[20]                        Le pouvoir de gestion de l’instance permet au juge du procès de contrôler les audiences qui se déroulent devant lui et de garantir le bon fonctionnement des rouages de la cour. Bien que la Cour n’ait pas donné de directives explicites quant à la nature et à la portée de ce pouvoir, elle a implicitement donné son aval au concept (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 58; Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 26).

[21]                        Le pouvoir de gestion de l’instance vise trois objectifs interreliés : l’équité, l’efficacité et l’efficience des procès (R. c. John, 2017 ONCA 622, 350 C.C.C. (3d) 397, par. 47; R. c. Polanco, 2018 ONCA 444, par. 22 (CanLII)).

[22]                        Le juge peut intervenir de nombreuses façons pour gérer le déroulement du procès; il peut notamment restreindre un contre‑interrogatoire qui est indûment répétitif, sans queue ni tête, pointilleux, trompeur ou dépourvu de pertinence (R. c. Ivall, 2018 ONCA 1026, 370 C.C.C. (3d) 179, par. 167‑168; R. c. Snow (2004), 2004 CanLII 34547 (ON CA), 73 O.R. (3d) 40 (C.A.), par. 25). Le pouvoir de gestion de l’instance est un outil essentiel et versatile; il doit toutefois être exercé avec prudence (R. c. Felderhof(2003), 2003 CanLII 37346 (ON CA), 68 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 38). En règle générale, les parties devraient pouvoir présenter leur cause comme bon leur semble (Polanco, par. 29).

[23]                        Il est particulièrement important de gérer le déroulement des procès pour que justice soit rendue en temps utile compte tenu de la décision de la Cour dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 139. La durée excessive des procès peut être atténuée s’ils sont bien gérés.

Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. La gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve. Le pouvoir de gestion de l’instance ne permet pas d’exclure des éléments de preuve autrement pertinents et importants au nom de l’efficience.

[24]                        Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. Monsieur Samaniego soutient que les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes pour garantir que des décisions erronées en cette dernière matière ne puissent revêtir le vernis de la gestion de l’instance lors d’un examen en appel. Bien que je ne souscrive pas à l’avis selon lequel les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes, je conviens que la gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve.

[25]                        Les décisions relatives à la gestion de l’instance et celles en matière de preuve doivent généralement être traitées distinctement lors de l’examen en appel. La norme de contrôle des erreurs en manière de preuve est celle de la décision correcte, tandis que les décisions relatives à la gestion de l’instance commandent la déférence. Ainsi, les erreurs en matière de preuve susceptibles d’être isolées sont soumises à une norme de contrôle plus exigeante que les décisions relatives à la gestion de l’instance. Le pouvoir de gestion de l’instance ne permet pas d’exclure des éléments de preuve autrement pertinents et importants au nom de l’efficience.

[65]                        La disposition réparatrice énoncée au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel autorise une cour d’appel à rejeter l’appel d’une déclaration de culpabilité si « aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produit ». La Couronne peut s’appuyer sur la disposition réparatrice lorsque l’erreur est inoffensive ou négligeable ou lorsque la preuve est à ce point accablante qu’une déclaration de culpabilité était inévitable (R. c. Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 R.C.S. 272, par. 53). Personne ne prétend que, dans la présente cause, la preuve était accablante. En conséquence, nous n’avons à trancher que la question de savoir si l’erreur était inoffensive ou négligeable, de sorte qu’il n’existe aucune possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur (R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 85; R. c. Khan, 2001 CSC 86, [2001] 3 R.C.S. 823, par. 28).

[66]                        La Couronne a invoqué pour la première fois la disposition réparatrice durant les plaidoiries orales. Son mémoire était muet à ce sujet, mais cela n’empêche pas nécessairement la disposition de s’appliquer. En effet, les cours d’appel peuvent l’appliquer si la Couronne l’a invoquée implicitement en plaidant essentiellement qu’il ne s’est produit aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ou encore que la preuve de la culpabilité est à ce point accablante que le verdict aurait été le même en l’absence de l’erreur (R. c. Ajise, 2018 CSC 51, [2018] 3 R.C.S. 301, par. 1, conf. 2018 ONCA 494, 361 C.C.C. (3d) 384, par. 32; R. c. Cole, 2021 ONCA 759, par. 155‑158 (CanLII); R. c. Hudson, 2020 ONCA 507, 391 C.C.C. (3d) 208, par. 49). Bien qu’il ait été préférable que la Couronne invoque la disposition réparatrice dans son mémoire, je suis convaincu que la teneur de celui‑ci ainsi que l’invocation de cette disposition lors de la plaidoirie orale autorisent la Cour à examiner son application. Monsieur Samaniego n’en subit aucun tort. L’avocat expérimenté qui a représenté ce dernier en appel a formulé des observations quant à la disposition réparatrice durant sa plaidoirie puis, de nouveau, dans sa réplique. Il n’a pas plaidé que nous devrions empêcher la Couronne de l’invoquer. D’ailleurs, même s’il l’avait fait, j’aurais autorisé la Couronne à le faire dans l’intérêt de la justice.

[71]                        Je souhaite toutefois apporter une précision. Aucune règle catégorique ne veut que quelque interférence inappropriée que ce soit dans le contre‑interrogatoire empêche l’application de la disposition réparatrice. La décision récente de la Cour dans R.V. l’illustre clairement. Au nom des juges majoritaires de la Cour, la juge Karakatsanis a appliqué cette disposition, et ce, même si elle avait conclu que le contre‑interrogatoire de l’avocat de la défense avait été indûment restreint quant à un point très pertinent, et même crucial, pour miner la crédibilité de la plaignante comme il cherchait à le faire (par. 7 et 98). Comme la Cour le conclut en l’espèce, la juge Karakatsanis a tranché que la portée du contre‑interrogatoire qui a été autorisé — et qui a effectivement eu lieu — « a permis à la défense de vérifier la preuve avec suffisamment de rigueur » (par. 9). Tant en l’espèce que dans l’affaire R.V., les juges des faits étaient bien informés de la théorie cruciale de la défense grâce aux questions que les avocats de la défense ont été autorisés à poser (par. 98).

[77]                        Mes collègues et moi convenons que le droit d’un accusé au contre‑interrogatoire est un élément fondamental d’une défense pleine et entière, mais que ce droit n’est pas illimité (motifs des juges Côté et Rowe, par. 183). Nous nous entendons également pour dire que la disposition réparatrice ne peut s’appliquer que rarement dans les cas où le contre-interrogatoire a été indûment restreint (par. 170; R.V., par. 86). Nous divergeons toutefois d’opinion quant à la question de savoir si la présente espèce constitue l’un de ces rares cas où l’erreur était inoffensive et où la disposition réparatrice peut s’appliquer. Selon moi, pour les motifs que j’ai exposés aux par. 69‑75, c’est bel et bien le cas.