R. c. Néron, 2017 QCCQ 6343

 

1. L’interception du véhicule de Luc Néron constitue-t-elle une détention arbitraire?

 

2. Les policiers avaient-ils des motifs raisonnables suffisants suivant l’article 254(3) C.cr. pour placer Luc Néron en état d’arrestation pour conduite avec les facultés affaiblies?

 

Analyse et décision

A) Luc Néron a-t-il été détenu arbitrairement?

[29] Le Tribunal est convaincu, hors de tout doute raisonnable, que la raison initiale des policiers de suivre le véhicule de Luc Néron est qu’ils croyaient qu’il ne portait pas sa ceinture de sécurité. Ce faisant, ils agissaient en vertu de l’article 636 du Code de sécurité routière (CSR) et de leur devoir de faire respecter l’ordre et la sécurité.

[30] C’est dans l’exercice de ce pouvoir que les policiers ont constaté que le conducteur conduisait peut-être avec les facultés affaiblies.

[31] D’ailleurs, l’agente Boivin dit à Luc Néron qu’il est intercepté parce qu’il ne porte pas sa ceinture et pour vérifier son état de conduire. Luc Néron n’a pas nié ces paroles; niant seulement ne pas avoir porté sa ceinture.

[32] Il ne fait pas de doute que, dès lors, il est détenu.

[33] Toutefois, depuis plusieurs années, la Cour suprême[1] a décidé que cette détention, même qualifiée d’arbitraire, est justifiée par l’article 1 de la Charte parce qu’elle vise à vérifier la sobriété d’un conducteur pour ainsi réprimer le crime.

[34] Plus particulièrement, l’arrêt Soucisse[2] a clairement établi que l’article 636 C.S.R. donne aux policiers le pouvoir d’intercepter un véhicule afin de vérifier la capacité de conduire du conducteur.

[35] Ici, il n’y a aucune raison oblique à l’interception. Il s’agit vraiment de l’exercice du pouvoir policier en vertu de l’article 636 C.S.R.

[36] Le Tribunal conclut que les policiers pouvaient agir comme ils l’ont fait pour vérifier si Luc Néron conduisait avec les facultés affaiblies et qu’il n’y a pas de détention contraire à la Charte.

B) Les policiers avaient-ils des motifs raisonnables de placer Luc Néron en état d’arrestation?

[37] La Cour d’appel, dans l’arrêt Naud Fournier c. R.[3], rappelle les principes en matière de motifs raisonnables d’arrestation.

[38] Elle écrit ce qui suit :

[9] Les principes en cette matière sont très bien connus. Ils découlent de l’arrêt R. c. Storrey :

En résumé donc, le Code criminel exige que l’agent de police qui effectue une arrestation ait subjectivement des motifs raisonnables et probables d’y procéder. Ces motifs doivent en outre être objectivement justifiables, c’est-à-dire qu’une personne raisonnable se trouvant à la place de l’agent de police doit pouvoir conclure qu’il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation. Par ailleurs, la police n’a pas à démontrer davantage que l’existence de motifs raisonnables et probables. Plus précisément, elle n’est pas tenue, pour procéder à l’arrestation, d’établir une preuve suffisante à première vue pour justifier une déclaration de culpabilité.

[39] La Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Bouchard c. R.[4], établit clairement les principes applicables en matière de motifs raisonnables d’arrestation en vertu de l’article 254(3) C.cr.

[40] Concernant la preuve à offrir, la Cour d’appel se prononce comme suit :

[11] Les membres des forces policières qui procèdent à une arrestation n’ont pas à être convaincus hors de tout doute raisonnable de l’état d’ébriété du conducteur. Leurs motifs doivent toutefois être suffisants pour convaincre une personne raisonnable que l’individu est susceptible d’avoir commis l’infraction de conduite en état d’ébriété (more likely than not). Le seuil à franchir, à cette étape, est celui du poids des probabilités.

[41] Quant à la question à se poser par le Tribunal, la Cour d’appel se prononce comme suit :

[12] Il est clair que la question de savoir s’il existe des motifs raisonnables est une question de fait et non de droit. Cette question comporte un volet subjectif et un volet objectif. L’approche adéquate est celle de se demander s’il existe des faits sur lesquels les policiers peuvent raisonnablement fonder leur croyance.

[42] La Cour d’appel mentionne également qu’il faut considérer les symptômes dans leur ensemble et non pas les prendre isolément :

[13] Le fait de ne pas considérer l’ensemble des symptômes observés par les agents de la paix et de morceler la preuve afin d’analyser chaque symptôme séparément constitue une erreur d’appréciation qui justifie l’intervention de la Cour supérieure.

[14] Pour reprendre les propos de l’honorable Rayle dans Leblanc c. R. :

[7] La démarche analytique du juge des faits était erronée. Il ne devait pas morceler la preuve pour analyser chaque symptôme isolément. S’il avait considéré l’effet cumulatif de tous les éléments mis en preuve (odeur d’alcool, démarche hésitante, confusion dans la présentation des documents d’identification), il aurait nécessairement conclu à la présence de motifs raisonnables et probables justifiant une arrestation sans mandat…

[43] Finalement, la Cour d’appel spécifie le moment où il faut apprécier la présence de motifs raisonnables :

[15] Pour apprécier la présence de motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation, il faut se limiter aux faits connus des policières et policiers ou qu’il leur est possible de connaître. En d’autres termes, il faut se placer au moment de l’arrestation.

[44] Plus récemment, la Cour d’appel, dans l’arrêt Lafrance[5], annule un verdict d’acquittement et ordonne la tenue d’un nouveau procès suite à la décision du premier juge de conclure que le policier avait tout au plus des soupçons.

[45] La Cour d’appel se prononce ainsi :

[12] Il est maintenant bien établi que les motifs raisonnables de croire à la commission d’une infraction comportent une dimension objective et une dimension subjective : l’agent qui procède à l’arrestation doit constater des faits précis générateurs de motifs raisonnables de croire que la personne observée a probablement commis une infraction. Ces motifs subjectifs de l’agent doivent être objectivement justifiables en ce qu’une personne raisonnable de notre société, se trouvant à la place de l’agent de police, pourrait, au vu de ces faits et des circonstances de l’affaire, conclure qu’il y a effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.

[46] En l’espèce, ce que Luc Néron a mentionné au Tribunal concernant son état de stress, sa prise de médicaments, son accident antérieur, n’a pas été mentionné aux policiers lors de son interception.

[47] Par conséquent, le Tribunal ne peut retenir cette explication à l’étape de la requête, puisque les policiers n’ont pas cette information et ne peuvent donc inférer dans leur analyse des motifs raisonnables.

[48] Toutefois, il s’agit de propos dont le Tribunal doit tenir compte au niveau de l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies.

[49] D’autres éléments soulevés par le procureur de Luc Néron n’ont aucune incidence sur le fait, pour les policiers, d’avoir des motifs raisonnables.

[50] Entre autres, il s’appuie sur le fait que Luc Néron a été libéré après son arrestation, sans avoir reçu de citation à comparaître.

[51] Cet élément n’a aucune incidence. Cela relève du pouvoir discrétionnaire des policiers. Il n’y a aucun lien entre l’existence de motifs et la façon de libérer quelqu’un.

[52] N’a également aucune incidence le fait que les notes de la policière n’indiquent pas textuellement ce qu’il y a d’écrit dans le calepin de notes d’un policier.

[53] En l’espèce, les symptômes constatés par les policiers sont les suivants :

– Conduite erratique, à savoir louvoiement à l’intérieur de la voie de conduite vers le centre et la ligne pointillée;

– Odeur d’alcool sortant de l’habitacle du véhicule dans lequel Luc Néron est seul;

– Difficulté à trouver son permis de conduire, même s’il est visible par le policier;

– Les yeux rouges et vitreux;

– Il s’appuie sur la porte pour sortir;

– Il perd l’équilibre en sortant, même si l’asphalte est sèche;

– Il s’appuie le dos sur son véhicule automobile;

– Élocution difficile;

– Bouche molle;

– Démarche lente;

– Démarche de gauche à droite;

– Information qu’il a pris sa dernière consommation à 1h, même s’il est 2h40;

– L’odeur d’alcool dans le véhicule patrouille et piaquement lorsqu’il parle;

[54] Dans l’arrêt Lafrance[6], la Cour d’appel s’exprime ainsi quant à l’analyse de la preuve en regard de la dimension objective et subjective des motifs :

[13] La Cour est d’avis qu’une personne sensée, raisonnable et bien renseignée, qui observerait la situation de façon réaliste et pratique, ne pourrait conclure autrement que l’ensemble des symptômes notés établissent des motifs raisonnables de croire que l’intimé était en train de conduire un véhicule automobile avec les facultés affaiblies.

[55] Le même raisonnement s’applique en l’espèce.

[56] L’ensemble des faits connus par les policiers au moment de l’arrestation et les symptômes constatés amènent le Tribunal à conclure que les policiers avaient les motifs raisonnables de procéder à l’arrestation de Luc Néron. Un test à l’aide de l’appareil de détection approuvé n’était pas nécessaire.

[57] Le Tribunal conclut que, dès que l’agente Boivin a considéré qu’elle avait des motifs raisonnables de conduite avec les facultés affaiblies, soit dans le véhicule patrouille, elle a immédiatement avisé Luc Néron de ces motifs, elle l’a placé en état d’arrestation et lui a lu ses droits.

[58] Puisque, dès son arrestation, il a reçu ses droits – qu’il a d’ailleurs refusé d’exercer – il n’y a donc aucune violation de ceux-ci.

[59] Le procureur de Luc Néron a soumis de la jurisprudence où il a été décidé que les motifs n’étaient pas suffisants et qu’un test à l’aide de l’appareil de détection approuvé était nécessaire. C’est vrai, mais il existe aussi des cas où les motifs ont été jugés nécessaires.

[60] Chaque cas est un cas d’espèce et le Tribunal conclut que, suivant les principes établis par les tribunaux et suivant les faits en l’espèce, les motifs étaient suffisants.

[61] Par conséquent, la requête de Luc Néron est rejetée.

B) Conduite avec les facultés affaiblies

Question en litige

La poursuite s’est-elle déchargée de son fardeau de prouver de façon hors de tout doute raisonnable la conduite avec les facultés affaiblies?

[62] Tel qu’indiqué, le Tribunal a entendu la preuve en entier, à savoir tant sur la Charte que sur l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies, de sorte que le Tribunal peut se prononcer sur l’infraction portée.

[63] Les principes de conduite avec les facultés affaiblies ont été établis, entre autres, dans l’arrêt Stelato[7] de la Cour suprême du Canada.

L’infraction de conduite en ayant les capacités affaiblies par l’alcool n’exige pas de la poursuite qu’elle prouve un degré d’intoxication constituant un écart marqué par rapport à un comportement normal. Si la preuve d’intoxication est faible au point de soulever un doute raisonnable, l’accusé doit être acquitté. En revanche, l’accusé doit être déclaré coupable si la preuve révèle un taux d’intoxication qui varie de minime à grand.

[64] Le fait qu’en l’espèce, le test d’ivressomètre a indiqué que le taux d’alcool était inférieur à la limite permise n’a aucune incidence et n’empêche pas un accusé d’être déclaré coupable de l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies, comme l’a décidé la Cour d’appel dans l’arrêt R. c. Jean[8].

[65] En l’espèce, Luc Néron a témoigné et a expliqué pourquoi il a dévié un peu de sa voie de circulation, pourquoi il a hésité avant de remettre certains de ses papiers, pourquoi il s’est tenu sur sa portière avant de sortir, pourquoi il s’est accoté sur son véhicule et pourquoi il a les yeux rouges.

[66] Il n’a nié aucune de ces affirmations, les expliquant par le stress, par sa façon habituelle de sortir du véhicule parce que son siège est bas et par le fait qu’il a besoin de lunettes.

[67] Il n’a pas non plus nié sa consommation, témoignant qu’il a bu trois coupes de vin ainsi qu’un shooter, sans toutefois spécifier les heures dans son témoignage, bien que, suivant celui de Marie-Pierre Boivin, il ait mentionné avoir pris sa dernière consommation vers 1h.

[68] Il a déposé en preuve une lettre de son médecin de famille, Dr Régis Lavoie, qui dit que, suite à un accident d’automobile, il y a plus de dix ans, il a présenté une commotion cérébrale, qu’il a des crises d’angoisse avec des bégaiements lors de stress et qu’il ne prend aucun médicament.

[69] Malgré l’objection, le Tribunal a accepté en preuve ce document sujet à sa pertinence.

[70] Or, outre de dire ce qui y est mentionné, cela ne constitue nullement une preuve pouvant créer un doute que les symptômes constatés chez Luc Néron par les policiers ne résultent pas de facultés affaiblies.

[71] Les informations données par Luc Néron ne soulèvent aucun doute dans l’esprit du Tribunal concernant les observations faites par les policiers.

[72] La poursuite a-t-elle fait une preuve hors de tout doute raisonnable des éléments constitutifs de l’infraction?

[73] En l’espèce, la preuve est à l’effet que Luc Néron est seul dans son véhicule, qu’il conduit le véhicule, qu’il a une conduite erratique, bien que sur une courte distance, et que les symptômes observés par les policiers au niveau de ses gestes, démarches, odeur d’alcool, admission de consommation d’alcool, convainquent le Tribunal de façon hors de tout doute raisonnable que Luc Néron conduisait son véhicule alors que ses capacités étaient affaiblies par l’effet de l’alcool.

[74] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[75] REJETTE la requête en exclusion de la preuve;

[76] DÉCLARE Luc Néron coupable.