Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c. Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13 :

La réduction de la nécessité de recourir aux tribunaux favorise l’accès à la Justice.

[20] Je fais ici une pause pour souligner que, dans le présent appel, bien que mes collègues fassent droit à plusieurs des demandes de réparation des appelants, ils évitent systématiquement de fournir des précisions sur la façon dont l’art. 23 devrait être appliqué pour améliorer la protection des droits linguistiques au pays. Il ne faut pas, dans la présente affaire, se limiter à ce que des écoles soient mises à la disposition des appelants, comme s’il s’agissait d’un simple cas d’espèce, encore faut-il s’assurer que de futurs demandeurs ne seront pas contraints d’entamer d’interminables procédures judiciaires pour que leurs droits soient protégés, reconnus et mis en œuvre. Faire abstraction des problèmes soulevés par une interprétation et une application erronées de l’art. 23, notamment l’immanquable judiciarisation et les longs délais qui caractérisent l’exercice des droits linguistiques, mine l’accès à la justice et risque de freiner la progression historique du Canada vers l’idéal visé par l’art. 23, c’est-à-dire de « faire des deux groupes linguistiques officiels des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation » (Arsenault-Cameron, par. 26).

[…]

[61] À la deuxième étape, le tribunal doit déterminer si l’école ou le programme proposé par la minorité est approprié sur le plan de la pédagogie et des coûts pour le nombre d’élèves concernés. Je privilégie une méthode simple, soit une méthode comparative, qui présente également l’avantage de réduire la nécessité de recourir aux tribunaux.

L’histoire constitutionnelle du Canada ne fournit aucune raison de penser qu’un compromis politique exige une interprétation restrictive des garanties constitutionnelles.

[18] Enfin, je rappelle que l’origine de l’art. 23 en tant que résultat d’un compromis politique ne saurait justifier, pour cette seule raison, une interprétation restrictive des droits prévus par cette disposition. Si notre Cour a déjà effectué une distinction entre les droits linguistiques issus d’un compromis politique et les autres droits garantis par la Charte, cette époque est révolue. Ce constat a été clairement exprimé par notre Cour dans l’arrêt R. c. Beaulac, 1999 CanLII 684 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 768, au par. 24 :

Même si les droits linguistiques constitutionnels découlent d’un compromis politique, ceci n’est pas une caractéristique qui s’applique uniquement à ces droits. A. Riddell, dans «À la recherche du temps perdu: la Cour suprême et l’interprétation des droits linguistiques constitutionnels dans les années 80» (1988), 29 C. de D. 829, à la p. 846, souligne que l’adoption des art. 7 et 15 de la Charte résulte aussi d’un compromis politique et soutient, à la p. 848, que l’histoire constitutionnelle du Canada ne fournit aucune raison de penser qu’un tel compromis politique exige une interprétation restrictive des garanties constitutionnelles. Je conviens que l’existence d’un compromis politique n’a aucune incidence sur l’étendue des droits linguistiques. [Je souligne.]

Notre Cour a confirmé la justesse de ce constat — à savoir que le compromis politique dont découlent les droits linguistiques n’a aucune incidence sur leur portée — dans le contexte de l’art. 23 (Arsenault-Cameron, par. 27; Doucet-Boudreau, par. 27). Il en résulte que les arrêts qui ont été rendus alors que la Cour assimilait les droits linguistiques à un compromis politique, ce qui inclut l’arrêt Mahe, doivent être examinés à la lumière de la jurisprudence subséquente de la Cour qui favorise une interprétation libérale, qui est compatible avec l’épanouissement des communautés linguistiques officielles.

[19] Restreindre la portée des droits linguistiques pour la simple raison qu’ils découlent d’un compromis politique constituerait un dangereux retour en arrière. Plusieurs droits accordés aux minorités au Canada ont été chèrement acquis au fil des ans et il revient aux tribunaux de leur donner plein effet, de façon claire et transparente.

Écarter un projet scolaire de la minorité linguistique officielle sur la base des coûts est une décision qui doit être décidée avec prudence, car les considérations financières pèsent moins lourd que les considérations pédagogiques dans l’opération qui vise à situer un nombre d’élèves donné sur l’échelle variable

[82] Je précise que les coûts initiaux doivent être considérés avec prudence. La création d’une école requiert nécessairement d’importants coûts initiaux, mais ces coûts sont par la suite amortis, c’est-à-dire étalés sur la durée de vie d’utilisation de l’immeuble. L’exercice des droits linguistiques requiert, par définition, des dépenses initiales de la part de l’État. Comme l’a reconnu le juge Bastarache dans l’arrêt Beaulac, « [l]es droits linguistiques [. . .] ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis » (par. 20).

[83] Encore une fois, ce qui précède n’est pas une invitation à tenter de démontrer que tous les projets scolaires de la minorité constituent des charges pécuniaires irréalistes. Cette notion de charges pécuniaires irréalistes vise à éviter des situations qui se traduiraient par des dépenses véritablement démesurées par rapport aux dépenses moyennes observées dans des écoles de la majorité de taille comparable. Écarter un projet scolaire de la minorité linguistique officielle sur la base des coûts est une décision qui doit être décidée avec prudence, car les considérations financières pèsent moins lourd que les considérations pédagogiques dans l’opération qui vise à situer un nombre d’élèves donné sur l’échelle variable.

Toute dérogation à l’art. 23 de la Charte doit donc être analysée et justifiée en vertu d’une norme des plus sévère.

L’objectif doit « se rapporte[r] à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important ». Une telle norme doit être sévère pour « que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l’article premier ».

L’art. 23 fait partie des dispositions de la Charte dont la violation est particulièrement difficile à justifier.

[143] Notre Cour a statué qu’il est possible de justifier une limitation des droits linguistiques garantis par l’art. 23 en vertu de l’article premier de la Charte (Québec (Éducation, Loisir et Sport) c. Nguyen, 2009 CSC 47, [2009] 3 R.C.S. 208, par. 37; Rose‑des‑vents, par. 49; Ford c. Québec (Procureur général), 1988 CanLII 19 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 772-773). En conséquence, lorsqu’une violation de l’art. 23 est établie, les tribunaux doivent suivre la démarche qui a été établie dans l’arrêt Oakes pour déterminer si la violation d’un droit garanti par la Charte peut se justifier dans une société libre et démocratique. Jusqu’à maintenant, la Cour n’a jamais jugé qu’une violation de l’art. 23 était justifiée au regard de l’article premier.

[144] En l’espèce, la Cour suprême de la Colombie-Britannique, dont le jugement a été confirmé par la Cour d’appel, a considéré que l’affectation juste et rationnelle des fonds publics constitue un objectif urgent et réel permettant de justifier une violation de l’art. 23 au sens de l’arrêt Oakes. De plus, les deux juridictions inférieures ont statué que l’assimilation ne constitue pas un effet préjudiciable important de la mesure attentatoire, car les écoles de la minorité ne peuvent que ralentir l’inexorable phénomène d’assimilation en Colombie-Britannique. Elles ont également conclu que les économies résultant d’une violation de l’art. 23 peuvent être considérées comme un effet bénéfique de la mesure attentatoire. Ce cadre d’analyse a été appliqué à l’ensemble des violations de l’art. 23 alléguées par les appelants et il a servi à justifier plusieurs de ces violations. Il est donc nécessaire d’apporter des précisions sur le cadre applicable pour décider si une violation de l’art. 23 est justifiée, ainsi que sur le rôle des considérations financières et du phénomène de l’assimilation linguistique dans ce cadre d’analyse.

[145] Il n’est pas inutile ici de rappeler les critères énoncés dans l’arrêt Oakes avant de les appliquer dans le contexte spécifique de l’art. 23. Conformément à cet arrêt, il faut satisfaire à deux critères pour justifier une mesure attentatoire. Premièrement, l’objectif visé par cette mesure doit être important. De façon plus précise, il faut que l’objectif « se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu’on puisse le qualifier de suffisamment important » (p. 139). Notre Cour a précisé qu’une telle norme doit être sévère pour « que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l’essence même d’une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l’article premier » (p. 138-139).

[146] Deuxièmement, une fois l’importance de l’objectif établie, la partie qui entend justifier la mesure attentatoire doit démontrer que les moyens choisis pour réaliser l’objectif sont raisonnables. Cette deuxième étape implique l’application d’un critère de proportionnalité. Ce critère comporte trois éléments : (1) la mesure doit avoir un lien rationnel avec l’objectif visé; (2) le moyen choisi doit porter atteinte le moins possible au droit ou à la liberté en question; (3) il doit y avoir proportionnalité entre les effets de la mesure restreignant le droit ou la liberté et l’objectif désigné comme important.

[147] À mon avis, trois facteurs militent en faveur de l’application d’une norme particulièrement sévère en matière de justification d’une violation du droit à l’instruction dans la langue de la minorité. Premièrement, en adoptant l’art. 23, les rédacteurs de la Charte ont imposé des obligations positives aux gouvernements provinciaux et territoriaux. En vertu de l’art. 23, les gouvernements doivent financer l’instruction dans la langue de la minorité sur le Trésor public lorsque le nombre d’enfants le justifie. Ils doivent satisfaire à ces obligations en temps utile pour prévenir les risques d’assimilation et de perte des droits (Doucet-Boudreau, par. 29; Rose-des-vents, par. 28). L’adoption d’une approche souple relativement à la justification d’une violation de l’art. 23 risque de mettre en péril l’objectif réparateur de cet article, dont l’importance a été expliquée précédemment.

[148] Deuxièmement, l’art. 23 n’est pas visé par la clause de dérogation prévue à l’art. 33 de la Charte. Cette décision témoigne de l’importance accordée à ce droit par les rédacteurs de la Charte et de leur intention d’encadrer de façon stricte les dérogations à celui-ci. Dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, qui portait sur le droit de vote des Canadiens et des Canadiennes résidant à l’étranger, j’ai réitéré les propos formulés par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, selon lesquels en excluant le droit de vote du champ d’application de la clause de dérogation, les constituants ont souligné l’importance privilégiée de ce droit. J’ai ajouté qu’en raison de cette exclusion, toute dérogation à ce droit doit être examinée en fonction d’une norme sévère en matière de justification (Frank, par. 25; Sauvé, par. 11 et 14). Ces propos s’appliquent également dans le contexte de l’art. 23.

[149] Effectivement, l’art. 23 protège les minorités linguistiques officielles contre les effets des décisions de la majorité en matière d’éducation en leur permettant de jouir d’une certaine autonomie sur leur système d’éducation. L’historique des relations entre la majorité et la minorité en matière d’éducation démontre que les intérêts de la minorité ne sont pas bien servis lorsque celle-ci n’exerce pas un certain degré de contrôle sur la gestion de ses écoles et de leur financement. En écartant l’art. 23 du champ d’application de la clause de dérogation, les rédacteurs de la Charte ont voulu éviter que la majorité puisse se soustraire à ses obligations constitutionnelles et que renaisse ainsi l’époque où la minorité ne pouvait s’épanouir dans sa langue et sa culture.

[150] Troisièmement, l’art. 23 comporte une limite interne, la justification par le nombre, qui exige l’existence d’un nombre suffisant d’enfants, c’est-à-dire d’élèves, pour justifier l’exercice du droit qu’il accorde. En adoptant cette limite, les constituants ont voulu tenir compte de considérations d’ordre pratique — notamment des coûts et des besoins pédagogiques — liées au nombre d’élèves qui peuvent bénéficier du droit reconnu. Lorsqu’une violation de l’art. 23 est constatée, l’argument invoqué par les gouvernements pour la justifier est souvent d’ordre financier. Dans de tels cas, l’analyse fondée sur l’article premier fait alors double emploi à certains égards avec l’analyse de la justification par le nombre qu’a déjà réalisée le tribunal. En effet, si dans un cas donné le nombre d’élèves atteint le seuil justificatif, les considérations liées aux coûts et aux besoins pédagogiques ont déjà été mises en balance dans la première analyse. Les mettre à nouveau en balance dans l’analyse fondée sur l’article premier devrait normalement mener au même résultat. Il serait illogique que des considérations qui justifient dans un premier temps l’exercice du droit puissent dans un second temps justifier la violation de celui-ci. Pour qu’une violation de l’art. 23 puisse être justifiée au regard de l’article premier, la justification ne doit donc pas s’appuyer sur des considérations qui ont été prises en compte à l’étape de la justification par le nombre.

[151] Pour les raisons qui précèdent, je suis d’avis que l’art. 23 fait partie des dispositions de la Charte dont la violation est particulièrement difficile à justifier. Je conclus que toute dérogation à l’art. 23 doit donc être analysée et justifiée en vertu d’une norme des plus sévère.

L’affectation juste et rationnelle de fonds publics limités n’est pas un objectif urgent et réel dans le contexte de l’article 23 qui permet de justifier une violation des droits et libertés. Assimiler ce rôle à un tel objectif entraînerait la société sur une pente glissante et risquerait d’atténuer la portée de la Charte.

[152] Cela dit, la Cour doit décider si l’affectation juste et rationnelle de fonds publics limités peut constituer un objectif urgent et réel dans le contexte de l’art. 23. Les juridictions inférieures se sont principalement appuyées sur l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, pour confirmer le caractère urgent et réel de cet objectif. Comme l’a souligné notre Cour, « [d]ans la mesure où l’objectif de la loi est de réduire les coûts, cet objectif demeure sujet à caution en tant qu’objectif urgent et réel selon N.A.P.E. » (Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, par. 147). Ainsi, dans un tel contexte, les tribunaux doivent faire preuve d’un grand scepticisme dans l’examen de la justification du caractère urgent et réel de l’objectif (Health Services, par. 147, citant N.A.P.E., par. 72).

[153] À mon avis, les juridictions inférieures ont commis une erreur en statuant que [traduction] « l’affectation juste et rationnelle de fonds publics limités » constitue en l’espèce un objectif urgent et réel. Par définition, les fonds publics sont limités. Tout gouvernement affecte ses fonds entre ses divers programmes, et ce, selon certains barèmes et de la façon la plus équitable possible. Si le simple fait d’accoler les mots « juste et rationnelle » au mot « affectation » permettait de faire de l’affectation de fonds publics un objectif urgent et réel, il serait alors loisible à tout gouvernement de déroger aux droits fondamentaux avec une aisance déconcertante. Je ne peux accepter un tel résultat. L’affectation juste et rationnelle de fonds publics limités constitue le travail quotidien d’un gouvernement. La mission de l’État consiste à gérer des ressources budgétaires limitées pour répondre à des besoins qui eux sont tout sauf limités. Nous ne sommes pas en présence ici d’un objectif urgent et réel qui permet de justifier une violation des droits et libertés. Assimiler ce rôle à un tel objectif entraînerait la société sur une pente glissante et risquerait d’atténuer la portée de la Charte. J’ajouterais que, d’un point de vue pratique, la justesse d’un tel objectif serait presque impossible à vérifier.

[…]

[260] Quoi qu’il en soit, au vu des faits de l’espèce, nous souscrivons à la conclusion du juge en chef selon laquelle « l’affectation juste et rationnelle de fonds publics limités » ne constitue pas un objectif urgent et réel ainsi que l’exige l’arrêt N.A.P.E. : par. 153. Comme il l’explique, les décisions relatives à l’affectation des fonds constituent le travail quotidien d’un gouvernement et ont un caractère purement financier. De plus, l’ajout des mots « juste et équitable » ne confère pas à cet objectif un caractère urgent et réel : ibid. Par conséquent, la Province n’a pas été en mesure d’établir l’existence d’un objectif urgent et réel valable en l’espèce. Les juridictions inférieures ont eu tort de tirer la conclusion contraire. Il s’agit d’un objectif d’ordre financier seulement, qui ne satisfait donc pas au critère de l’objectif urgent et réel.

L’État ne bénéficie pas d’une immunité pour des décisions prises en vertu de politiques gouvernementales. Mais, il faut exiger un seuil minimal de gravité et qu’en l’absence de comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir », des dommages-intérêts ne peuvent être octroyés en vertu du par. 24(1) pour des actes accomplis en application d’une loi qui est subséquemment déclarée invalide et rendue inopérante par l’effet du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[164] L’État bénéficie d’une immunité restreinte contre les condamnations au paiement de dommages-intérêts en cas de violations de la Charte. Cette immunité ne s’applique pas en cas de comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » (Ward, par. 39, citant Mackin, par. 78). En l’espèce, nul ne prétend que la Province a agi de mauvaise foi. La question en litige est plutôt de savoir si cette immunité s’applique aux décisions prises en vertu de politiques gouvernementales.

[165] L’immunité restreinte dont bénéficie l’État est opposable lorsque des considérations font contrepoids au versement de dommages-intérêts. Ces considérations incluent notamment l’existence d’autres recours et les préoccupations relatives au bon gouvernement (Ward, par. 33). Dans la présente affaire, la Cour est appelée à décider si cette immunité restreinte s’applique lorsque la violation résulte de décisions prises en vertu de politiques gouvernementales.

[166] En première instance, le tribunal a accordé des dommages-intérêts au CSF à titre de réparation pour la violation de l’art. 23 résultant du financement inadéquat du transport scolaire. S’appuyant sur les arrêts Ward et Mackin, la Cour d’appel a renversé la décision du premier tribunal et invoqué l’immunité restreinte dont bénéficie l’État à cet égard. Selon la Cour d’appel, il est justifié, pour des considérations de bon gouvernement, d’accorder une telle immunité à l’État pour les décisions prises en vertu de toute forme de politiques gouvernementales qui sont subséquemment déclarées attentatoires. J’estime qu’il s’agit d’une erreur et que l’État ne bénéficie pas d’une immunité pour des décisions prises en vertu de politiques gouvernementales.

[167] Dans l’arrêt Ward, notre Cour a précisé la démarche à appliquer pour déterminer si l’octroi de dommages-intérêts constitue une réparation convenable à la suite d’une violation de la Charte. Un survol de cette démarche permet de situer contextuellement l’immunité restreinte dont jouit l’État. En vertu de cet arrêt, la première étape consiste à prouver une violation de la Charte. La deuxième étape vise à déterminer si les dommages-intérêts servent une fonction ou un but utile. Les fonctions d’indemnisation, de défense du droit et de dissuasion satisfont à cette condition. À la troisième étape, l’État peut, en vertu de l’immunité restreinte dont il jouit, s’opposer à la condamnation au paiement de dommages-intérêts en invoquant des considérations telles que l’existence d’autres recours et des préoccupations liées au bon gouvernement. Ces considérations ne sont pas exhaustives et d’autres pourraient s’ajouter au fil du temps. La quatrième étape consiste à fixer le montant des dommages-intérêts.

[168] Notre Cour a précisé que, dans certaines situations, les préoccupations relatives au bon gouvernement justifient d’exiger un seuil minimal de gravité pour que des dommages-intérêts soient octroyés (Ward, par. 39). C’était le cas dans l’arrêt Mackin dans lequel un demandeur a entrepris un recours en dommages-intérêts contre l’État pour des actes accomplis en vertu d’une loi dûment promulguée, mais subséquemment déclarée contraire à la Charte. Dans ce contexte, notre Cour a conclu que le risque d’être condamnés à verser des dommages-intérêts pourrait paralyser le travail de ceux qui font les lois et de ceux qui les appliquent parce qu’ils craindraient d’engager leur responsabilité. Un tel résultat est inacceptable, car le législateur et les responsables de l’application des lois doivent pouvoir exercer leurs fonctions sans crainte de représailles. Il s’ensuit qu’il faut exiger un seuil minimal de gravité et qu’en l’absence de comportement « clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir », des dommages-intérêts ne peuvent être octroyés en vertu du par. 24(1) pour des actes accomplis en application d’une loi qui est subséquemment déclarée invalide et rendue inopérante par l’effet du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (Ward, par. 39, citant Mackin, par. 78).

[169] La Province prétend que l’arrêt Ward a élargi le champ d’application de l’immunité de l’État aux décisions prises par l’État en vertu d’une politique gouvernementale. Au paragraphe 40 de cet arrêt, notre Cour a affirmé que « l’État doit pouvoir jouir d’une certaine immunité qui écarte sa responsabilité pour les dommages résultant de certaines fonctions qu’il est seul à pouvoir exercer. Les fonctions législatives et l’élaboration de politiques sont un exemple de telles activités étatiques. L’immunité est justifiée, car le droit ne saurait paralyser l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière d’élaboration de politiques ». Replacée dans son contexte, la notion d’élaboration de politiques vise les politiques gouvernementales qui tirent leur source de la loi. L’argument de la Province à cet égard doit être rejeté. L’arrêt Ward ne reconnaît qu’une seule situation donnant ouverture à la reconnaissance de l’immunité restreinte, soit les cas de décisions gouvernementales prises en vertu de lois dûment promulguées, puis subséquemment déclarées invalides.

[170] Notre Cour n’a cependant pas exclu la possibilité que d’autres situations puissent éventuellement justifier la reconnaissance d’une immunité restreinte au nom du bon gouvernement (Ward, par. 42). Il faut donc se demander si la possibilité que soient accordés des dommages-intérêts par suite de décisions prises par l’État en vertu d’une politique gouvernementale pourrait nuire au bon gouvernement. J’estime que l’octroi d’une réparation de cette nature dans un tel contexte ne risque pas de paralyser l’action gouvernementale et de nuire ainsi à son efficacité.

La possibilité que soient accordés des dommages-intérêts à l’égard de politiques gouvernementales attentatoires permet de faire en sorte que l’action gouvernementale demeure respectueuse des droits fondamentaux.

[171] Au contraire, la possibilité que soient accordés des dommages-intérêts à l’égard de politiques gouvernementales attentatoires permet de faire en sorte que l’action gouvernementale demeure respectueuse des droits fondamentaux.

[172] Appliquer trop largement l’immunité restreinte dont jouit l’État risquerait en effet de produire des effets indésirables. Il suffirait alors aux gouvernements de démontrer que leurs actions illégales sont autorisées par une politique gouvernementale pour éviter d’avoir à verser des dommages-intérêts.

[173] Cette crainte est accentuée par le fait que les politiques gouvernementales ne sont habituellement pas le résultat d’un processus public et que la notion de « politique gouvernementale » n’est pas définie. S’agit-il de toute forme de directives ou de lignes directrices émanant de l’État? Si c’est le cas, l’immunité qu’on demande à la Cour de reconnaître aurait une très large portée. Par contre, une loi est un instrument facilement identifiable. Elle est le résultat du vote d’un corps législatif. L’élaboration d’une loi est un processus public et transparent, qui se situe au cœur du processus démocratique. Il est en conséquence justifié d’accorder à l’État, à l’égard d’un instrument bien défini comme une loi, une immunité qu’il n’est toutefois pas souhaitable de lui reconnaître pour des instruments indéfinis et aux contours incertains comme les politiques gouvernementales. Une telle approche réduirait la possibilité pour les justiciables dont les droits ont été violés d’avoir accès à la justice et d’obtenir une réparation convenable et juste. Élargir de la sorte le champ d’application de l’immunité de l’État rendrait illusoire l’exercice d’un recours en réparation par suite d’une violation de la Charte.

[174] Dans l’arrêt Ward, par. 38, la juge en chef McLachlin a d’ailleurs formulé la mise en garde suivante à l’encontre d’une interprétation trop large des considérations relatives au bon gouvernement qui aurait pour résultat d’empêcher toute forme de réparation :

Les préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent revêtir diverses formes. À l’extrême, on pourrait prétendre que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu du par. 24(1) aura toujours un effet paralysant sur la conduite de l’État, ce qui nuira au bon gouvernement. Logiquement, cet argument mène à la conclusion que les dommages‑intérêts fondés sur le par. 24(1) ne seront jamais convenables. De toute évidence, ce n’est pas là l’intention exprimée dans la Constitution. En outre, lorsque les dommages‑intérêts accordés en vertu du par. 24(1) découragent les violations de la Charte, ils contribuent au bon gouvernement. Le respect des normes établies dans la Charte constitue un principe fondamental de bon gouvernement.

[175] L’application de l’immunité de l’État à toutes les décisions prises en vertu de politiques gouvernementales revient à adopter la forme « extrême » de considérations relatives au bon gouvernement explicitement rejetée dans l’arrêt Ward.

L’immunité dont jouit l’État pour des actes qui découlent de lois dûment promulguées se justifie en raison de l’importance du processus législatif.

[176] De plus, l’immunité dont jouit l’État pour des actes qui découlent de lois dûment promulguées se justifie en raison de l’importance du processus législatif. Dans l’arrêt Mackin, au par. 78, le juge Gonthier a fait siens les propos des auteurs Dussault et Borgeat sur la responsabilité de l’État en matière civile et a souligné que ces propos étaient applicables dans le contexte de la Charte :

Dans notre régime parlementaire, il est impensable que le Parlement puisse être déclaré responsable civilement en raison de l’exercice de son pouvoir législatif. La loi est la source des devoirs, tant des citoyens que de l’Administration, et son inobservation, si elle est fautive et préjudiciable, peut pour quiconque faire naître une responsabilité. Il est difficilement imaginable cependant que le législateur en tant que tel soit tenu responsable du préjudice causé à quelqu’un par suite de l’adoption d’une loi. [Notes en bas de page omises.]

(R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif (2e éd. 1989), t. III, p. 959)

[177] Dans cet extrait, l’immunité restreinte reconnue à l’État est justifiée par le fait que la loi est la « source » des devoirs de l’Administration. L’adoption de lois est le rôle fondamental des législateurs et les tribunaux ne doivent pas paralyser l’action de ceux-ci à cet égard. En adoptant une loi, l’organe législatif confère des pouvoirs à l’exécutif. Par contre, les décisions d’un ministre en matière de transport scolaire ne constituent pas une « source » des devoirs de l’Administration au même titre que les lois. En adoptant une politique gouvernementale, l’exécutif se donne lui-même des pouvoirs. Gardant cette distinction à l’esprit, il est justifié de ne pas appliquer aux politiques gouvernementales l’immunité restreinte de l’État.

[178] J’estime qu’il n’est pas nécessaire en l’instance de répertorier tous les actes que l’on pourrait considérer comme étant des actes qui découlent de lois. À titre d’exemple, le présent pourvoi ne soulève pas la question de savoir si l’État jouit d’une immunité restreinte à l’égard de décrets ou de règlements pris en vertu de lois dûment promulguées, et je ne me prononce pas sur cette question.

[179] En résumé, la règle générale demeure. L’État peut être condamné à verser des dommages-intérêts lorsque ceux-ci constituent une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances. L’État peut cependant invoquer des considérations liées à l’efficacité gouvernementale pour éviter une telle condamnation. Une loi déclarée invalide postérieurement à l’acte à l’origine de la violation est un cas d’espèce où l’État peut s’opposer au versement de dommages-intérêts, mais ce dernier ne jouit toutefois pas d’une immunité à l’égard des politiques gouvernementales qui portent atteinte aux droits fondamentaux.