R. c. Brassington, 2018 CSC 37

La demande de type McClure est un processus en deux étapes

[35]                          La Cour a récemment résumé la règle dans l’arrêt R. c. Durham Regional Crime Stoppers Inc., 2017 CSC 45 (CanLII), [2017] 2 R.C.S. 157, où le juge Moldaver s’est exprimé ainsi :

                        Le privilège relatif aux indicateurs de police est un principe de common law qui existe depuis longtemps et qui revêt une importance capitale dans notre système de justice pénale. Les indicateurs de police jouent un rôle essentiel en matière de lutte contre les infractions, parce qu’ils fournissent à la police des informations qu’il serait autrement pour elle difficile, voire impossible, à obtenir. En protégeant l’identité des personnes qui communiquent des informations à la police — et en encourageant d’autres à en faire autant —, le privilège relatif aux indicateurs de police s’avère d’une grande utilité pour les policiers dans le cadre de leurs enquêtes criminelles et de leur mission de protection du public. Sous réserve de l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé, le privilège crée une interdiction absolue de révéler l’identité de l’indicateur, et tant la police que le ministère public et les tribunaux sont tenus de le respecter. [par. 1]

[36]                          Le critère permettant de lever le privilège de l’indicateur — soit celui de la « démonstration de l’innocence de l’accusé » ou de « l’innocence en jeu » — est en conséquence exigeant. Notre Cour a énoncé ce critère dans l’arrêt McClure. Le « privilège devrait être levé seulement si des questions fondamentales touchant la culpabilité ou l’innocence de l’accusé sont en cause ou s’il y a un risque véritable qu’une déclaration de culpabilité injustifiée soit prononcée » (McClure, par. 47). Les demandes de type McClure sont habituellement présentées une fois la preuve de la Couronne close, de sorte que les tribunaux ne considèrent la possibilité d’écarter le privilège de l’indicateur que dans les cas où cela est strictement nécessaire (R. c. Brown, 2002 CSC 32 (CanLII), [2002] 2 R.C.S. 185, par. 52). Le privilège de l’indicateur n’est pas assorti d’autres exceptions (Vancouver Sun, par. 28; R. c. Leipert, 1997 CanLII 367 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 281). Il « ne permet[. . .] pas que l’on évalue au cas par cas le maintien ou la portée du privilège en fonction des risques auxquels pourrait s’exposer l’indicateur » (Vancouver Sun, par. 19 et 22).

[37]                          Dans le cadre d’une demande de type McClure, l’accusé sollicite l’accès aux renseignements protégés par le privilège de l’indicateur, habituellement à l’issue d’un processus en deux étapes. En règle générale, la première étape se déroule en salle d’audience, en présence de l’accusé et de tous les avocats. À cette étape, à titre préliminaire, l’accusé doit établir que les renseignements protégés ne peuvent pas être obtenus ailleurs et que, compte tenu de la preuve de la Couronne, il n’y a aucune autre façon pour lui de soulever un doute raisonnable. À cette étape, l’accusé doit en outre présenter « des éléments de preuve permettant de conclure à l’existence d’une communication qui pourrait susciter un doute raisonnable quant à sa culpabilité » (Brown, par. 4).

[38]                          Si un tel fondement existe, le tribunal procède alors à la deuxième étape du processus. À ce stade, le juge du procès doit « examiner la communication afin de déterminer si elle suscitera probablement un doute raisonnable » (Brown, par. 4). Selon les circonstances de l’affaire, le juge du procès peut examiner les renseignements lui‑même ou avec l’aide du procureur de la Couronne ou d’un amicus, au besoin, lors d’une audience à huis clos (voir, de manière générale, Brown; Vancouver Sun, par. 45‑49).

Le droit ne permet pas de lever le privilège relatif aux indicateurs de police seulement sur la base d’une possibilité conjecturale que des renseignements susceptibles de disculper l’accusé puissent être révélés

[45]                          Plus récemment, dans Barros, la Cour a de nouveau examiné et rejeté l’argument selon lequel la défense — et plus particulièrement son mandataire, l’enquêteur — était liée par le privilège relatif aux indicateurs de police :

                    C’est à la police, au ministère public et aux tribunaux qu’il incombe de protéger et d’appliquer le privilège relatif aux indicateurs de police, mais aucune jurisprudence n’a été portée à notre attention où ce devoir aurait été étendu à l’accusé et à ses représentants [. . .] sauf dans le cas exceptionnel de la divulgation par inadvertance au procureur de la défense. . . [par. 37]

[46]                          Comme les avocats de la défense sont en dehors du cercle du privilège, les policiers ne sauraient prétendre que la divulgation des renseignements aux avocats de la défense ne fait courir qu’un faible risque à l’indicateur de police. Cela pourrait certainement être le cas, car le système de justice accorde, et ce, à juste titre, une très grande confiance aux avocats de la défense. Mais il s’agirait précisément du type de mise en balance « au cas par cas » des risques et avantages d’une telle mesure que notre Cour a jugée inadmissible dans Vancouver Sun. Dans tous les cas où le privilège relatif aux indicateurs de police s’applique, la divulgation des renseignements en dehors du cercle requiert la démonstration par l’accusé que son « innocence est en jeu ».

[47]                          Il n’y a aucune raison pour que cette conclusion cède devant l’argument des policiers selon lequel l’application du paradigme de « l’innocence en jeu » entraverait ce qu’ils appellent leur droit à des communications « illimitées » avec leurs avocats. En l’espèce, les policiers ne peuvent discuter d’aspects qui n’ont pas encore été jugés comme satisfaisant au critère de « l’innocence de l’accusé », critère qui, comme l’a affirmé de façon constante notre Cour, permet d’établir le juste équilibre entre le droit de présenter une défense pleine et entière et la nécessité de protéger les indicateurs anonymes (Vancouver Sun, par. 28; Leipert, par. 28). À mon avis, ajouter à l’analyse la prise en compte des limites concernant ce que l’accusé peut dire à son avocat ne modifie pas l’équilibre de façon appréciable. L’objet premier du droit des avocats et de leurs clients de communiquer librement dans le cadre d’une instance criminelle est de permettre à l’accusé et à l’avocat de discuter des aspects qui se rapportent à une défense pleine et entière. Dans ces circonstances, les « communications avocat‑client » n’ont pas de valeur intrinsèque indépendante au‑delà de leur rapport avec une défense pleine et entière. Comme c’est le cas pour toute autre personne qui se défend contre des accusations criminelles, s’il devient clair que les policiers risquent véritablement d’être reconnus coupables, et qu’il est nécessaire que les renseignements en question soient divulgués, les policiers peuvent présenter une demande de type McClure.

[48]                          De fait, les policiers invitent la Cour à créer une nouvelle exception au privilège relatif aux indicateurs de police, exception qui tirerait ses origines du secret professionnel de l’avocat. Soit dit en tout respect, j’estime qu’il faut décliner cette invitation, non seulement parce que la Cour a clairement indiqué qu’elle ne créerait pas de nouvelles exceptions particulières au privilège de l’indicateur, mais aussi parce que l’argument des policiers repose sur une compréhension erronée du droit au secret professionnel de l’avocat et de la manière dont celui‑ci interagit avec d’autres obligations juridiques (en l’espèce le privilège de l’indicateur). Le secret professionnel de l’avocat protège les communications de l’accusé avec son avocat contre la divulgation et l’obligation de production, sous réserve d’exceptions limitées et très étroites (Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7 (CanLII), [2015] 1 R.C.S. 401; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 209; Smith c. Jones, 1999 CanLII 674 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 455; Descôteaux c. Mierzwinski, 1982 CanLII 22 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 860). Toutefois, cela n’autorise pas le client à communiquer des renseignements par ailleurs protégés contre la divulgation s’ils sont susceptibles de permettre l’identification d’un indicateur anonyme. Autrement dit, bien que le secret professionnel de l’avocat constitue un bouclier presque impénétrable protégeant les communications avec les avocats, il ne saurait être utilisé comme une épée pour percer une brèche dans le privilège de l’indicateur.

[49]                          Les policiers font valoir qu’ils doivent être en mesure de discuter des renseignements en leur possession avec leurs avocats afin de déterminer s’ils devraient d’abord présenter une demande de type McClure. Mais notre Cour a refusé de permettre la divulgation de renseignements protégés uniquement à des fins exploratoires, en l’absence de démonstration de la « nécessité absolue » de la divulgation (voir, à titre d’exemple, Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), 2006 CSC 31 (CanLII), [2006] 2 R.C.S. 32, par. 21). Le droit ne permet pas de lever le privilège relatif aux indicateurs de police seulement sur la base d’une possibilité conjecturale que des renseignements susceptibles de disculper l’accusé puissent être révélés. Il ne permet pas non plus la divulgation de renseignements simplement parce qu’ils pourraient être utiles à la défense. Le critère demeure celui de « l’innocence en jeu ».

[50]                          Je ne suis pas non plus convaincue qu’il serait nécessaire que les policiers divulguent des renseignements protégés pour discuter de l’opportunité de présenter une demande de type McClure. Si un policier accusé estime que des éléments de preuve se rapportant à un indicateur anonyme établiraient son innocence, il pourrait simplement en informer son avocat sans révéler quelque renseignement susceptible de permettre l’identification de l’indicateur. Dans ce cas, une fois la preuve de la Couronne close, une demande de type McClure pourrait être instruite et le juge du procès déterminerait de quelle façon chaque étape de cette demande devrait se dérouler.

[51]                          Obliger les policiers à faire montre de prudence à l’égard des renseignements qu’ils divulguent à leurs avocats ne porte pas en soi atteinte aux droits que leur garantit la Constitution. Les policiers ont des responsabilités particulières en raison de la position de pouvoir et de confiance dans laquelle ils se trouvent, y compris l’obligation de protéger de façon stricte la confidentialité des renseignements visés par le privilège relatif aux indicateurs de police. Ni le droit au secret professionnel de l’avocat ni le droit à une défense pleine et entière ne libèrent les policiers de ces obligations. Et, inversement, assujettir les policiers à ces obligations n’a pas pour effet, dans les circonstances, de porter atteinte de façon appréciable à l’un ou l’autre de ces droits. On attend des policiers qu’ils connaissent leurs obligations et responsabilités, et qu’ils agissent en conséquence. Il est possible que le droit les oblige à faire montre de prudence à l’égard des renseignements qu’ils divulguent aux avocats qui les défendent, mais le fait d’empêcher les policiers de commettre une violation illégale de leur obligation d’assurer le maintien du privilège ne leur impose pas un lourd fardeau. Et, comme je l’ai expliqué plus tôt, le respect de cette obligation ne constitue pas un obstacle les empêchant de discuter de tout aspect véritablement nécessaire à la présentation d’une défense pleine et entière.

[52]                          Qui plus est, lorsque les obligations des policiers les empêchent de discuter de certaines questions avec leurs avocats, c’est uniquement parce qu’ils sont en possession de renseignements que tout autre accusé ne pourrait obtenir qu’après avoir établi que son « innocence est en jeu ». Lorsque des policiers sont accusés de crimes, ils sont en droit de s’attendre à être traités non moins équitablement que les autres accusés et à bénéficier de l’entière protection de la loi. Ce à quoi ils ne peuvent s’attendre, toutefois, c’est à être traités plus favorablement que les autres accusés. Aucune raison ne justifie d’avantager des policiers qui, du fait de leur position de confiance, disposent de renseignements qui leur ont été confiés à titre confidentiel. Ils détiennent ces renseignements strictement afin de faire respecter la loi, et ils ne peuvent les utiliser qu’à cette fin. Ce ne sont pas des renseignements qu’ils peuvent exploiter pour obtenir un avantage personnel sur le plan juridique.