R. c. Khill, 2021 CSC 37

Il s’ensuit du choix du Parlement que le moyen de défense est maintenant plus accessible et plus souple et que davantage d’allégations de légitime défense seront soumises aux juges des faits.

En pratique, les nouvelles dispositions sont à la fois plus généreuses envers la personne accusée et plus restrictives : elles restreignent la portée de la légitime défense dans certaines circonstances factuelles et l’élargissent dans d’autres. La transposition de conditions obligatoires en simples facteurs indique une plus grande souplesse dans l’accès au moyen de défense, mais cette souplesse accrue est contrebalancée par l’obligation d’examiner certains facteurs — y compris la proportionnalité et l’existence d’autres moyens pour parer à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force — dans tous les cas où ils sont pertinents, peu importe la genèse de l’affrontement ou les caractéristiques du différend.

[40] Premièrement, les nouvelles dispositions relatives à la légitime défense sont [traduction] « de portée plus large » (Paciocco (2014), p. 275‑276). Par exemple, en vertu des anciens par. 34(1) et (2), la personne accusée devait établir qu’elle avait été l’objet d’une « attaque » illégale ou qu’elle avait perçu raisonnablement l’être. Selon le nouveau droit, ce qui est pertinent est la « force » de quelque nature qui est raisonnablement appréhendée, y compris la force qui est le produit de la négligence. En outre, la réaction de la personne accusée suivant le nouveau droit ne se limite plus à un emploi défensif de la force. Elle peut s’appliquer à d’autres catégories d’infractions, y compris les actes qui empiètent sur les droits de tiers innocents, par exemple le vol, l’introduction par effraction ou la conduite dangereuse. Le fait de remplacer l’« attaque » par la « force » clarifie aussi que l’imminence ne constitue pas une exigence stricte, conformément à la jurisprudence interprétant les anciennes dispositions depuis l’arrêt Lavallee (l’imminence demeure un facteur suivant l’al. 34(2)b)). Il n’est pas nécessaire que la personne accusée croie que la victime était alors en mesure actuelle de mettre à exécution une menace d’emploi de la force physique, comme il le faut pour établir la perpétration de voies de fait en application de l’al. 265(1)b) du Code criminel. Enfin, l’art. 34 s’applique tout autant, que l’intention soit celle de se protéger ou de protéger autrui, et il ne se limite plus aux personnes « placée[s] sous [l]a protection [de la personne accusée] », comme l’exigeait l’ancien art. 37.

[41] Deuxièmement, le Parlement a opté pour une nouvelle méthode lorsqu’il a supprimé l’enchevêtrement de conditions préliminaires et d’admissibilité prévues dans les anciennes dispositions, et qu’il a établi un cadre unifié comportant une norme générale de raisonnabilité. Les conditions anciennement imposées par chacune des dispositions relatives à la légitime défense étaient des mécanismes de filtrage utilisés pour décider si le moyen de défense était soumis au jury en premier lieu, et ensuite décider s’il avait été établi. Certaines de ces notions sont maintenant incorporées au par. 34(2) en tant que facteurs pertinents dans l’analyse du caractère raisonnable. Par conséquent, l’effet juridique des anciennes conditions préliminaires et d’admissibilité dans les art. 34 à 37 antérieurs a été transformé.

[42] L’importance de cette réforme ne saurait être exagérée. Comme l’écrit le juge Paciocco, [traduction] « l’élément évaluatif du moyen de défense est plus fluide, et des facteurs qui n’auraient pas été envisagés en application des dispositions abrogées peuvent maintenant être pris en compte par les décideuses et décideurs » (Paciocco (2014), p. 295). Il appartient maintenant aux juges des faits de soupeser ces facteurs et de déterminer si le moyen sera finalement retenu. Le pouvoir discrétionnaire conféré aux juges des faits signifie que le moyen de défense peut maintenant être accueilli en l’absence de ce qui était antérieurement une condition de son succès. Par exemple, alors que l’ancien par. 34(1) exigeait à titre de condition préliminaire que la force se limite à « la force qui est nécessaire », le nouveau cadre d’analyse prévoit que la nature et la proportionnalité de la réaction de la personne accusée à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force n’est qu’un des facteurs (al. 34(2)g)) d’appréciation du caractère raisonnable global des gestes de celle‑ci dans les circonstances.

[43] De même, la provocation ou l’absence de provocation n’est plus une exigence préliminaire qui fait passer la personne accusée par une porte ou par une autre, mais constitue plutôt un facteur à prendre en compte. Les juges des faits sont donc [traduction] « plus libres [. . .] de traiter la provocation comme une considération continue susceptible d’influer sur la décision finale quant au caractère raisonnable, plutôt que comme une simple considération préliminaire qui perd toute influence une fois qu’on a décidé quelle disposition relative à la légitime défense doit s’appliquer » (Paciocco (2014), p. 290).

[44] Il s’ensuit du choix du Parlement que le moyen de défense est maintenant plus accessible et plus souple et que davantage d’allégations de légitime défense seront soumises aux juges des faits. Même dans les situations où l’étendue de l’implication initiale de la personne accusée est contestée, ou dans celles où l’affrontement violent s’est développé au fil d’une série d’affrontements distincts, le cadre unifié de l’art. 34 signifie que les juges doivent uniquement donner aux jurys un seul ensemble de directives.

[45] Remplacer les conditions préliminaires et les conditions d’admissibilité par des facteurs de raisonnabilité signifie en outre que ces facteurs doivent être pris en compte dans toutes les affaires de légitime défense où ils sont pertinents eu égard aux faits. En revanche, en vertu des art. 34 à 37 du régime antérieur, certaines exigences n’entraient en jeu que dans certaines situations, en fonction des dispositions qui s’appliquaient. Par exemple, alors que l’ancien art. 37 exigeait que la force employée se limite à celle qui est nécessaire, il n’y avait aucune exigence semblable en vertu de l’ancien par. 34(2) (Hebert, par. 16). Maintenant, cependant, la proportionnalité des gestes de la personne accusée en réaction à une menace est toujours un facteur distinct à prendre en compte en vertu de l’al. 34(2)g). Ce facteur peut être déterminant, même si la personne accusée était par ailleurs une victime innocente des circonstances (R. c. Parr, 2019 ONCJ 842; R. c. Robertson, 2020 SKCA 8, 386 C.C.C. (3d) 107, par. 41‑43).

[46] En pratique, les nouvelles dispositions sont à la fois plus généreuses envers la personne accusée et plus restrictives : elles restreignent la portée de la légitime défense dans certaines circonstances factuelles et l’élargissent dans d’autres (R. c. Bengy, 2015 ONCA 397, 325 C.C.C. (3d) 22, par. 47‑48; Paciocco (2014), p. 296). La transposition de conditions obligatoires en simples facteurs indique une plus grande souplesse dans l’accès au moyen de défense, mais cette souplesse accrue est contrebalancée par l’obligation d’examiner certains facteurs — y compris la proportionnalité et l’existence d’autres moyens pour parer à l’emploi ou à la menace d’emploi de la force — dans tous les cas où ils sont pertinents, peu importe la genèse de l’affrontement ou les caractéristiques du différend.

Se pose aussi la question de savoir si les modifications ont changé la portée ou la nature de la légitime défense en faisant passer son fondement moral de la justification à l’excuse.

Comme nous le verrons, les modifications ont eu pour effet de brouiller la ligne de démarcation entre la justification et l’excuse, et il faut en tenir compte dans l’interprétation des nouvelles dispositions. Puisque le moyen de défense peut maintenant être invoqué dans des circonstances qui ne correspondent peut‑être pas exactement au cadre d’analyse traditionnel fondé sur la justification, la nécessité de prendre en considération l’ensemble de la conduite de la personne accusée au cours de l’incident, qui est pertinente quant au caractère raisonnable de l’acte qui aurait été commis en légitime défense, revêt une importance accrue.

[47] Se pose aussi la question de savoir si les modifications ont changé la portée ou la nature de la légitime défense en faisant passer son fondement moral de la justification à l’excuse. Si la légitime défense est vue comme une justification, le fait de tuer en légitime défense n’est pas considéré comme injuste, parce qu’il maintient le droit à la vie et à l’autonomie de la personne qui agit. Il est fondé sur la nécessité de se protéger soi‑même (R. c. Pilon, 2009 ONCA 248, 243 C.C.C. (3d) 109, par. 68). En revanche, l’excuse écarte la culpabilité morale de la personne accusée. Elle agit principalement en niant le caractère volontaire d’un acte qui est néanmoins injuste. Un certain nombre de théoriciens se sont demandé si la légitime défense est une justification, surtout en dehors du cas classique de la défense contre l’emploi illégal de la force. Ils sont divisés dans les cas où la personne accusée emploie la force contre une menace raisonnablement perçue qui n’existe pas en fait, où elle emploie la force contre une attaque qu’elle a provoquée, et où l’acte défensif n’est pas proportionné ou nécessaire (A. Brudner, « Constitutionalizing self‑defence » (2011), 61 U.T.L.J. 867, p. 891‑895; C. Fehr, « Self‑Defence and the Constitution » (2017), 43 Queen’s L.J. 85, p. 109; K. Ferzan, « Justification and Excuse », dans J. Deigh et D. Dolinko, dir., The Oxford Handbook of Philosophy of Criminal Law (2011), 239, p. 253; K. Roach, « A Preliminary Assessment of the New Self‑Defence and Defence of Property Provisions » (2012), 16 R. can. D.P. 275, p. 276‑277). Dans de tels cas, l’acte défensif n’est pas considéré comme légitime ou tolérable par de nombreux auteurs, mais la culpabilité peut être évitée lorsque les circonstances mettent en doute le caractère volontaire de l’acte, ce qui le rapproche de l’excuse et du droit applicable à la nécessité.

[48] Les modifications de 2013 occultent davantage le fondement moral de la légitime défense. Les nouvelles dispositions conservent le principe sous‑jacent selon lequel les gestes de la personne accusée sont une réaction à une menace externe à son intégrité physique. Cependant, contrairement à l’ancien droit, les dispositions applicables à la légitime défense n’utilisent plus la notion de justification. L’article 34 prévoit tout simplement que la personne accusée « [n]’est pas coupable d’une infraction » lorsqu’elle satisfait aux conditions d’application du moyen de défense. De plus, il est possible de soutenir que l’élimination de l’exigence que la personne accusée ait été « illégalement attaquée » (prévue à l’ancien par. 34(1)) ou qu’elle ait « appréhend[é] [. . .] la mort ou quelque lésion corporelle grave » (prévue à l’ancien par. 34(2)) en tant qu’éléments d’ouverture distincts a pour effet de supprimer toute frontière résiduelle entre les catégories du moyen de défense, à savoir ce qui est « moralement justifiable » et ce qui est « moralement excusable ». Certains prétendent que le nouvel art. 34 peut être compatible avec un spectre de conduites morales, y compris les actes qui ne sont que [traduction] « moralement acceptables », lorsqu’il existe un équilibre raisonné entre la menace et la réaction (Fehr, p. 102). Cela tend à indiquer que le moyen de défense n’est ni une simple justification ni une excuse, occupant plutôt une position intermédiaire d’« acceptabilité » entre la légitimité et le caractère irréprochable. Comme nous le verrons, les modifications ont eu pour effet de brouiller la ligne de démarcation entre la justification et l’excuse, et il faut en tenir compte dans l’interprétation des nouvelles dispositions. Puisque le moyen de défense peut maintenant être invoqué dans des circonstances qui ne correspondent peut‑être pas exactement au cadre d’analyse traditionnel fondé sur la justification, la nécessité de prendre en considération l’ensemble de la conduite de la personne accusée au cours de l’incident, qui est pertinente quant au caractère raisonnable de l’acte qui aurait été commis en légitime défense, revêt une importance accrue.

Les trois questions soulevées par le par. 34(1), énoncées ci‑dessus, peuvent être utilement conceptualisées comme suit : (1) le catalyseur, (2) le mobile et (3) la réaction.

(1)         Le catalyseur — al. 34(1)a) : la personne accusée croyait‑elle, pour des motifs raisonnables, qu’on employait ou qu’on menaçait d’employer la force contre elle ou une autre personne?

[52] Cet élément de la légitime défense consiste à examiner l’état d’esprit de la personne accusée et la perception des événements qui l’ont amenée à agir. Comme nous l’avons vu précédemment, les nouvelles dispositions comprennent la défense de soi et la défense d’autrui. À moins que la personne accusée ait cru subjectivement qu’on employait ou qu’on menaçait d’employer la force contre elle ou une autre personne, elle ne peut se prévaloir du moyen de défense.

[53] Fait important, la croyance réelle de la personne accusée doit reposer sur « des motifs raisonnables ». Il y a une bonne raison de superposer un élément objectif dans l’évaluation de la croyance de la personne accusée en vertu de l’al. 34(1)a) et dans le droit applicable à la légitime défense plus généralement. Comme la légitime défense a pour effet de mettre des actes par ailleurs criminels à l’abri d’une conséquence punitive, le moyen de défense ne saurait dépendre exclusivement de la perception du besoin d’agir d’une personne accusée. Le renvoi au caractère raisonnable incorpore les normes et les valeurs sociales dans l’appréciation du caractère moralement répréhensible des gestes de la personne accusée (Cinous, par. 121). Il s’agit [traduction] « d’une mesure de contrôle de la qualité utilisée pour maintenir une norme de conduite jugée acceptable non pas par la personne en cause, mais par la société dans son ensemble » (Paciocco (2014), p. 278).

[54] Le test pour juger du caractère raisonnable de la croyance de la personne accusée en application des dispositions relatives à la légitime défense a traditionnellement été compris comme étant une norme objective mixte ou modifiée. Le caractère raisonnable n’était pas mesuré « du point de vue de l’homme raisonnable hypothétiquement neutre, en faisant abstraction de la situation personnelle de l’accusé » (R. c. Charlebois, 2000 CSC 53, [2000] 2 R.C.S. 674, par. 18). Il était plutôt contextualisé dans une certaine mesure : les croyances de la personne accusée étaient appréciées du point de vue d’une personne ordinaire qui partage les attributs, les expériences et la situation de la personne accusée lorsque ces caractéristiques et expériences étaient pertinentes quant à la croyance ou aux gestes de la personne accusée (Lavallee, p. 883).

[55] Par exemple, les affrontements violents antérieurs entre la personne accusée et la victime ont été pris en compte pour vérifier si la personne accusée croyait, pour des motifs raisonnables, qu’une menace imminente de mort ou de lésions corporelles graves pesait sur elle (Pétel, p. 13‑14; Lavallee, p. 874 et 899; Charlebois, par. 14; R. c. Currie (2002), 2002 CanLII 44973 (ON CA), 166 C.C.C. (3d) 190 (C.A. Ont.), par. 43‑44; R. c. Sheri (2004), 2004 CanLII 8529 (ON CA), 185 C.C.C. (3d) 155 (C.A. Ont.), par. 77). Le fait pour une personne accusée d’avoir une déficience intellectuelle a également été pris en considération dans l’appréciation du caractère raisonnable (Nelson, p. 370‑372; R. c. Kagan, 2004 NSCA 77, 224 N.S.R. (2d) 118, par. 37‑45).

[56] Cependant, les caractéristiques ou expériences personnelles ne sont pas toutes pertinentes pour l’analyse objective modifiée. La situation personnelle de la personne accusée qui influe sur ses croyances — qu’elles soit nobles, antisociales ou criminelles — ne devrait pas compromettre l’objectif le plus fondamental du Code criminel qui est de promouvoir l’ordre public (Cinous, par. 128, le juge Binnie, motifs concordants). Le caractère raisonnable n’est pas considéré du point de vue de personnes trop craintives, ivres, anormalement vigilantes ou membres de sous‑cultures criminelles (Reilly c. La Reine, 1984 CanLII 83 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 396, p. 405; Cinous, par. 129‑130; R. c. Phillips, 2017 ONCA 752, 355 C.C.C. (3d) 141, par. 98). De même, la norme de la personne ordinaire est « circonscrite en fonction des normes de comportement actuelles, y compris les valeurs fondamentales comme la recherche de l’égalité consacrée par la Charte canadienne des droits et libertés » (R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 34). Les préjugés personnels ou les craintes irrationnelles à l’égard d’un groupe ethnique ou d’une culture identifiable ne pourraient jamais de façon acceptable être à la base d’une perception objectivement raisonnable de menace. Cette restriction garantit que les croyances racistes qui sont contraires à l’égalité ne peuvent servir de fondement à une croyance pour des motifs raisonnables. Le juge Doherty a succinctement illustré ce principe dans ses motifs en l’espèce, au par. 49 :

[traduction] Par exemple, la croyance « sincère » d’une personne accusée que tous les jeunes hommes de race noire sont armés et dangereux ne saurait être prise en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable de cette croyance de la personne accusée selon laquelle le jeune homme de race noire sur lequel elle a fait feu était armé et sur le point de lui tirer dessus. De faire entrer en ligne de compte des opinions racistes dans l’analyse du caractère raisonnable compromettrait l’objectif même de cette analyse. La fin justificative du moyen de défense est incompatible avec une défense fondée sur une croyance qui ne concorde pas avec les valeurs et normes sociales essentielles.

[57] La question n’est donc pas de savoir ce que la personne accusée pensait être raisonnable sur le fondement de ses caractéristiques et expériences, mais plutôt de savoir ce qu’une personne raisonnable ayant ces caractéristiques et expériences pertinentes percevrait (Pilon, par. 74). Le droit continue en outre d’accepter qu’une croyance sincère, mais erronée, puisse néanmoins être raisonnable, et n’empêche pas automatiquement d’alléguer la légitime défense (Lavallee, p. 874; Pétel, p. 13; R. c. Billing, 2019 BCCA 237, 379 C.C.C. (3d) 285, par. 9; R. c. Robinson, 2019 ABQB 889, par. 23 (CanLII); R. c. Cunha, 2016 ONCA 491, 337 C.C.C. (3d) 7, par. 8).

[58] Le caractère raisonnable est, en fin de compte, une question de jugement et [traduction] « [t]axer une croyance de déraisonnable dans le contexte d’une allégation de légitime défense revient à déclarer que l’acte de la personne accusée est criminellement répréhensible » (motifs de la C.A., par. 46; voir aussi Cinous, par. 210, la juge Arbour, dissidente, mais non sur ce point; Pilon, par. 75; Phillips, par. 98; G. P. Fletcher, « The Right and the Reasonable », dans R. L. Christopher, dir., Fletcher’s Essays on Criminal Law (2013), 150, p. 157).

(2) Le mobile — al. 34(1)b) : la personne accusée a‑t‑elle fait quelque chose dans le but de se défendre ou de se protéger, ou de défendre ou de protéger une autre personne, contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force?

[59] Le deuxième élément de la légitime défense porte sur le but que visait la personne accusée en commettant l’acte qui constitue l’infraction. L’alinéa 34(1)b) exige que l’acte soit commis par la personne accusée pour se défendre ou se protéger, ou pour défendre ou protéger une autre personne, contre l’emploi ou la menace d’emploi de la force. Il s’agit d’une analyse subjective qui touche à l’essence même de la légitime défense. S’il n’y a aucun but défensif ou protecteur, le moyen de défense n’a plus sa raison d’être (voir Brunelle c. R., 2021 QCCA 783, par. 30‑33; R. c. Craig, 2011 ONCA 142, 269 C.C.C. (3d) 61, par. 35; Paciocco (2008), p. 29). La disposition relative au mobile garantit donc que la personne accusée n’agit pas dans le but de se faire justicier, de se venger ou pour toute autre considération personnelle.

[60] La disposition relative au mobile fait en outre une distinction entre la légitime défense et d’autres situations qui peuvent impliquer l’emploi excusable ou autorisé de la force par une personne accusée, par exemple empêcher la perpétration d’une infraction (art. 27), la défense des biens (art. 35) ou l’arrestation par des citoyens (art. 494). Il est essentiel de clarifier le but visé par la personne accusée, car l’éventail de ce qui constitue une réaction raisonnable peut être limité par le but visé par la personne accusée à tout moment donné. L’éventail de réactions raisonnables sera différent selon le but de la personne accusée : défendre des biens, effectuer une arrestation ou se défendre ou défendre une autre personne contre l’emploi de la force.

(3) La réaction — al. 34(1)c) : la conduite de la personne accusée était‑elle raisonnable dans les circonstances?

[63] La transition au « caractère raisonnable » à l’al. 34(1)c) illustre l’orientation du nouveau régime vers un libellé large et souple. Même si les tribunaux, dans leurs interprétations tardives de l’ancien droit, considéraient que les mots « qu’à la force nécessaire » étaient apparentés au « caractère raisonnable » (R. c. Gunning, 2005 CSC 27, [2005] 1 R.C.S. 627, par. 25 et 37; R. c. Szczerbaniwicz, 2010 CSC 15, [2010] 1 R.C.S. 455, par. 20‑21), la nouvelle disposition adopte explicitement cette norme et l’applique dans tous les cas. De ce fait, le sens ordinaire de la disposition est plus apparent pour la personne moyenne et ne dépend pas d’une appréciation de l’interprétation judiciaire ou de termes techniques (Guide technique, p. 22‑23). Cela témoigne de l’intention du Parlement de rendre le droit applicable à la légitime défense plus compréhensible et accessible à la population canadienne (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, 1re sess., 41e lég., 24 avril 2012, p. 7063‑7064 (Robert Goguen)).

[64] Au moyen du par. 34(2), le Parlement a aussi expressément structuré la façon dont les décideurs et décideuses devraient établir si un acte de légitime défense était raisonnable dans les circonstances. Suivant le libellé de la disposition, le point de départ est que le caractère raisonnable sera mesuré en fonction « des faits pertinents dans la situation personnelle de la personne et celle des autres parties, de même que des faits pertinents de l’acte ». Cette norme permet une analyse très vaste portant sur la manière dont l’acte s’est produit et le rôle joué par chacun, et modifie la norme objective pour prendre en compte certaines caractéristiques de la personne accusée, y compris sa taille, son âge, son sexe et ses capacités physiques (al. 34(2)e)). S’ajoutent à l’équation certaines expériences de la personne accusée, y compris la relation et l’historique de violence entre les parties (al. 34(2)f) et f.1)).

[65] Néanmoins, les juges des faits ne devraient pas être invités à simplement se mettre dans la tête de la personne accusée. L’accent doit demeurer sur ce qu’une personne raisonnable aurait fait dans des circonstances comparables et non sur ce qu’une personne accusée en particulier pensait à ce moment‑là. Par exemple, même si la formation militaire de M. Khill constitue une caractéristique personnelle pertinente, cela ne convertit pas la détermination du caractère raisonnable en une norme personnelle bâtie uniquement pour lui, et encore moins en une norme moins exigeante que ce dont on s’attendrait d’une personne raisonnable qui se trouverait dans sa situation. Le droit de la légitime défense ne saurait offrir des règles d’engagement différentes applicables à ce qui se produit dans les foyers de ceux qui ont une expérience militaire ou permettre que la « formation » remplace le discernement et le jugement. L’alinéa 34(1)c) pose la question de savoir si la personne accusée a « ag[i] de façon raisonnable dans les circonstances ». Il n’appelle pas à se demander si la formation militaire de M. Khill rend son acte raisonnable, ni s’il était raisonnable pour ce dernier de commettre l’acte. La question à laquelle il faut répondre est la suivante : qu’aurait fait une personne raisonnable avec une formation militaire semblable dans ce contexte civil?

[66] Comme l’a souligné le juge Doherty au par. 58 de ses motifs, les [traduction] « faits pertinents dans la situation personnelle de la personne accusée » visés au par. 34(2) peuvent également comprendre toute croyance erronée qu’avait raisonnablement la personne accusée. Si le tribunal conclut que cette dernière croyait à tort, mais pour des motifs raisonnables, que la force était employée contre elle ou qu’on menaçait de l’employer contre elle comme le prévoit l’al. 34(1)a), cette conclusion est pertinente dans l’analyse du caractère raisonnable en application de l’al. 34(1)c). Cependant, bien que les al. 34(1)a) et b) portent sur la croyance et le but subjectif de la personne accusée, l’analyse du caractère raisonnable en vertu de l’al. 34(1)c) s’intéresse principalement au caractère raisonnable des gestes de la personne accusée, et non à son état d’esprit.

[67] Les tribunaux doivent donc éviter de traiter l’appréciation du caractère raisonnable de la façon d’agir, ou autrement dit l’acte, en application de l’al. 34(1)c) comme équivalente à la croyance raisonnable visée à l’al. 34(1)a). Sauf dans le cas d’erreurs sincères mais raisonnables, les juges doivent rappeler aux jurys que l’appréciation objective prévue à l’al. 34(1)c) ne devrait pas refléter le point de vue de la personne accusée, mais plutôt celui d’une personne raisonnable ayant certaines des qualités et expériences de la personne accusée. Comme l’a dit simplement en deuxième lecture celui qui était alors secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, « [u]ne personne ne peut pas chercher à s’excuser d’un geste qui serait normalement un acte criminel selon la loi; elle doit agir raisonnablement, notamment dans son évaluation de la menace contre elle ou une autre personne » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 58, p. 3834 (je souligne) (Robert Goguen)).

[68] Le Parlement fournit une structure et une orientation supplémentaires parce qu’il prévoit que les juges des faits « tien[nent] compte » de (« shall consider » dans la version anglaise) tous les facteurs énoncés aux al. a) à h) du par. 34(2) qui sont pertinents dans les circonstances de l’affaire. Le projet de loi initial présenté à la Chambre des communes prévoyait seulement que le tribunal « peut » tenir compte des facteurs énumérés, mais cela a été changé pour établir « clairement que le tribunal doit, et non peut, tenir compte des faits pertinents » (Débats de la Chambre des communes, vol. 146, no 109, p. 7065 (Robert Goguen)). Les facteurs énumérés ne sont pas exhaustifs, ce qui permet au droit d’évoluer.

[69] La façon dont la personne agit est l’acte constituant l’accusation criminelle — en l’espèce, la fusillade. À la lumière de l’al. 34(1)c), la question n’est pas le caractère raisonnable de chaque facteur individuellement, mais la pertinence de chaque facteur quant à la question ultime du caractère raisonnable de l’acte. La Couronne n’est donc pas tenue d’établir que le « rôle joué par la personne lors de l’incident » était lui‑même déraisonnable pour que ce rôle puisse être pris en compte en tant que facteur en application de l’al. 34(1)c). Dès lors que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » est probant à l’égard de la question de savoir si l’acte à l’origine de l’accusation était raisonnable ou déraisonnable, il peut être soumis aux juges des faits. Une fois qu’un facteur respecte les normes juridiques et factuelles applicables, il appartient aux juges des faits d’apprécier et de soupeser les facteurs et d’établir si l’acte était raisonnable ou non. Il s’agit d’une démarche globale, holistique. Aucun facteur à lui seul n’est nécessairement déterminant pour l’issue.

[70] Comme je l’ai expliqué précédemment, le choix du Parlement d’une évaluation globale du caractère raisonnable des gestes par ailleurs illégaux de la personne accusée représente la modification la plus importante du droit applicable à la légitime défense. Bien que ce soit nouveau pour le droit de la légitime défense, ce n’est pas la première fois que le Parlement demande aux juges et aux jurys d’évaluer le caractère raisonnable de la conduite d’une personne accusée ou qu’il a recours à un test juridique multifactoriel. La méthode claire et couramment utilisée qui s’applique à de tels cas trouve aussi application sous le régime du par. 34(2). On peut s’attendre des parties qu’elles fassent des observations concernant l’interprétation juridique des facteurs, lesquels d’entre eux s’appliquent, la preuve qui peut les étayer ou les réfuter et le poids devant être accordé à chaque facteur applicable. En fait, la question de savoir si un certain facteur doit même être pris en compte ou celle du poids devant lui être accordé sera souvent contestée lors de la plaidoirie finale et/ou lorsque les avocats et avocates présentent des observations concernant les éléments qui devraient être laissés à l’appréciation du jury.

Le sens du « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » à l’al. 34(2)c)

[74] À mon avis, selon les principes reconnus de l’interprétation législative, le Parlement a délibérément choisi un libellé large et neutre afin qu’il englobe un large éventail de conduites, autant sur le plan temporel que comportemental. Il veut clairement que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » renvoie à la conduite de la personne — comme ses gestes, omissions et exercices de jugement — au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte ultime était raisonnable dans les circonstances. Cela commande un examen du rôle de la personne accusée, si elle en a joué un, dans la genèse du conflit. La prise en compte de cette conduite sert, sur le plan de l’analyse, à évaluer si le comportement de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[75] Interprété adéquatement, ce facteur comprend, sans toutefois s’y limiter, la conduite qui aurait pu être considérée comme illégale, provocatrice ou moralement répréhensible selon les anciennes dispositions, ou qui aurait pu être qualifiée d’« excessive » selon le cadre d’analyse proposé par mon collègue. Je reconnais que les allégations de légitime défense peuvent souvent mettre en cause une conduite injuste pouvant être décrite en ces termes. Ces exemples de conduite ont clairement trait au caractère raisonnable, voire à la culpabilité morale, de la conduite de la personne accusée, et sont certainement compris dans la nouvelle expression, formulée largement, du Parlement. Cependant, il n’y a tout simplement aucune indication que ce dernier entendait restreindre aussi étroitement « le rôle joué par la personne lors de l’incident ». Son intention était plutôt que « le rôle joué par la personne lors de l’incident » soit beaucoup plus large pour faire en sorte que les juges des faits puissent se pencher sur la façon dont toute conduite pertinente de la personne accusée lors de l’incident a contribué à l’affrontement ultime.

[…]

[123] En somme, la question ultime est de savoir si l’acte constituant l’accusation criminelle était raisonnable dans les circonstances. Pour répondre à cette question, comme l’indique l’inclusion par le Parlement du « rôle joué par la personne lors de l’incident », les juges des faits doivent prendre en considération la mesure dans laquelle la personne accusée a joué un rôle dans la genèse du conflit ou a cherché à l’éviter. Les juges des faits doivent se demander si la conduite de la personne accusée tout au long de l’incident apporte un éclairage sur la nature et l’étendue de sa responsabilité à l’égard de l’affrontement final qui a abouti à l’acte ayant donné lieu à l’accusation.

[124] L’expression adoptée est large et neutre et renvoie à la conduite de la personne — comme ses gestes, omissions et exercices de jugement — au cours de l’incident, du début à la fin, qui est pertinente pour permettre d’établir si l’acte à l’origine de l’accusation était raisonnable — autrement dit, qui, selon la logique et le bon sens, pourrait tendre à rendre l’acte de la personne accusée plus ou moins raisonnable dans les circonstances. La conduite en question doit être pertinente à la fois sur le plan temporel et sur le plan comportemental à l’égard de l’incident. Il s’agit d’un test conjonctif. Cela comprend notamment tout comportement qui a créé ou causé l’affrontement ou qui y a contribué. Cette expression vise aussi la conduite qui relèverait des notions précédentes, comme la provocation ou l’illégalité, mais elle ne se limite pas à ces notions ni n’est circonscrite par celles‑ci. Elle s’applique donc à toute conduite pertinente, qu’elle soit légale ou non, provocatrice ou non, répréhensible ou non, et qu’elle constitue une réaction minimale ou excessive. De cette façon, l’acte de la personne accusée, examiné dans son contexte global et à la lumière du [traduction] « caractère équitable de la situation », est mesuré par rapport aux normes sociales, et non par rapport au code moral propre à la personne accusée (Paciocco (2014), p. 290; Phillips, par. 98).