Organisation mondiale sikhe du Canada c. Procureur général du Québec, 2024 QCCA 254

Le droit est parfois bien près du politique. Mais c’est néanmoins par la seule lorgnette juridique que seront tranchées les nombreuses questions soumises à la Cour dans le cadre du présent dossier.

[14] Bien sûr, on ne peut occulter le fait que les questions juridiques ont souvent une connotation politique (au sens large) ou sont indissociables du contexte politique (au même sens large). Cela n’est pas anormal : après tout, les lois, comme les chartes qui protègent les droits et libertés, sont elles-mêmes l’expression juridique d’une volonté politique, celle du législateur ou du constituant. Le droit est donc parfois bien près du politique. Mais c’est néanmoins par la seule lorgnette juridique que seront tranchées les nombreuses questions soumises à la Cour dans le cadre du présent dossier.

L’art. 33, qui repose sur le principe de la souveraineté parlementaire, a pour objet et pour effet de permettre au Parlement et aux législatures d’adopter une loi nonobstant les droits et libertés énoncés à ses art. 2 et 7 à 15. Il permet qu’une loi donnée soit soustraite au contrôle de sa constitutionalité en vertu de ces articles, dans la mesure où le par. 33(1) est correctement appliqué.

[224]   D’abord, l’art. 33, qui repose sur le principe de la souveraineté parlementaire, a pour objet et pour effet de permettre au Parlement et aux législatures d’adopter une loi nonobstant les droits et libertés énoncés à ses art. 2 et 7 à 15. Il permet qu’une loi donnée soit soustraite au contrôle de sa constitutionalité en vertu de ces articles, dans la mesure où le par. 33(1) est correctement appliqué. Bien qu’à première vue plutôt simpliste, cet énoncé mérite néanmoins d’être rappelé, puisque d’aucuns pourraient confondre ce qui relève de l’interprétation de cette disposition constitutionnelle, d’une part, et de son caractère opportun, d’autre part. Cette disposition faisant partie intégrante de la Constitution, il ne s’agit pour les tribunaux que d’en circonscrire la portée et les conditions de mise en œuvre et non pas de se prononcer sur son opportunité ou celle de son usage.

[225]   Ensuite, de façon tout aussi évidente, sont exclus de l’application de l’art. 33 divers droits énoncés dans la Charte canadienne, dont notamment les droits démocratiques (art. 3 à 5), le droit à la liberté de circulation et d’établissement (art. 6), les droits linguistiques (art. 16 à 22) et les droits à l’instruction dans la langue de la minorité (art. 23). Le législateur ne peut donc invoquer l’art. 33 pour déroger à ces droits.

[226]   Finalement, on notera que la durée maximale d’une disposition dérogatoire adoptée en vertu de l’art. 33 (cinq ans) correspond à la durée maximale du mandat de la Chambre des communes et des assemblées législatives selon le par. 4(1) de la Charte canadienne (disposition à laquelle il ne peut être dérogé). Ainsi, le recours à la disposition de dérogation devra être revu par le gouvernement dûment élu à la suite d’une élection au terme de laquelle tout citoyen aura eu le droit de vote selon l’art. 3 de la Charte canadienne (autre disposition à laquelle il ne peut être dérogé). Les auteurs Leckey et Mendelsohn voient dans cette mécanique un rôle démocratique conféré aux citoyens, en ce que le législateur devrait en principe répondre du recours à l’art. 33 devant l’électorat :

Critically, five years is the maximum term of legislative bodies. Implicit in section 33, then, is a link to general elections, one that the nomenclature of ‘sunset clause’ fails to highlight. The idea of expiry and reconsideration applies not only to the decision to activate the notwithstanding clause but also to the legislature that so decided. Before renewing an express declaration after its maximum term, the members of the legislative assembly will have faced the voters. Consequently, ‘[v]oters act democratically as the ultimate check on the use of the notwithstanding clause.’[238]

[Renvois omis; soulignement ajouté]

Pour certains, l’idée que les tribunaux judiciaires puissent mettre de côté des lois adoptées par le Parlement ou les législateurs provinciaux, dans la mesure où elles violeraient des droits et libertés garantis par une telle charte, était source d’inquiétude et de réticence. On craignait que le pouvoir judiciaire usurpe ou neutralise le pouvoir législatif exercé par une assemblée élue, allant ainsi à l’encontre du principe de la souveraineté parlementaire. La proposition d’introduire un pouvoir de dérogation réservé au Parlement et aux législatures provinciales se voulait être le « contrepoids »[240] de l’élargissement de la portée du contrôle judiciaire découlant de la constitutionnalisation des droits et libertés.

[227]   Les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario soulignaient également ce rôle de l’électorat lors du recours par la législature à la disposition de dérogation, notant dans Working Families Coalition (Canada) Inc. v. Ontario (Attorney General) que : « [t]he notwithstanding clause was expressly and clearly invoked. The formal (and only) requirement for its invocation was complied with. The invocation will expire after five years, and the electorate will be able to consider the government’s use of the clause when it votes »[239].

[228]   Un dernier mot sur l’art. 33 de la Charte canadienne. Il faut rappeler que cet article se présente comme le fruit d’un compromis fédéral-provincial (à l’exception du Québec) dans le cadre du processus ayant mené au rapatriement de la Constitution en 1982. Comme tous le savent, la décision d’y enchâsser une charte des droits et libertés a fait l’objet de nombreuses discussions, voire dissensions, au sein de la conférence des premiers ministres en 1980-1981. Pour certains, l’idée que les tribunaux judiciaires puissent mettre de côté des lois adoptées par le Parlement ou les législateurs provinciaux, dans la mesure où elles violeraient des droits et libertés garantis par une telle charte, était source d’inquiétude et de réticence. On craignait que le pouvoir judiciaire usurpe ou neutralise le pouvoir législatif exercé par une assemblée élue, allant ainsi à l’encontre du principe de la souveraineté parlementaire. La proposition d’introduire un pouvoir de dérogation réservé au Parlement et aux législatures provinciales se voulait être le « contrepoids »[240] de l’élargissement de la portée du contrôle judiciaire découlant de la constitutionnalisation des droits et libertés. L’auteure Marie Paré écrit que :

L’enchâssement de la Charte a eu pour effet d’étendre le pouvoir de contrôle des tribunaux canadiens sur la constitutionnalité des lois. S’il est vrai que la souveraineté parlementaire est un principe cardinal de notre système politique, il ne faut pas oublier que pour sa part la Constitution est la loi suprême du Canada. Le projet de constitutionnalisation des droits et libertés a en conséquence suscité chez les gouvernements provinciaux la crainte de voir miner leurs pouvoirs législatifs par les tribunaux, d’où l’inclusion de la clause dérogatoire, compromis qui a rendu l’accord de novembre 1981 possible.[241]

[229]   Dans le même ordre d’idées, Eugénie Brouillet et Félix-Antoine Michaud affirment que :

[…] C’est précisément l’insertion de cette clause dans le projet de rapatriement et de modification de la Constitution qui a largement contribué à faire passer de deux à neuf le nombre de provinces prêtes à y donner leur aval. Le premier ministre fédéral de l’époque, Pierre Elliott Trudeau, s’exprimait comme suit :

C’est un moyen pour les assemblées législatives fédérale et provinciales de garantir que ce sont les représentants élus du peuple plutôt que les tribunaux qui ont le dernier mot.

Il faut par conséquent éviter de perdre de vue que l’existence de cette clause dans la Charte est le « fruit d’un des compromis les plus significatifs de l’histoire des relations fédérales-provinciales canadiennes ».[242]

[Renvois omis]

[230]   Rappelons en outre que le mécanisme de dérogation n’était alors pas un phénomène nouveau au Canada :

XII-2.15 – L’institution de la dérogation expresse n’était pas en 1982 un phénomène nouveau ou exceptionnel en droit canadien. Elle existait déjà et existe toujours dans la Charte fédérale de 1960 qu’est la Déclaration canadienne des droits, de même que dans les chartes des droits du Québec, de l’Alberta et de la Saskatchewan. Il s’agit donc plutôt d’une institution assez typiquement canadienne qui, dans un contexte fédératif, veut faire le pont entre la suprématie législative à l’anglaise, qui prévalait avant les chartes, et la suprématie judiciaire à l’américaine que ces dernières ont instaurée. La dérogation expresse, autrement dit, permet tout simplement de restaurer le cas échéant la démocratie parlementaire relativement à certains droits et libertés. […][243]

Le recours à la disposition de dérogation devrait nécessiter un véritable débat démocratique par les parlementaires et être exercé de façon parcimonieuse.

[231]   Par ailleurs, bien que vue comme étant le « fruit d’un compromis », la disposition de dérogation est source de controverse depuis qu’elle a été proposée en novembre 1981[244]. Il en est toujours de même aujourd’hui. Près de 42 ans se sont écoulés depuis son adoption et les arguments invoqués par ses défenseurs, tout comme ceux de ses adversaires, demeurent inchangés. Pour les premiers, cette disposition s’inscrit dans le respect du fédéralisme canadien[245] et ne fait que restaurer ponctuellement la souveraineté parlementaire[246] en assurant que le législateur (puis l’électorat), et non les tribunaux, aient le dernier mot en certaines matières[247]. Par contraste, pour les seconds, il s’agit « d’une incongruité, difficilement conciliable avec le principe même d’une [charte des droits et libertés] »[248]. S’ajoute depuis à ce débat celui des conditions de mise en œuvre de l’art. 33 de la Charte canadienne et de l’étendue du pouvoir judiciaire lors de l’examen d’une loi comportant une disposition dérogatoire.

[232]   Toutefois, ce débat, vieux de près de 42 ans, ne doit pas faire perdre de vue le rôle du Parlement et des législatures lors du recours à l’art. 33. Le professeur Leclair souligne à juste titre qu’en demeurant axée sur « le pouvoir des tribunaux de contrer la souveraineté parlementaire », la teneur des débats actuels occulte l’importante question « de savoir comment un tel pouvoir de déconstitutionnalisation devrait être exercé » par le Parlement et les législatures, en plus de contribuer à l’idée que ceux-ci n’ont « aucun rôle à jouer dans la protection des droits et libertés »[249]. Dans le même ordre d’idées, les professeurs Karazivan et Gaudreault-DesBiens notent que le recours à la disposition de dérogation devrait nécessiter un véritable débat démocratique par les parlementaires et être exercé de façon parcimonieuse :

The notwithstanding clause can thus be seen as Canada’s hyphen between political and legal constitutionalism. In most cases, the Canadian legal system follows legal constitutionalism’s ideal where courts are able to curb an errant legislature by applying an entrenched bill of rights to invalidate legislation. Conversely, the legislatures, having democratically debated on a certain policy, can occasionally demand to have the last word over the judiciary; they are, to keep the same terminology, able to curb an errant court. But if legislatures are to use the powers granted by section 33, we expect that they display strong democratic deliberation of the same magnitude as what is found in societies which embrace political constitutionalism and rely on Dicey’s “common sense” and politically responsible parliamentarians. In view of the laconic procedural and substantive limitations in section 33 (compared with international treaties), there is no choice but to rely on the tradition of restraint on the part of parliamentarians who should consider the opportunity to trigger section 33 as narrowly as possible.[250]

[Soulignements ajoutés]

[233]   Dans un article récent, la professeure Dominique Leydet met également en relief cette responsabilité fondamentale du législateur, et plus précisément celle des parlementaires, incluant, bien sûr, les membres de l’Assemblé nationale :

Il me semble, en effet, que si l’on veut renforcer l’édifice protégeant les droits fondamentaux, il convient également de mettre en lumière le rôle essentiel que les parlementaires et l’Assemblée législative sont appelés à jouer dans cette entreprise. À trop se focaliser sur le rôle des tribunaux dans la garantie des droits, dit autrement en faisant de cette garantie la seule affaire des tribunaux, on risque de déresponsabiliser les autres acteurs de l’ordre constitutionnel et démocratique, notamment les Parlements. On risque également de renforcer la perception que les droits sont des corps étrangers au débat démocratique, un ensemble de contraintes qui s’imposent de l’extérieur à la volonté démocratique, plutôt que des valeurs et des principes qui doivent concourir de l’intérieur au processus de sa formation.[251]

[Soulignement ajouté]

[234]   Le présent litige ne mettra sans doute pas fin à ces débats qui soulèvent, il faut le dire, des enjeux qui vont bien au-delà de la seule interprétation de l’art. 33 de la Charte canadienne et qui portent davantage sur des questions politiques que juridiques[252]. Le rôle du législateur lui-même dans la défense et la promotion des droits et libertés ne peut être écarté de l’équation.

Le pouvoir de dérogation de l’art. 52 de la Charte québécoise, tout comme celui de l’art. 33 de la Charte canadienne, repose sur le principe de la souveraineté parlementaire en ce que les deux dispositions permettent d’assurer que le législateur, et non les tribunaux, ait le dernier mot en certaines matières. Au même titre que l’art. 33 de la Charte canadienne, le recours à l’art. 52 fait échec à une déclaration judiciaire d’inopérabilité qui pourrait autrement être prononcée.

[238]   Par ailleurs, le pouvoir de dérogation de l’art. 52 de la Charte québécoise, tout comme celui de l’art. 33 de la Charte canadienne, repose sur le principe de la souveraineté parlementaire[259] en ce que les deux dispositions permettent d’assurer que le législateur, et non les tribunaux, ait le dernier mot en certaines matières[260]. Au même titre que l’art. 33 de la Charte canadienne, le recours à l’art. 52 fait échec à une déclaration judiciaire d’inopérabilité qui pourrait autrement être prononcée[261].

[239]   Ajoutons toutefois que le pouvoir de dérogation dévolu au législateur par l’art. 52 de la Charte québécoise a une portée plus étendue que celui de l’art. 33 de la Charte canadienne, pourtant décrié par certains, puisque son exercice peut couvrir l’ensemble des droits énoncés aux art. 1 à 38 de la Charte québécoise, soit les droits et libertés fondamentaux (art. 1 à 9.1)[262], le droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits et libertés et l’interdiction de la discrimination (art. 10 à 20.1)[263], les droits politiques (art. 21-22)[264] et les droits judiciaires (art. 23-38)[265].

[240]   Par contraste, les droits économiques et sociaux (art. 39 à 48)[266] ne bénéficient pas de la suprématie législative prévue à l’art. 52 de la Charte québécoise; la loi pourrait les limiter sans recourir à cette disposition.

[241]   Finalement, contrairement à l’art. 33 de la Charte canadienne, l’art. 52 de la Charte québécoise ne prévoit aucune limite temporelle à l’exercice du pouvoir de dérogation. Ceci signifie que la disposition dérogatoire, une fois adoptée, demeure en vigueur à moins d’une modification législative ou d’une abrogation[267].

[242]   Bien que plusieurs semblent l’oublier, on constate ainsi que l’art. 52 de la Charte québécoise confère à la législature provinciale un pouvoir de dérogation plus étendu que celui prévu à l’art. 33 de la Charte canadienne. Toutefois, sauf pour les droits énoncés aux deux dispositions de dérogation, ce pouvoir peut s’avérer purement théorique en ce que la loi provinciale demeure toujours assujettie au contrôle de sa constitutionnalité au regard de la Charte canadienne. Le présent dossier en est un bel exemple.

[243]   La portée des dispositions de dérogation ayant ainsi été examinée, il y a lieu de s’attarder maintenant aux moyens d’appel des parties opposées à la Loi.

Les tribunaux judiciaires ne peuvent exiger que le législateur explique ou justifie le caractère opportun de la politique législative à l’origine de l’exercice du pouvoir de dérogation. Ils ne peuvent non plus exiger que celui-ci atteste l’existence d’un lien ou d’un rapport entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés visés par la dérogation.

[252]   La Cour suprême rejette également les prétentions, reprises ici en d’autres termes par certaines des parties opposées à la Loi, prétentions selon lesquelles une telle façon de procéder représenterait un exercice « machinal » inacceptable du pouvoir de dérogation, voire une « perversion » de celui-ci ou, encore, une tentative de modifier la Charte canadienne. Elle considère qu’il s’agit « essentiellement d’arguments sur l’opportunité de la politique législative dans l’exercice du pouvoir de dérogation plutôt que sur ce qui constitue une déclaration dérogatoire suffisamment expresse »[280]. La Cour suprême réitère en effet que « rien à l’art. 33 ne justifie que de telles considérations soient retenues comme fondement de l’examen judiciaire d’un exercice particulier du pouvoir attribué par l’art. 33 »[281]. Dès lors, les tribunaux judiciaires ne peuvent exiger que le législateur explique ou justifie le caractère opportun de la politique législative à l’origine de l’exercice du pouvoir de dérogation. Ils ne peuvent non plus exiger que celui-ci atteste l’existence d’un lien ou d’un rapport entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés visés par la dérogation. La Cour y reviendra[282].

[268]   Ensuite, comme on l’a vu[296], la Cour suprême, dans Ford, écarte expressément toute nécessité pour le législateur de justifier sa décision d’exercer le pouvoir de dérogation, pour retenir que le recours à l’art. 33 n’exige rien d’autre que le respect de conditions de forme. Elle désavoue d’ailleurs en termes clairs l’arrêt de notre cour dans Alliance des professeurs de Montréal c. Procureur général du Québec[297], où le juge Jacques, rédacteur de l’opinion principale, avait exprimé l’avis que la déclaration faite en vertu de l’art. 33 de la Charte canadienne devait préciser le lien ou le rapport existant entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés visés par la dérogation. Sans pour autant reconnaître que le recours à l’art. 33 de la Charte canadienne était assujetti aux exigences de l’article premier, le juge Jacques estimait qu’on pouvait tout de même s’y référer pour interpréter cette disposition et baliser l’exercice du pouvoir de dérogation :

[L’article premier] comprend donc, outre la garantie des droits et libertés énoncés à la charte, outre le pouvoir de les restreindre dans certaines limites, un énoncé du caractère de notre société.

L’utilisation de l’article 33 doit donc s’inscrire dans le cadre des règles de cette société, dont certaines sont déterminées par les Tribunaux, le caractère de notre société étant inscrit dans une Constitution dont l’interprétation et l’application relèvent du pouvoir judiciaire.

[…]

Si certains droits peuvent être absolus, e.g. liberté de conscience, aucun pouvoir, cependant, ne peut être exercé de façon absolue : c’est là la primauté du droit. Le pouvoir ne s’exerce que dans le cadre des règles de droit.

[…]

L’exercice du pouvoir de l’article 33 doit donc s’inscrire à l’intérieur des principes fondamentaux qui définissent notre société.[298]

[269]   Ainsi, selon le juge Jacques, le législateur devait justifier l’usage du pouvoir de dérogation énoncé à l’art. 33, à tout le moins en précisant clairement les droits ou libertés visés par la dérogation. Or, la Cour suprême a conclu que cette lecture de l’art. 33 était erronée en droit, le législateur n’étant pas tenu de justifier son usage du pouvoir de dérogation :

L’exigence d’un lien ou d’un rapport apparent entre la loi dérogatoire et les droits ou libertés garantis auxquels on veut déroger semble ouvrir la voie à un examen au fond car il semble exiger que le législateur précise les dispositions de la loi en question qui pourraient par ailleurs porter atteinte à des droits ou à des libertés garantis spécifiés. Ce serait exiger dans ce contexte une justification prima facie suffisante de la décision d’exercer le pouvoir dérogatoire et non pas simplement une certaine expression formelle de cette décision. Rien dans les termes de l’art. 33 ne permet d’y voir une telle exigence. […][299]

Dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G., la Cour suprême a fait allusion au pouvoir du législateur de recourir à l’art. 33 « même pour des motifs purement politiques ». Une telle affirmation ne peut être conciliée avec la proposition selon laquelle l’art. 33 doit être soumis aux conditions de justification de l’article premier.

[270]   De même, encore récemment, dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. G.[300], la Cour suprême a fait allusion au pouvoir du législateur de recourir à l’art. 33 « même pour des motifs purement politiques »[301]. Une telle affirmation ne peut être conciliée avec la proposition selon laquelle l’art. 33 doit être soumis aux conditions de justification de l’article premier. L’analyse du professeur Hogg et de son co-auteur sur cette question nous semble juste :

The thesis that s. 33 is subject to s. 1 is a difficult one to sustain. It is true that s.33 does not expressly state that s. 1 of the Charter can be overridden. However, it is implicit in s. 33 that, once a Charter provision has been overridden by an express declaration in a statute, the Charterprovision has no application whatsoever to the statute, and therefore there is no need for any showing of reasonableness or justification under s. 1. This view seems to have been accepted in Ford v. Quebec (1988). Although the Court made no explicit reference to the s. 1 argument, the Court upheld the validity of the s. 33 override without considering its reasonableness or demonstrable justification. And the Court said that s. 33 “lays down requirements of form only”, and that there was “no warrant for importing into it grounds for substantive review”.[302]

[Renvois omis]

Bref, le recours à l’art. 33 de la Charte canadienne n’est pas assujetti aux exigences de l’article premier de cette même charte.

[271]   Finalement, la position défendue par les opposants à la Loi est irréconciliable avec la portée fort distincte des art. 33 et premier de la Charte canadienne. L’art. 33 confère au Parlement et aux législatures le pouvoir de déroger temporairement à l’application des art. 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne, qu’il y ait ou non violation de ces dispositions, ou que cette violation, le cas échéant, soit justifiée ou non (ce pouvoir, rappelons-le, pouvant être exercé pour des motifs purement politiques). L’article premier, quant à lui, permet plutôt de justifier, selon certaines conditions, des violations avérées aux droits et libertés protégés par la Charte canadienne. L’art. 33 prévoit ainsi un mécanisme de dérogation à certains droits et libertés (art. 2 et 7 à 15), tandis que l’article premier « garantit les droits et libertés qui y sont énoncés / guarantees the rights and freedoms set out in it ». L’article premier édicte également un cadre analytique de justification en cas d’atteinte, c’est-à-dire l’exigence que celle-ci soit prescrite « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » (« subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society »).

[272]   Appliquer l’article premier à l’art. 33 supposerait, d’une part, la démonstration de l’atteinte à un droit ou une liberté (art. 2 et 7 à 15) et, d’autre part, la nécessité de « justifier » ladite atteinte. Une telle lecture viderait de toute utilité le pouvoir de dérogation[303], en plus de donner le dernier mot aux tribunaux plutôt qu’au législateur, puisque les premiers pourraient conclure que l’exercice par le second de son pouvoir de dérogation est injustifié, et donc inconstitutionnel. Pourtant, pour reprendre ce que la Cour suprême écrivait dans l’arrêt Ford, rien dans le libellé de l’art. 33 ne peut justifier une telle lecture qui, de l’avis de la Cour, semble plutôt motivée par le refus d’accepter l’existence même d’un tel pouvoir de dérogation. Certes, d’aucuns peuvent se questionner sur l’à‑propos d’un tel pouvoir. Toutefois, la réponse ne peut passer par une lecture des art. 1 et 33 de la Charte canadiennequi s’avère irréconciliable avec leur libellé et avec les enseignements de la Cour suprême.

[273]   Dès lors, le juge de première instance ne commet aucune erreur de droit lorsqu’il écrit :

[745] On voit mal comment le législateur, au moment de l’adoption de la Charte, après les consultations constitutionnelles avec les provinces que cela impose, décidant d’y inclure une clause de dérogation permettant d’exclure certains droits d’une protection constitutionnelle, pourrait se voir imposer, de façon prétorienne, une obligation juridique qui découlerait, en partie, de l’application substantive de l’équivalent analytique de cette même disposition, en l’occurrence l’article premier, alors que cette même clause de dérogation vise à exclure du débat judiciaire l’application de ces mêmes principes.

[274]   Bref, le recours à l’art. 33 de la Charte canadienne n’est pas assujetti aux exigences de l’article premier de cette même charte.

[275]   Il en va de même de l’art. 52 de la Charte québécoise à l’égard de son art. 9.1. D’autant qu’il est difficile, voire impossible, de concevoir que l’art. 52 de la Charte québécoise pourrait être assujetti aux exigences de l’art. 9.1, alors que le premier prévoit expressément le pouvoir de déroger au second.

Le pouvoir de dérogation de l’art. 33 de la Charte canadienne, qui ne trouve pas de réel équivalent en droit externe, s’écarte du mécanisme de dérogation prévu dans les instruments internationaux de protection des droits et libertés fondamentaux, dont la portée est fort différente.

[292]   Les parties opposées à la Loi ont certes raison de souligner que les instruments internationaux ratifiés par le Canada, dont les Pactes internationaux[323], font intervenir une présomption de conformité[324], vu leur force contraignante. Ce qui signifie, dans le contexte de la Charte canadienne, qu’« il faut présumer, en général, que [celle-ci] accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne »[325]. Cette présomption ne permet cependant pas d’écarter l’intention claire du législateur ni n’autorise une interprétation à laquelle fait obstacle le texte même de la loi :

[33]      La jurisprudence subséquente a continué à lier la présomption de conformité au libellé des obligations ou engagements internationaux du Canada : Ktunaxa, par. 65; Badesha, par. 38; Saskatchewan Federation of Labour, par. 62 et 64-65; Divito, par. 22; Health Services, par. 69.

[34]      La Cour a expliqué que la présomption de conformité « sert principalement d’outil d’interprétation en vue d’aider les tribunaux à délimiter l’étendue et la portée des droits que garantit la Charte » : Kazemi, par. 150. Cependant, comme il s’agit d’une présomption, elle est aussi réfutable et elle « ne permet pas d’écarter l’intention claire du législateur » : par. 60.[326]

[293]   En l’occurrence, l’art. 33 de la Charte canadienne a été adopté après la ratification des Pactes internationaux par le Canada. Pourtant, les rédacteurs de la Charte canadienne n’ont pas jugé opportun d’y reproduire les conditions de fond qu’on retrouve dans ces instruments internationaux, optant plutôt, comme on l’a vu, pour un libellé n’imposant que des conditions de forme.

[294]   Comme l’écrivent les professeurs Chevrette, Marx et Zhou, le pouvoir de dérogation de l’art. 33 de la Charte canadienne, qui ne trouve pas de réel équivalent en droit externe, s’écarte du mécanisme de dérogation prévu dans les instruments internationaux de protection des droits et libertés fondamentaux, dont la portée est fort différente[327] :

Cette dérogation est une institution qui semble unique au Canada et n’a pas de véritable équivalent dans les autres démocraties occidentales. Bien que certains instruments internationaux en matière de droits de la personne contiennent une disposition de dérogation, ils en restreignent le recours aux situations d’urgence seulement lorsqu’un « danger unique exceptionnel menace l’existence de la nation » […]. Dans la Charte canadienne, le pouvoir de dérogation, consacré à l’art. 33, ne comporte pas pareille restriction. Seul l’art. 4 de la Charte qui fixe le mandat maximal de la Chambre des communes et des assemblées législatives limite aux « cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, réelles ou appréhendées » la possibilité d’enfreindre cette garantie et de prolonger le mandat parlementaire au-delà des cinq années prévues. Manifestement, entre les dispositions de dérogation des instruments internationaux et celle de la Charte, il n’y a pas de filiation véritable. […][328]

[295]   S’appuyer sur la présomption de conformité applicable aux Pactes internationaux afin d’ajouter à l’art. 33 de la Charte canadienne des conditions de fond serait contraire au texte même de cette disposition et à l’intention claire des rédacteurs de la Charte. On ne peut, sur la base de cette présomption, s’autoriser à réécrire l’art. 33 de la Charte canadienne, comme la FAE et Amnistie invitent la Cour à le faire.

[296]   La même conclusion s’impose en ce qui a trait à l’art. 52 de la Charte québécoise, bien que son adoption, en 1975, précède de peu la ratification des Pactes internationaux par le Canada (1976). Cette disposition a été modifiée par la suite, en 1982, afin d’élargir la portée du pouvoir de dérogation aux art. 1 à 38 (au lieu des art. 9 à 38), sans que le législateur ne juge nécessaire d’en modifier le libellé pour y énoncer les exigences de fond prévues par les Pactes internationaux quant à l’exercice du pouvoir de dérogation. Il faut en conclure que telle n’était pas son intention.

[297]   Cette conclusion s’impose a fortiori en ce qui concerne les instruments internationaux non contraignants invoqués par les parties, lesquels constituent des outils d’interprétation persuasifs mais non déterminants et ne donnent pas naissance à la présomption de conformité[329].

Le rôle des tribunaux n’est pas d’appliquer seulement le droit qu’ils approuvent. Il ne s’agit pas non plus pour eux de rendre des décisions simplement à la lumière de ce qu’ils (plutôt que le droit) estiment juste ou pertinent.

[302]   La FAE avance qu’une telle exception s’applique en l’espèce. La société québécoise, plaide-t-elle, fait face à une évolution de la position du pouvoir politique vis‑à‑vis du pouvoir judiciaire. Plus spécifiquement, on observerait depuis quelque temps une propension du législateur à s’opposer à « ce que d’aucuns qualifient comme étant “le gouvernement des juges” »[332]. Cette posture d’opposition serait caractérisée par une récente propension du législateur québécois à recourir aux pouvoirs de dérogation « de manière préventive et omnibus, sans nuance ni justification »[333]pour « sacrifie[r], de manière simultanée, divers droits des minorités prévus aux Chartes au profit de l’électoralisme »[334]. Cet « usage désinvolte et délétère »[335] des dispositions de dérogation, joint à la « stigmatisation accrue et légalisée de la communauté mulsulmane »[336], changerait radicalement la donne et ouvrirait la porte « au renversement du précédent établi par l’arrêt Ford »[337] et à l’ajout d’une condition de fond à l’emploi des dispositions de dérogation, soit la démonstration d’un « objectif réel et urgent ».

[303]   La FAE réfère également à ce qu’elle qualifie de la « montée du populisme au Québec et ailleurs en Occident »[338]. Puisque cette « nouvelle mouvance […] en vient à amenuiser la portée réelle des droits et libertés garantis par les Chartes »[339], il est selon elle « du devoir moral de la Cour de faire preuve d’audace et de renverser [ce] précédent »[340] (italiques ajoutés).

[304]   Précisons sans tarder que cette dernière affirmation, qui attire sans contredit l’attention du lecteur, apporte peu, voire rien, au débat. Le rôle d’une cour d’appel n’est pas de faire preuve d’audace. Voir au contrôle de la légalité des lois et à la sauvegarde des « protection[s] offerte[s] par la Charte »[341], comme la FAE invite la Cour à le faire, ne constitue pas un exercice de bravoure où elle est appelée à faire preuve d’audace. La Cour ne fait pas davantage preuve d’audace lorsque, dans un dossier donné, elle déclare une loi inconstitutionnelle; elle exerce simplement son rôle constitutionnel.

[305]   De même, la Cour ne fait pas preuve de lâcheté (antonyme d’audace) en rejetant ici la thèse de la FAE; elle ne fait qu’appliquer la règle de droit. De l’avis de la Cour, la FAE n’a pas démontré l’existence d’une « modification de la situation » ou d’une preuve qui « change radicalement la donne » et qui aurait permis de revoir l’arrêt Ford.

[306]   Comme mentionné précédemment, le recours aux dispositions de dérogation, même de façon omnibus et à des fins politiques et préventives, n’est ni une question juridique nouvelle ni un phénomène nouveau. Selon le professeur Guillaume Rousseau, le pouvoir de dérogation prévu à la Charte québécoise a été utilisé par le législateur québécois de « manière ininterrompue » et préventive[342] depuis 1975[343]. Il en est de même au regard de l’usage d’un tel pouvoir à la suite de l’entrée en vigueur de la Charte canadienne[344]. Un tel usage demeure, à ce jour, plus rare ailleurs au Canada :

While Quebec employed section 33 at least 62 times since 1982, all the other provinces combined only referred to the Canadian Charternotwithstanding mechanism 4 times during the same period [1982-2019]. The federal Parliament never used it.[345]

[307]   Un tel constat ne mène pas pour autant à la conclusion qu’il s’agit là d’une « [é]volution [depuis 1988] de la posture [du pouvoir] politique face au pouvoir judiciaire »[346], comme le plaide la FAE. Seule une évaluation de la justification de l’usage par la législature de son pouvoir de dérogation pourrait permettre de tirer une telle conclusion, ce qui nécessiterait un examen de fond de l’exercice de ce pouvoir, par ailleurs proscrit par l’arrêt Ford. Dès lors, au-delà du caractère circulaire de cet argument, il serait spéculatif pour la Cour de conclure, sur la seule base de l’exercice du pouvoir de dérogation dans un cas particulier, que celui-ci repose sur une évolution de la posture du pouvoir politique face au pouvoir judiciaire.

[308]   Il en est de même de l’argument de la FAE relatif à la montée du populisme. Pour conclure que cette montée du populisme, s’il en est, constitue une nouvelle mouvance justifiant de réviser l’arrêt Ford, la Cour devrait nécessairement conclure que la Loi et le parti politique ayant vu à son adoption s’inscrivent dans un tel courant populiste. Un tel exercice nécessiterait de porter un jugement politique sur la Loi et sur la façon dont le parti au pouvoir exerce ses fonctions parlementaires.

[309]   Nul besoin d’épiloguer longuement sur ces deux questions pour conclure qu’il ne s’agit pas là du rôle de la Cour, lequel, à charge de redite, se limite plutôt à déterminer si la législature agit dans le respect de la règle de droit, dont la Constitution. Dans l’arrêt Imperial Tobacco[347], portant sur la constitutionnalité d’une loi de la Colombie-Britannique visant à permettre au gouvernement de la province de poursuivre les fabricants de produits du tabac pour recouvrer le coût des soins de santé liés au tabac, la Cour suprême, sous la plume du juge Major, rappelait en ces termes le rôle des tribunaux :

50        Le rôle principal des tribunaux est d’interpréter et d’appliquer le droit, qu’il soit procédural ou substantif, aux affaires qui leurs sont soumises. Ils doivent entendre et apprécier, conformément à la loi, la preuve pertinente aux questions de droit qui leurs sont posées et accorder aux parties les réparations qui s’offrent à eux.

51        Les tribunaux participent dans une certaine mesure à l’évolution du droit qu’il leur appartient d’appliquer. […] Mais le rôle des tribunaux dans l’évolution du droit reste relativement limité. « [E]n régime de démocratie constitutionnelle comme le nôtre, c’est le législateur et non les tribunaux qui assume, quant à la réforme du droit, la responsabilité principale » : Salituro, p. 670.

52        Il s’ensuit que le rôle des tribunaux n’est pas, comme les appelants semblent le prétendre, d’appliquer seulement le droit qu’ils approuvent. Il ne s’agit pas non plus pour eux de rendre des décisions simplement à la lumière de ce qu’ils (plutôt que le droit) estiment juste ou pertinent. Leur rôle ne consiste pas davantage à remettre en question la réforme du droit entreprise par le législateur, bien qu’elle introduise une nouvelle cause d’action ou des règles de procédure la régissant. Dans les limites de la Constitution, les législatures peuvent définir le droit comme bon leur semble. « Seuls les électeurs peuvent débattre de la sagesse et de la valeur des décisions législatives » : Wells c. Terre-Neuve, 1999 CanLII 657 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 199, par. 59.[348]

[Soulignements ajoutés]

Ces propos s’imposent également dans le présent dossier.

L’usage réactif ou préventif de l’art. 33 de la Charte canadienne ou de l’art. 52 in fine de la Charte québécoise retire la loi du champ d’application de l’un ou l’autre des art. 2 ou 7 à 15 de la première ou des art. 1 à 38 de la seconde et l’affranchit également du contrôle judiciaire de sa conformité aux dispositions en question, tout comme elle la soustrait aux effets du par. 52(1) de la LC 1982 ou à ceux de la première portion de l’art. 52 de la Charte québécoise (sauf, bien sûr, en ce qui touche les conditions de validité de l’usage de l’art. 33 de la Charte canadienne ou de l’art. 52 in fine de la Charte québécoise).

[370]   En résumé, l’usage réactif ou préventif de l’art. 33 de la Charte canadienneou de l’art. 52 in fine de la Charte québécoise retire la loi du champ d’application de l’un ou l’autre des art. 2 ou 7 à 15 de la première ou des art. 1 à 38 de la seconde et l’affranchit également du contrôle judiciaire de sa conformité aux dispositions en question, tout comme elle la soustrait aux effets du par. 52(1) de la LC 1982 ou à ceux de la première portion de l’art. 52 de la Charte québécoise (sauf, bien sûr, en ce qui touche les conditions de validité de l’usage de l’art. 33 de la Charte canadienne ou de l’art. 52 in fine de la Charte québécoise).

[371]   Par conséquent, en l’espèce, la Cour n’a pas à se prononcer sur la compatibilité ou l’incompatibilité de la Loi avec les dispositions des chartes à l’application desquelles elle n’est pas soumise. Elle n’a donc pas à vérifier la conformité ou la non-conformité de la Loiavec ces dispositions et, de même, avec l’art. 1 de la Charte canadienne ou l’art. 9.1 de la Charte québécoise[400]. Plus spécifiquement, elle n’est pas habilitée à statuer sur la question de savoir si la Loiporte atteinte aux libertés de religion et d’expression ou au droit à l’égalité que garantissent ces chartes.

[372]   Il s’ensuit que si la Cour n’a pas à statuer sur le sujet de la conformité de la Loi aux dispositions idoines de l’une et l’autre charte, elle ne peut accorder quelque réparation que ce soit en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne, de l’art. 49 de la Charte québécoise ou des art. 142 et 529 C.p.c., incluant une réparation déclaratoire ou pécuniaire, chacune de celles-ci, par sa nature même, exigeant une détermination préalable que la Cour n’a pas à faire.

L’électorat détient le pouvoir ultime de défaire le gouvernement qui aurait usé (ou abusé) de la faculté de dérogation que lui confère cette disposition constitutionnelle ou encore la disposition équivalente de la Charte québécoise. Le ressac public et la réaction citoyenne sont donc aussi un rempart contre l’usage des dispositions de dérogation.

[406]   Au terme de cette analyse des conditions d’application et des effets des dispositions de dérogation ainsi que du rôle des tribunaux dans ce contexte, certaines observations additionnelles s’imposent, dans la foulée de celles que l’on trouve déjà aux par. [231] à [234] supra.

[407]   Qu’un législateur puisse soustraire une loi à l’application de certaines dispositions de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise et la soustraire de ce fait au contrôle judiciaire à cet égard (sauf, bien entendu, s’il s’agit de vérifier la validité même de la disposition dérogatoire, selon les conditions établies dans l’arrêt Ford[432]) est de nature à susciter la réflexion, si ce n’est l’inconfort. En effet, le contrôle des lois au regard des chartes a une place importante dans une société libre et démocratique, les tribunaux exerçant ainsi, non de leur propre chef, faut-il le rappeler, mais sur demande, la mission que leur confie la Constitution.

[408]   Comme le soulignait la juge Deschamps en 2005, parlant du rôle des tribunaux :

89        Les tribunaux ont le devoir de s’élever au-dessus du débat politique. Ils laissent au législateur le soin d’intervenir pour concevoir les politiques sociales. Mais lorsque celles-ci violent les droits protégés par les chartes, ils ne peuvent s’esquiver. Le pouvoir judiciaire joue un rôle que ne joue pas le pouvoir législatif. Le professeur Roach décrit ainsi le rôle complémentaire des tribunaux par rapport au législateur (K. Roach, « Dialogic Judicial Review and its Critics » (2004), 23 Sup. Ct. L. Rev. (2d) 49, p. 69-71 :

[TRADUCTION] Les tribunaux ont des attributs qui leurs sont propres, notamment la volonté d’offrir à toutes les parties lésées de participer de façon ordonnée au débat, l’indépendance par rapport au pouvoir exécutif et le devoir de motiver leurs décisions. En outre, les tribunaux sont spécialement chargés d’expliquer les textes juridiques fondamentaux adoptés de façon démocratique.

… Le tribunal garantit au plaideur le droit de participer au débat et le droit à une décision motivée en fonction des arguments présentés et des textes de loi pertinents adoptés de façon démocratique …

Les juges peuvent ajouter une valeur aux débats de société au sujet de la justice en écoutant les demandes de réparation pour injustice et en proposant des valeurs et des points de vue qui, autrement, peuvent ne pas être envisagés sérieusement dans le cadre de la démarche législative.[433]

[409]   En ce sens, d’ailleurs, le législateur qui recourt à l’art. 33 de la Charte canadienne prive, non pas les tribunaux, mais les justiciables du droit, fondamental dans une démocratie, de contester la loi. C’est toutefois la Constitution elle-même qui, par le truchement de l’art. 33 de la Charte canadienne, partie intégrante de la LC 1982, permet de retirer aux tribunaux la fonction qu’ils exercent ordinairement, laissant aux organes politiques et à l’électorat le soin de trancher la question. L’art. 33 de la Charte canadienne faisant ainsi exception à l’art. 52 de ladite loi constitutionnelle, la Cour ne saurait passer outre et statuer sur une question qui ne relève plus (du moins temporairement) de son pouvoir de contrôle judiciaire. Le même propos vaut pour l’art. 52 in fine de la Charte québécoise, qui, de son côté, n’est pas assujetti à des contraintes temporelles.

[410]   Cela dit, on ne peut nier que l’existence même des art. 33 de la Charte canadienne et 52 in fine de la Charte québécoise soulève des critiques (et le premier, qui a valeur constitutionnelle, plus encore que le second). Pour plusieurs, en effet, les chartes seraient, du fait de ces dispositions, des instruments antinomiques, donnant d’une main et retirant de l’autre, prétendant protéger des droits et libertés qualifiés de fondamentaux, auxquels le législateur pourrait cependant, au gré des idéologies du jour, déroger capricieusement, soumettant chaque individu à la volonté arbitraire de la majorité, réduisant à néant la protection des minorités, qui est pourtant l’un des « facteurs clés » de l’adoption des chartes[434], et mettant en péril ces libertés et garanties essentielles à la démocratie que sont, par exemple, les libertés d’opinion, d’expression ou d’association, la protection contre les arrestations et les détentions arbitraires ou les traitements cruels, ou encore la présomption d’innocence ou le principe d’égalité. Que, dans ce contexte, les justiciables ne puissent s’adresser aux tribunaux et faire entendre leur voix et que les tribunaux, en conséquence, ne puissent constater la présence d’une violation des droits et libertés accroît d’autant l’inquiétude : le législateur, laissé ainsi sans supervision, pourrait verser dans l’abus de pouvoir. C’est là, certainement, une crainte qu’ont exprimée la plupart des parties opposées à la Loi ou qui ressort de leur argumentation.

[411]   En tout respect, car le sujet est sérieux, ce débat, qui porte en réalité sur l’opportunité d’inclure une disposition de dérogation dans une « charte des droits et libertés », a déjà eu lieu, sur la base des mêmes arguments, et, en ce qui concerne la Charte canadienne, il est clos depuis 1982, et depuis 1975 (puis 1982) dans le cas de la Charte québécoise. Même si l’on pouvait politiquement regretter que le constituant ait intégré l’art. 33 à la Charte canadienne, tout comme on pourrait déplorer la dérogation permise par l’art. 52 de la Charte québécoise et son élargissement de 1982 (ce sur quoi la Cour ne se prononce évidemment pas), il demeure que ce n’est pas aux tribunaux de colmater les failles, s’il en est, d’un choix constitutionnel (ou législatif) que d’aucuns estiment malavisé (mais d’autres, on le notera, entièrement justifié).

[412]   La société civile, dont on ne peut pas ignorer le poids et l’importance en matière de protection des droits et libertés, n’est de son côté pas dépourvue de moyens si elle estime inapproprié l’usage que le législateur fait des art. 33 de la Charte canadienne ou 52 in fine de la Charte québécoise. Par exemple, récemment, le législateur ontarien a inséré une disposition dérogatoire dans le Keeping Students in Class Act, 2022[435], pour soustraire celle-ci à l’application de l’al. 2d) de la Charte canadienne (liberté d’association, volet droit de grève), ainsi qu’au Human Rights Codede la province. Or, il est de connaissance d’office que le législateur a reculé devant le tollé créé par cette disposition dérogatoire, abrogeant le 14 novembre 2022 la loi entrée en vigueur quelques jours plus tôt[436]. Le ressac public et la réaction citoyenne sont donc aussi un rempart contre l’usage des dispositions de dérogation.

[413]   Dans le même ordre d’idées, il faut insister aussi sur la puissance électorale : les droits démocratiques consacrés par l’art. 3 de la Charte canadienne, qu’il s’agisse de les exercer au fédéral ou au provincial, ne sont pas assujettis à l’art. 33 de la Charte canadienne. L’électorat détient de ce fait le pouvoir ultime de défaire le gouvernement qui aurait usé (ou abusé) de la faculté de dérogation que lui confère cette disposition constitutionnelle ou encore la disposition équivalente de la Charte québécoise[437].

[414]   Finalement, on ne peut pas ignorer non plus le rôle capital du législateur lui-même dans la défense et la promotion des droits et libertés, surtout lorsque la Constitution, comme le reconnaît l’arrêt Vriend, lui donne le dernier mot[438].

[415]   Légiférer en matière de droits et libertés, plus encore lorsqu’il s’agit de déroger potentiellement à ceux-ci, n’est en effet pas une affaire ordinaire et requiert une attention toute particulière de la part des personnes qui participent au débat parlementaire. Certainement, chaque membre de l’Assemblée nationale a une responsabilité individuelle à cet égard, peu importe son allégeance partisane. En effet, l’art. 43 de la Loi sur l’Assemblée nationale confère à chaque député « une entière indépendance dans l’exercice de ses fonctions / full independence for the carrying out of his duties », qui peut être exercée dans tous les cas, y compris en matière de droits et libertés fondamentaux, sujet qui mérite une étude complète et rigoureuse. Une étude de ce genre paraît d’ailleurs peu compatible avec l’emploi de la procédure parlementaire d’exception (dite du « bâillon ») qui fut utilisée lors de l’adoption de la Loi. Cela dit, l’affaire relève entièrement de la discussion parlementaire.