R. c. Carson, 2018 CSC 12

Quel rôle joue l’expression « concernant [. . .] un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » dans cette infraction?

[25]                          Dans l’arrêt R. c. Hinchey, 1996 CanLII 157 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 1128, les juges majoritaires de la Cour ont qualifié l’infraction créée par la disposition voisine, l’al. 121(1)c), de crime lié au comportement parce qu’elle criminalise certains actes sans qu’il soit nécessaire que le comportement de l’accusé cause effectivement un préjudice (par. 22). À l’instar de l’alinéa 121(1)c), l’al. 121(1)d) prévoit une infraction liée au comportement. Il érige en infraction le trafic d’influence concernant un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement. Il n’est pas nécessaire que l’accusé ait réellement de l’influence auprès du gouvernement, qu’il entreprenne des démarches pour user de son influence ou qu’il réussisse à influencer le gouvernement pour être reconnu coupable de cette infraction. D’ailleurs, le texte de l’al. 121(1)d) vise en termes exprès quiconque « ayant ou prétendant avoir de l’influence auprès du gouvernement » (je souligne). L’infraction est consommée dès que l’accusé exige un bénéfice en échange de sa promesse d’user de son influence concernant un sujet d’affaires qui a trait au gouvernement.

[26]                          Bien que l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » doive être interprétée de façon large, je ne puis retenir la conclusion de la majorité de la Cour d’appel que le ministère public a reprise à son compte dans les observations qu’il a formulées devant notre Cour et suivant laquelle l’infraction est établie dès lors que l’accusé accepte un bénéfice en échange de sa promesse d’user de son influence auprès du gouvernement (jugement de la Cour d’appel, par. 35). Il faut donner un sens à la condition voulant que l’influence promise « concern[e] [. . .] un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement ». Il y a d’ailleurs lieu de présumer que cette expression a délibérément été insérée dans la disposition législative qui décrit l’infraction (R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 43 et 136‑138). Comme le souligne la juge Côté, si le législateur souhaitait simplement criminaliser le trafic d’influence auprès du gouvernement indépendamment de la question de savoir si l’influence promise est réellement liée à un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement, il aurait pu omettre la mention du sous‑al. 121(1)a)(iii) et déclarer que l’infraction s’applique à

                    quiconque ayant ou prétendant avoir de l’influence auprès du gouvernement ou d’un ministre du gouvernement, ou d’un fonctionnaire, exige, accepte ou offre, ou convient d’accepter, directement ou indirectement, pour lui‑même ou pour une autre personne, une récompense, un avantage ou un bénéfice de quelque nature en contrepartie de l’exercice de cette influence. [Souligné dans l’original; par. 66]

[27]                          De plus, une interprétation contextuelle du sous‑al. 121(1)a)(iii) et de l’al. 121(1)d) appuie la conclusion selon laquelle l’influence promise doit être réellement liée à un sujet d’affaires qui a trait au gouvernement. Les autres infractions prévues au par. 121(1) ne criminalisent que les actes qui ont un lien réel avec le gouvernement. Pour qu’une de ces infractions soit établie, il faut que l’une des personnes en cause travaille pour le gouvernement (ou soit liée à une personne qui l’est) ou qu’elle ait présenté une soumission en vue d’obtenir un contrat du gouvernement. En revanche, l’al. 121(1)d) criminalise les ententes conclues entre des personnes qui n’ont peut‑être aucun lien avec le gouvernement, étant donné que cette infraction peut être commise par une personne qui prétend simplement avoir de l’influence auprès du gouvernement. L’interprétation harmonieuse de l’al. 121 (1)d) et des autres infractions prévues au par. 121(1) indique que l’aide promise doit porter dans les faits sur un sujet d’affaires qui dépend du gouvernement ou que le gouvernement pourrait faciliter.

[28]                          Comme je vais l’expliquer ci‑après, cette disposition a pour objet de préserver à la fois l’intégrité du gouvernement et l’apparence d’intégrité du gouvernement. Cet objet est certes large, mais il ne saurait écarter le libellé explicite de la disposition, lequel exige que l’influence promise soit liée à un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement. En fait, cette exigence fait cadrer la portée de l’infraction avec son double objectif. Comme l’auteur de l’infraction peut être quelqu’un qui n’a aucune influence auprès du gouvernement, cette exigence établit un lien entre la conduite de l’individu qui ne fait pas partie du gouvernement et le gouvernement. Elle garantit que les ententes ayant si peu à voir avec le gouvernement qu’elles ne risquent pas de miner la confiance du public envers le gouvernement n’engagent pas la responsabilité criminelle. Par conséquent, j’estime que, même si l’infraction est consommée à la conclusion de l’entente, l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » qualifie la nature de l’influence promise par l’accusé. Il est donc essentiel que l’entente « concerne » réellement un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement.

[29]                          Bref, lorsque le trafic d’influence concerne un sujet d’affaires qui n’a pas trait en réalité au gouvernement, l’infraction prévue à l’al. 121(1)d) n’est pas établie. Or, si l’accusé croit subjectivement que l’influence promise concerne un sujet d’affaires qui a trait au gouvernement, mais que l’infraction ne peut pas être établie, uniquement parce que le sujet d’affaires n’a pas trait en réalité au gouvernement, le juge peut déclarer l’accusé coupable de tentative de commettre l’infraction prévue à l’al. 121(1)d) (Code criminel, par. 24(1) et art. 660; voir également États‑Unis d’Amérique c. Dynar, 1997 CanLII 359 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 462, par. 74). D’ailleurs, l’impossibilité de commettre l’un des éléments essentiels de l’infraction n’est pas un obstacle à une déclaration de culpabilité pour tentative de commettre cette infraction au sens du par. 24(1) du Code criminel (Dynar, par. 67). En ce qui concerne l’infraction prévue à l’al. 121(1)d), les règles de droit applicables à la tentative empêchent donc les personnes payées pour user de leur influence concernant un sujet d’affaires qu’elles croient avoir trait au gouvernement d’échapper à leur responsabilité criminelle.

Quelle est la portée de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement »?

[30]                          Étant donné la conclusion selon laquelle l’infraction prévue à l’al. 121(1)d) n’est établie que lorsque l’influence promise est réellement liée à un sujet d’affaires qui a trait au gouvernement, une seconde question se pose : Quelle est la portée de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement »?

[31]                          Suivant l’interprétation que la juge du procès lui a donnée, l’expression « concernant [. . .] la conclusion d’affaires avec le gouvernement ou un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » ne viserait que les opérations auxquelles le gouvernement était partie ou celles qu’il avait le pouvoir d’approuver dans le cadre de ses activités en cours (par. 97). Elle a donc procédé à un examen approfondi des agissements de l’appelant et des activités d’AINC.

[32]                          Comme je vais l’expliquer, je crois que la juge du procès a interprété de façon trop étroite l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement ». En lisant les termes de cette expression dans leur contexte global, en suivant leur sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de loi et l’intention du législateur, je conclus qu’un sujet d’affaires a trait au gouvernement s’il dépend d’une intervention du gouvernement ou s’il pourrait être facilité par le gouvernement, compte tenu de son mandat.

[33]                          En ce qui concerne tout d’abord les termes de la disposition qui nous intéresse, la juxtaposition au sous‑al. 121(1)a)(iii) de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » et de l’expression « la conclusion d’affaires avec le gouvernement » indique que la première doit être différente de la seconde. « [L]a conclusion d’affaires avec le gouvernement » suppose que le gouvernement est directement partie à l’opération. Par exemple, dans l’affaire R. c. Giguère, 1983 CanLII 61 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 448, la signature de contrats avec le gouvernement a été considérée comme une conclusion d’affaires avec celui‑ci (p. 463). Comme la Cour d’appel l’a reconnu à juste titre dans le cas qui nous occupe, [traduction] « [p]our que la seconde expression ait un sens, elle doit avoir une portée plus large que la première expression, qui concerne des opérations commerciales auxquelles le gouvernement est directement partie » (par. 34).

[34]                          Il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider si le mot « affaires » peut recevoir une acception non commerciale. L’expression « un sujet d’affaires » doit englober à tout le moins des affaires commerciales. D’ailleurs, dans l’arrêt R. c. Cogger, 1997 CanLII 314 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 845, l’obtention de subventions gouvernementales pour des entreprises a été considérée comme un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement au sens dusous‑al. 121(1)a)(iii) (par. 2, 3 et 30).

[35]                          Dans la présente affaire, M. Carson a promis d’influencer le gouvernement à l’égard d’une opération commerciale, en l’occurrence la vente par H2O de systèmes de traitement de l’eau au point d’utilisation à des Premières Nations. La seule question qui se pose en l’espèce est de savoir si cette opération commerciale a trait au gouvernement.

[36]                          L’interprétation étroite que la juge du procès donne du sous‑al. 121(1)a)(iii) et de l’al. 121(1)d) cadre mal avec la formulation large de ces dispositions. Les mots « concernant » et « ayant trait à », tout comme le mot « any » (tout) dans la version anglaise de la disposition, sont des termes généraux dont la signification ne semble pas se limiter aux opérations qui nécessitent l’approbation du gouvernement. L’emploi de mots aussi généraux donne à penser qu’une opération commerciale pour laquelle l’approbation du gouvernement n’est pas requise a tout de même trait au gouvernement si cette opération pourrait être facilitée par le gouvernement, compte tenu de son mandat.

[37]                          La nature de l’infraction prévue à l’al. 121(1)d) étaye elle aussi une interprétation large de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernent ». Comme je l’ai expliqué plus haut, l’al. 121(1)d) crée une infraction liée au comportement qui criminalise le trafic d’influence même dans les cas où l’accusé ne fait rien de plus par la suite pour influencer le gouvernement. Ainsi, une interprétation restrictive de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » qui intéresse exclusivement la question de savoir si l’accusé aurait pu parvenir à influencer le gouvernement compte tenu des activités actuelles de ce dernier cadre mal avec la nature de cette infraction.

[38]                          L’objet général de la disposition discrédite lui aussi l’interprétation de la juge du procès. À l’instar de l’al. 121(1)c), l’al. 121(1)d) vise à préserver à la fois l’intégrité du gouvernement et l’apparence d’intégrité du gouvernement (Giguère, p. 462; Hinchey, par. 13 et 16; R. c. O’Brien (2009), 249 C.C.C. (3d) 399 (C.S.J. Ont.), par. 52). Même les gens qui n’ont aucune véritable influence auprès du gouvernement et ceux qui ne font rien pour l’influencer peuvent être reconnus coupables de cette infraction, ce qui démontre que celle‑ci ne vise pas seulement à préserver l’intégrité du gouvernement. Comme la jurisprudence de notre Cour portant sur l’indépendance judiciaire ou sur l’impartialité de la fonction publique le démontre, l’apparence d’intégrité, d’impartialité et d’indépendance a un lien avec l’intégrité, l’impartialité et l’indépendance réelles (en ce qui concerne l’indépendance judiciaire et la crainte de partialité, voir, par ex., Valente c. La Reine, 1985 CanLII 25 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 673, p. 689; R. c. Lippé, 1990 CanLII 18 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 114, p. 140 et 141; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard), 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 131 et 133; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, 1997 CanLII 322 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 391, par. 69; Conférence des juges de paix magistrats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2016 CSC 39 (CanLII), [2016] 2 R.C.S. 116, par. 45; pour ce qui est de l’impartialité des représentants du gouvernement, voir, par ex., Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455, p. 470). Par conséquent, l’objet général de l’al. 121(1)d) est incompatible avec une interprétation étroite de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement ». L’intégrité du gouvernement et l’apparence d’intégrité du gouvernement sont mises à mal lorsque des gens sont payés pour convaincre le gouvernement de faciliter des opérations au profit de quelqu’un, et ce, même si l’approbation du gouvernement n’est pas nécessaire pour que l’opération se matérialise.

[39]                          Une interprétation large de l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » s’accorde par ailleurs avec le fait que l’al. 121(1)d) se trouve dans l’article du Code criminel qui érige en infractions les « Fraudes envers le gouvernement ». Les infractions prévues à cet article visent les comportements malhonnêtes des membres du gouvernement et des gens qui peuvent tenter de les influencer. Les comportements criminalisés par cet article risquent de priver les citoyens d’une véritable démocratie fondée sur la liberté d’accès au gouvernement. La corruption et le trafic d’influence auprès du gouvernement, réels ou apparents, sont susceptibles de nuire à l’intégrité et à la transparence qui sont essentielles à la démocratie. Lorsqu’une personne accepte un bénéfice en échange de sa promesse d’influencer le gouvernement pour qu’il modifie ses politiques ou sa structure de financement, elle bafoue l’idée que la prise de décision gouvernementale ne devrait pas être l’objet d’un commerce (voir l’arrêt Giguère, p. 464). L’interprétation du sous‑al. 121(1)a)(iii) — incorporé à l’al. 121(1)d)(i) — en harmonie avec les dispositions qui l’entourent tend à indiquer que l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » devrait recevoir une interprétation large et téléologique.

[40]                          Pour ces motifs, l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » n’englobe pas uniquement les affaires à l’égard desquelles le gouvernement exerce directement une fonction d’approbation. Il s’agit notamment d’un sujet d’affaires relativement auquel le gouvernement pourrait jouer un rôle même s’il ne le fait pas au moment où l’infraction est commise. Un sujet d’affaires a trait au gouvernement s’il dépend d’une intervention du gouvernement ou s’il pourrait être facilité par celui‑ci, compte tenu de son mandat. Il englobe donc les achats financés par le gouvernement pour lesquels celui‑ci pourrait imposer ou modifier des conditions susceptibles de favoriser la conclusion d’une opération donnée. Comme l’avocat de l’appelant l’a reconnu devant notre Cour, l’al. 121(1)d)(i) englobe les ententes par lesquelles l’accusé qui, ayant ou prétendant avoir de l’influence auprès du gouvernement, accepte un bénéfice en contrepartie de l’exercice de son influence pour modifier la structure opérationnelle d’un organisme afin de faciliter une opération ou d’obtenir un résultat déterminé.

[41]                          En résumé, l’expression « un sujet d’affaires ayant trait au gouvernement » ne doit pas viser uniquement les sujets d’affaires qui dépendent d’une quelconque intervention du gouvernement ou qui pourraient être facilités par celui‑ci dans le cadre de sa structure opérationnelle actuelle. Bien que cette expression doive être interprétée de façon large, cela ne veut pas dire que l’al. 121(1)d) a une portée illimitée. Nous n’avons pas à fixer les contours exacts de l’expression en l’espèce, mais elle écarterait clairement les affaires qui n’ont aucun lien plausible avec le mandat du gouvernement. De plus, le fait qu’une entité reçoit des fonds du gouvernement pour une fin tout à fait étrangère au sujet d’affaires en question ne suffit pas pour démontrer qu’une opération commerciale conclue avec cette entité est un « sujet d’affaires ayant trait au gouvernement ». Ce n’est pas parce que les Premières Nations reçoivent des fonds du gouvernement que toutes les opérations commerciales conclues avec elles sont des « sujet[s] d’affaires ayant trait au gouvernement ». Toutefois, rappelons que, pour l’application de l’al. 121(1)d), les règles de droit applicables à la tentative d’infraction empêchent les personnes payées pour user de leur influence concernant un sujet d’affaires qu’elles croient avoir trait au gouvernement, même si ce n’est pas le cas, d’échapper à leur responsabilité criminelle.