon d’haleine). Il a aussi accepté que le refus de M. Suter reposait sur les instructions expresses de l’avocat en question. Il a ensuite statué que ces éléments constituaient une erreur de droit et qu’ils changeaient donc de manière fondamentale la culpabilité morale de M. Suter.

[68]                          Soit dit en tout respect, c’est là que le juge de la peine a fait erreur. Ces deux éléments ne satisfont pas à eux seuls aux exigences de l’erreur de droit. Comme nous l’avons vu, il aurait fallu que le juge conclue en outre que M. Suter croyait sincèrement, mais à tort, qu’en refusant de fournir un échantillon d’haleine, il ne commettait pas une infraction criminelle. À cet égard, il convient de rappeler que l’accusé qui invoque l’erreur de droit comme facteur atténuant au moment de la détermination de la peine doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les éléments constitutifs de l’erreur de droit sont établis.

[69]                          Selon le dossier qui lui a été présenté, la Cour n’est pas en mesure d’inférer que le juge de la peine a conclu implicitement que M. Suter croyait sincèrement, mais à tort, à la légalité de son refus. Bien que M. Suter ait témoigné qu’il pensait avoir [traduction] « le droit de ne pas fournir d’échantillon » et qu’il ne croyait pas que l’avocat lui aurait dit de faire quelque chose d’illégal, ce témoignage doit être apprécié en fonction des autres éléments de preuve produits à l’audience de détermination de la peine et, ce qui est tout aussi important, en fonction des éléments de preuve qui n’ont pas été produits.

[70]                          Rien dans le dossier n’indique que l’avocat a dit à M. Suter que le fait de refuser de fournir un échantillon d’haleine à la police ne constituait pas une infraction, et l’avocat n’a pas non plus informé M. Suter qu’il était légalement justifié de refuser de le faire, parce que, par exemple : (1) la police n’avait pas de motifs raisonnables d’exiger un échantillon d’haleine ou (2) un empêchement d’ordre médical justifiait son refus. En clair, il ne faut pas entendre par là qu’il ne peut être satisfait aux exigences de l’erreur de droit que lorsque l’accusé croit que sa conduite est légale, et qu’il connaît aussi le fondement juridique de sa légalité. Ce que je veux plutôt dire c’est que, s’il y avait des éléments de preuve selon lesquels l’avocat avait fourni une telle explication, nous pourrions inférer avec plus de certitude que M. Suter croyait sincèrement à la légalité de sa conduite, malgré l’omission du juge de la peine de tirer une conclusion expresse à cet égard. D’ailleurs, l’avocat a témoigné — et il n’est pas contesté — que les instructions qu’il avait données à M. Suter relevaient d’un choix stratégique fait à partir d’une mauvaise compréhension de l’état actuel du droit. En conséquence, il est également possible d’inférer que les instructions de l’avocat de refuser de fournir un échantillon d’haleine relevaient d’une stratégie en matière de détermination de la peine, ce qui suppose une conscience de l’illégalité du refus de fournir un tel échantillon.

[71]                          De plus, M. Suter a admis que l’agent de police lui avait dit que le refus de fournir un échantillon d’haleine constituait une infraction. Bien entendu, on peut comprendre, en particulier dans le contexte d’une arrestation, qu’un détenu décide de suivre les conseils de son avocat — qui partage le même intérêt que lui — plutôt que ceux d’un policier. Je ne mentionne cet aveu de M. Suter que pour souligner qu’il n’a vraisemblablement pas été pris au dépourvu par le fait que le refus de fournir un échantillon d’haleine puisse constituer une infraction criminelle. Quoi qu’il en soit, l’erreur de droit repose sur la croyance subjective de l’accusé à la légalité de sa conduite. Bien que les instructions d’un policier selon lesquelles une certaine conduite équivaut à une infraction ne règlent pas la question de cette croyance subjective, elles peuvent être pertinentes en ce qui a trait à la sincérité de la croyance.

[72]                          Cela étant, la seule conclusion que la Cour peut tirer avec certitude du dossier est que les conseils de l’avocat ont semé la confusion dans l’esprit de M. Suter — une conclusion qui est compatible avec la façon dont le juge de la peine a décrit la conversation téléphonique de M. Suter avec l’avocat du genre visé dans Brydges.

[73]                          Cependant, la simple confusion dans l’esprit d’une personne à l’égard de la légalité de ses actes ne suffit pas pour conclure à une erreur de droit. Bien que M. Suter se soit retrouvé dans une situation regrettable, cela ne justifie pas une dérogation aux exigences rigoureuses de l’erreur de droit.

[74]                          Cela dit, bien que la confusion qui régnait dans l’esprit de M. Suter n’ait pas donné lieu à une erreur de droit, le débat n’est pas clos pour autant. Lorsque l’on considère l’effet atténuant — s’il en est — de l’incertitude de M. Suter quant à la légalité de son refus, il ne faut pas oublier que cette incertitude découle des conseils que lui a donnés un avocat mal informé. Comme l’expliquent Clayton C. Ruby, Gerald J. Chan et Nader R. Hassan dans leur ouvrage intitulé Sentencing (8e éd. 2012) :

                    [traduction] L’inutilité de punir quelqu’un qui ne sait absolument pas qu’il a enfreint la loi saute aux yeux [. . .] Il est encore moins logique de punir quelqu’un qui a consulté un avocat, ou a adopté une position juridique sans l’aide d’un avocat. [Je souligne; notes de bas de page omises; §5.319.]

Rappelons que M. Suter a consulté un avocat, que les conseils que lui a donnés celui‑ci étaient erronés et qu’il a refusé de collaborer avec la police en se fondant sur ceux‑ci. Ces faits permettent d’atténuer le degré de culpabilité morale de M. Suter[4].

[75]                          Cela dit, je tiens à préciser que le cas de M. Suter est unique et qu’il ne faudrait pas considérer à tort que l’atténuation dont il bénéficie tend à indiquer que des conseils juridiques imparfaits sont présumés atténuer la peine. En l’espèce, l’avocat du genre visé dans Brydges a témoigné qu’il ne connaissait pas l’état du droit en ce qui concerne l’infraction prévue au par. 255(3.2) et qu’il avait délibérément tenté d’empêcher M. Suter de donner à la police un échantillon d’haleine. Le juge de la peine a accepté le témoignage de M. Suter, selon lequel l’avocat lui a expressément dit de ne pas fournir d’échantillon d’haleine à la police — c.‑à‑d. qu’il lui a conseillé d’enfreindre la loi. De plus, le juge a conclu que M. Suter n’avait pas obtempéré à l’ordre de fournir un échantillon d’haleine parce qu’il avait suivi les conseils erronés de son avocat; il n’a pas conclu que le refus relevait d’un choix stratégique de M. Suter. Dans les circonstances, ces faits uniques ont contribué à l’incertitude de M. Suter quant à la légalité de son refus et ont donc permis d’atténuer sa culpabilité morale.

[76]                          En résumé, le juge de la peine a eu tort de conclure que les conseils juridiques erronés donnés à M. Suter et sur la foi desquels ce dernier a agi équivalaient à une erreur de droit, et changeaient donc de manière fondamentale la culpabilité morale de M. Suter. Cette erreur a contribué de façon non négligeable à la peine manifestement inadéquate de quatre mois d’emprisonnement infligée par le juge.

Les actes violents commis à l’endroit d’un délinquant à cause du rôle qu’il a joué dans la perpétration d’une infraction font nécessairement partie de la situation personnelle de ce délinquant et doivent donc être pris en compte dans la détermination de la peine appropriée. Toutefois, les actes de violence justicière ne doivent être pris en compte que dans une mesure limitée, parce que leur accorder une trop grande importance lors de la détermination de la peine confère à ce type de comportement criminel une légitimité indue dans le processus judiciaire.

[52] La jurisprudence australienne a reconnu que des représailles violentes exercées par des citoyens étaient une conséquence indirecte pertinente pour la détermination de la peine. Dans R. c. Mamarika, 1982 ABCA 281 (CanLII), [1982] FCA 94, 42 A.L.R. 94, la Cour fédérale d’Australie a accepté que les actes de violence infligés à M. Mamarika par des membres de sa collectivité à cause du rôle qu’il avait joué dans la mort de la victime pouvaient être pris en compte lors de la détermination de la peine. Plus précisément, elle a souligné :

[traduction] . . . à cause de ses gestes, l’appelant s’est attiré la colère de certains membres de la collectivité et [. . .], de ce fait, il a subi des blessures graves dont, heureusement, il s’est bien remis. Envisagé de cette façon, il s’agit d’un élément qu’il convient de prendre en considération lors de la détermination de la peine appropriée, sans pour autant approuver ce qui s’est passé. [p. 97]

[53] Je souscris à cette approche. Je le répète, les actes violents commis à l’endroit d’un délinquant à cause du rôle qu’il a joué dans la perpétration d’une infraction — que ces actes soient le fait d’un codétenu ou d’un groupe de justiciers — font nécessairement partie de la situation personnelle de ce délinquant et doivent donc être pris en compte dans la détermination de la peine appropriée.

[54] Les actes de violence justicière en l’espèce résultaient de la perception du public quant aux événements du 19 mai 2013, ainsi que des conséquences tragiques des actes de M. Suter. Bien qu’ils ne découlent pas directement de la perpétration de l’infraction prévue au par. 255(3.2) (et qu’ils ne découlent pas non plus de la durée de la peine ou de la déclaration de culpabilité elle‑même), ces actes de violence constituent néanmoins une conséquence indirecte, car ils sont inextricablement liés aux circonstances de l’infraction.