R. c. Ouellet, 2025 QCCA 347

Le devoir de motiver les jugements constitue un rouage essentiel dans la mise en œuvre du principe de la publicité des débats judiciaires. Ce principe exprime l’importance de garantir que la justice soit rendue en audience publique, caractéristique essentielle d’une société démocratique.

[17]      Le devoir de motiver les jugements constitue un rouage essentiel dans la mise en œuvre du principe de la publicité des débats judiciaires. Ce principe exprime l’importance de garantir que la justice soit rendue en audience publique, caractéristique essentielle d’une société démocratique[8].

[18]      Dans l’arrêt Sheppard[9], le juge Binnie explique pourquoi la motivation constitue la substantifique moelle de la fonction judiciaire :

[15]      Les motifs de jugement constituent le principal mécanisme par lequel les juges rendent compte aux parties et à la population des décisions qu’ils prononcent. Les tribunaux disent souvent qu’il faut non seulement que justice soit rendue, mais qu’il soit manifeste qu’elle a été rendue, ce à quoi les critiques répondent qu’il est difficile de voir comment il pourrait être manifeste que justice a été rendue si les juges n’exposent pas les motifs de leurs actes. Les tribunaux de première instance, à qui il revient de tirer les conclusions de fait et les inférences essentielles, ne s’acquittent convenablement de leur obligation de rendre compte que si les motifs de leurs décisions sont transparents et accessibles au public et aux tribunaux d’appel.

[19]      En résumé, « [p]rononcer des décisions motivées fait partie intégrante du rôle du juge. Cette fonction est une composante de son obligation de rendre compte de la façon dont il s’acquitte de sa charge. Dans son sens le plus général, c’est en faveur du public qu’est établie l’obligation de motiver une décision »[10]. C’est dire que, si un jugement d’instance peut être succinct, il doit mettre adéquatement « en relief les difficultés relatives à la preuve » présentée[11].

Les exigences de motivation s’accroissent lorsque le jugement, quoique rendu oralement, comme en l’espèce, l’est après un certain délibéré.

[20]      Il est vrai que « le jugement oral rendu séance tenante n’est jamais aussi parfait que l’écrit »[12]. Comme l’indique la Cour dans l’arrêt LSJPA — 152[13] : « [l]es cours d’appel, assurément, savent que les jugements oraux, prononcés dans des circonstances que l’on connaît, sont parfois succincts et limités à l’essentiel. Les juges d’appel doivent donc lire entre les lignes, ne pas ignorer l’implicite, s’efforcer de reconnaître le sens sous-jacent des jugements de première instance, mais, cela dit, la spéculation ne fait pas partie de leurs fonctions. »

[21]      Toutefois, les exigences de motivation s’accroissent lorsque le jugement, quoique rendu oralement, comme en l’espèce, l’est après un certain délibéré. Dans l’arrêt Lessard[14], le juge Vauclair formule les observations qui suivent sur cette question :

[22]      En revanche, ces principes sont ici affaiblis pour deux motifs. Le premier, c’est que le jugement prononcé oralement a été rendu après environ un mois de délibéré. Sans prétendre que la cohésion d’une décision se mesure en fonction de la seule durée du délibéré, il me semble que l’exigence portant sur la qualité des motifs devrait augmenter proportionnellement. L’importance de la motivation dans le contexte du droit criminel est aujourd’hui indéniable : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869. Il n’est pas toujours possible de saisir le sens de motifs embrouillés, et c’est même parfois impossible. Une cour d’appel ne peut pas recourir à la spéculation pour les comprendre : R. c. Casavant, 2016 QCCA 1340. Inversement, il arrive que la lecture des motifs choque parce que les mots utilisés indiquent clairement des erreurs. En principe, il n’appartient pas à une cour d’appel de réécrire ou de modifier les mots utilisés.

[22]      L’indulgence dont est empreint le critère fonctionnel constitue la reconnaissance de la tâche exigeante qui incombe aux juges en ce qui a trait à la motivation[15]. Cela dit, ce critère ne signifie qu’il faille se satisfaire du dénominateur commun le plus bas, ce qui ne saurait répondre aux attentes légitimes de l’accusé, du poursuivant, des plaignants et de la société.

La longueur d’un jugement n’est pas un gage de sa qualité, mais la concision n’est pas toujours une vertu.

[23]      Comme le note le juge Binnie dans l’arrêt Sheppard, la jurisprudence antérieure à cet arrêt de la Cour suprême ne constituait pas « une invitation lancée aux juges de première instance à soustraire leurs décisions à l’examen en appel en révélant le moins possible les motifs de leur jugement »[16].

[24]      À l’instar de ce qui ressort des propos du juge LeBel dans l’arrêt R. c. Araujo, nul ne souhaite que les juges deviennent des émules de Marcel Proust et qu’ils rédigent des jugements qui rivalisent avec la longueur de son roman À la recherche du temps perdu[17].

[25]      La longueur d’un jugement n’est pas un gage de sa qualité, mais la concision n’est pas toujours une vertu.

[26]      Il existe un seuil minimal. Dans certains dossiers, le juge du procès doit résumer sommairement la preuve[18] et évaluer s’il existe ou non des contradictions à l’égard des faits importants qui concernent les questions en litige au cœur du dossier. Cette exigence s’impose d’emblée « lorsque les facteurs en faveur ou en défaveur de la crédibilité [ne] ressortent [pas] clairement du dossier »[19].

[27]      Ainsi, il s’avérera parfois nécessaire que les motifs soient plus complets, comme l’explique la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R.E.M. :

[44]      Le niveau de détails requis peut varier selon les circonstances. Des motifs moins détaillés peuvent être suffisants lorsque le fondement de la décision du juge ressort du dossier, même sans être exprimé. Des motifs plus détaillés peuvent être nécessaires lorsque le juge du procès est appelé à « se prononcer sur des principes de droit qui posent problème et ne sont pas encore bien établis, ou démêler des éléments de preuve embrouillés et contradictoires sur une question clé » : Sheppard, par. 55, point 6.[20]

[28]      La motivation des jugements fournit l’assurance « non seulement [de] l’existence, mais [de] l’apparence d’un processus décisionnel juste »[21]. L’équité du processus judiciaire doit être considérée du point de vue de l’accusé, du poursuivant, des plaignants et du public[22]. Les accrocs au devoir de motivation entraînent des conséquences pour toutes les parties, car cela peut exiger la tenue d’un nouveau procès qui aurait pu être évité si les motifs avaient été suffisants.

[29]      Comme le rappelle l’arrêt G.F.[23], l’essentiel réside dans la capacité de comprendre pourquoi le juge a conclu comme il l’a fait :

[71]      Les motifs doivent être suffisants autant sur le plan factuel que sur le plan juridique. Sur le plan des faits, les motifs doivent permettre de comprendre ce que le juge du procès a décidé et pourquoi : Sheppard, par. 55. Il s’agit habituellement d’un critère très peu exigeant, particulièrement compte tenu de la possibilité d’examiner le dossier. Même si le juge du procès s’est mal exprimé, la cour d’appel qui comprend le « résultat » et le « pourquoi » à partir du dossier peut expliquer le fondement factuel de la conclusion à la partie lésée : par. 52. Il est très rare que ni la partie lésée ni la cour d’appel ne pourra comprendre le fondement factuel des conclusions du juge du procès : par. 50 et 52.

[Le soulignement est ajouté]

[30]      Les motifs doivent donc permettre à une cour d’appel de déterminer si une erreur a été commise à la lumière du dossier, des questions en litige et des observations des parties :

[74]      Pour que les motifs puissent être considérés comme suffisants en droit, il faut que la partie lésée soit capable d’exercer valablement son droit d’appel : Sheppard, par. 64‑66. Les avocats doivent être capables de déterminer la viabilité d’un appel et les juridictions d’appel doivent être capables d’établir si une erreur s’est produite : par. 46 et 55. La suffisance en droit est étroitement liée au contexte et doit être appréciée à la lumière des questions en litige au procès. Le juge du procès n’a aucune obligation d’expliquer les éléments du droit criminel qui ne sont pas contestés dans l’affaire dont il est saisi. Il en est ainsi en raison de la présomption d’application correcte, soit celle portant que « [le juge du procès] comprend les principes fondamentaux du droit criminel en cause dans le procès » : R.E.M., par. 45. Comme il est indiqué dans l’arrêt R. c. Burns, 1994 CanLII 127 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 656, p. 664, « [l]es juges du procès sont censés connaître le droit qu’ils appliquent tous les jours » : voir aussi Sheppard, par. 54. Il faut garder cette présomption à l’esprit lors de l’interprétation fonctionnelle et contextuelle. Les juges présidant des procès sont occupés. Ils n’ont pas à faire la démonstration de leur connaissance des principes fondamentaux du droit criminel.

[75]      Inversement, la suffisance en droit peut exiger plus lorsque le juge du procès est appelé à trancher un point de droit controversé. En pareil cas, des motifs superficiels pourraient cacher des erreurs de droit potentielles et empêcher une cour d’appel de suivre le raisonnement du juge du procès : Sheppard, par. 40, citant R. c. McMaster, 1996 CanLII 234 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 740, par. 25‑27. Bien que le juge du procès ne soit pas tenu de fournir des cartes détaillées pour les voies bien tracées, il doit donner davantage d’explications lorsqu’il s’aventure hors des sentiers battus. Toutefois, si le fondement juridique de la décision peut néanmoins être dégagé du dossier, dans le contexte des questions en litige au procès, les motifs seront considérés comme suffisants en droit.[24]

[Les soulignements sont ajoutés]

L’insuffisance des motifs [ne] crée [pas] un droit d’appel distinct et [ne] confère [pas] en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel.

[31]      Cela dit, « l’insuffisance des motifs [ne] crée [pas] un droit d’appel distinct et [ne] confère [pas] en soi le droit à l’intervention d’une cour d’appel »[25]. Il va de soi que « chaque omission ou lacune dans l’exposé des motifs ne constituera pas nécessairement un moyen d’appel »[26], car le juge peut en avoir « dit assez dans ses motifs pour démontrer qu’il avait bien saisi les questions [en litige] »[27].

[32]      Puisqu’il s’agit en l’espèce d’un appel interjeté par le poursuivant à l’encontre d’un acquittement, il convient de souligner l’importance fondamentale de la présomption d’innocence en raison de son incidence sur le devoir de motivation. On trouve un excellent résumé dans l’arrêt Kruk[28] :

[61]      La présomption d’innocence restreint également la façon dont la crédibilité est appréciée dans les cas où les témoins de la défense et ceux de la Couronne présentent des témoignages contradictoires. L’analyse des témoignages ne doit jamais être traitée comme un concours de crédibilité, et le juge des faits n’a pas à accepter la preuve de la défense ou sa version des faits pour prononcer un acquittement (R. c. Van, 2009 CSC 22, [2009] 1 R.C.S. 716, par. 23R. c. W. (D.), 1991 CanLII 93 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 742, p. 757). L’accusé n’a jamais le fardeau d’établir sa propre innocence, et il incombe toujours à la Couronne de prouver chaque élément essentiel de l’infraction (R. c. J.H.S., 2008 CSC 30, [2008] 2 R.C.S. 152, par. 13).

[62]        Le doute raisonnable s’applique aux appréciations de la crédibilité de sorte que si la preuve produite par la Couronne n’atteint pas le niveau requis pour l’obtention d’une déclaration de culpabilité, l’accusé ne peut être reconnu coupable du seul fait qu’on ne le croit pas (voir W. (D.)). Certains éléments de l’ensemble de la preuve peuvent soulever un doute raisonnable, même si on n’ajoute pas foi à une grande partie — ou à la totalité — du témoignage de l’accusé. Tout aspect de la preuve retenue, ou l’absence de preuve, peut fonder un doute raisonnable. De plus, lorsque le juge des faits ne sait pas s’il doit ajouter foi au témoignage de l’accusé, ou ne sait pas qui croire, l’accusé a droit à l’acquittement (J.H.S., par. 9‑13R. c. H. (C.W.) (1991), 1991 CanLII 3956 (BC CA), 68 C.C.C. (3d) 146 (C.A. C.‑B.); R. c. S. (W.D.), 1994 CanLII 76 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 521, p. 533; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 19). Enfin, lorsque la Couronne s’appuie sur des éléments de preuve circonstancielle pour établir la culpabilité, le juge des faits ne peut déclarer l’accusé coupable que si la culpabilité est la seule inférence raisonnable pouvant être tirée de la preuve (R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, par. 30).

[33]      De plus, il importe de se remémorer la mise en garde formulée par le juge Binnie dans l’arrêt Walker[29], à savoir que les lacunes entourant la motivation d’un acquittement ne doivent pas entraîner la création d’un motif d’acquittement déraisonnable :

[2]           Soit dit en tout respect, si l’obligation qui incombe au juge du procès de motiver sa décision s’applique généralement autant aux acquittements qu’aux condamnations, la teneur des motifs nécessaires pour donner plein effet au droit d’appel est dictée par les différentes questions auxquelles doivent répondre les motifs lors d’un acquittement (peut‑être en vue d’établir rien de plus que le fondement d’un doute raisonnable) et lors d’une condamnation (les conclusions de faits indiquant le raisonnement suivi pour conclure à la condamnation, expliquant pourquoi certains éléments de preuve importants sont retenus, rejetés ou ne parviennent pas à soulever un doute raisonnable). Il faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’« acquittement déraisonnable », verdict que le tribunal ne peut prononcer en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« C. cr. »). […]

[34]      Au sujet du droit limité du poursuivant d’interjeter appel d’un acquittement, le juge Binnie précise sa pensée en ces termes :

[21]      Le ministère public soutient en l’espèce que les lacunes apparentes des motifs du juge du procès compromettent l’exercice du droit d’appel que lui confère la loi. Or, cet argument doit être apprécié en fonction de son droit limité d’interjeter appel d’un acquittement (« une question de droit seulement » (al. 676(1)aC. cr.)) par opposition au droit d’appel général accordé par le législateur à l’accusé qui a été reconnu coupable. En particulier, le ministère public n’a aucun droit d’interjeter appel de ce qu’il estime être « acquittement déraisonnable » : R. c. Kent, 1994 CanLII 62 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 133; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345, et R. c. Biniaris, [2000] 1 R.C.S. 381, 2000 CSC 15, par. 33.

[22]        La différence majeure entre la position du ministère public et celle de l’accusé dans un procès criminel tient à ce que, bien sûr, l’accusé jouit de la présomption d’innocence. L’intervenant, le procureur général de l’Ontario, fait valoir que [TRADUCTION] « [l]e fait que l’accusé soit présumé innocent ne change absolument rien à l’obligation qu’a le juge d’appliquer correctement tous les principes juridiques applicables » (mémoire, par. 7). Cela est vrai, mais tandis que l’accusé ne peut être déclaré coupable que si la poursuite établit chacun des éléments factuels de l’infraction au‑delà de tout doute raisonnable, cette exigence ne s’applique pas à un acquittement qui, contrairement à une condamnation, peut reposer simplement sur l’absence de preuve. Le juge du procès peut juste conclure qu’un ou plusieurs des éléments de l’infraction n’ont « pas été établis » selon la norme criminelle. Cette différence ne dispense pas le juge du procès de motiver l’acquittement de façon intelligible, mais elle est nécessairement pertinente pour déterminer si les motifs sont lacunaires au point d’empêcher un examen valable en appel.

[Le soulignement est ajouté]

[35]      Pour conclure sur l’approche qui doit être suivie lorsque le poursuivant soulève la motivation insuffisante du jugement d’instance, je crois utile de renvoyer à la synthèse de ces principes que propose la juge en chef adjointe Fairburn de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Aiken[30] :

[43]      While the duty to give reasons applies generally to both reasons for convictions and reasons for acquittals, particular caution must be exercised in relation to this ground of appeal when it is raised in the context of an appeal from acquittals: Walker, at para. 2. As noted in Walker, at para. 2, “the content of the reasons necessary to give full effect to the right of appeal is governed by the different issues to which the reasons are directed on an acquittal . . . and a conviction” (emphasis in original).

[44]      The difference between these situations lies in the fact that while a conviction requires satisfaction of proof beyond a reasonable doubt of every element of the offence, an acquittal can simply rest on the absence of proof: Walker, at para. 22. While this difference does not excuse a “failure to provide intelligible reasons for an acquittal”, it does inform an “assessment of whether the reasons are so deficient as to preclude effective appellate review”: Walker, at para. 22. The different approach to the adequacy of reasons for an acquittal guards against Crown appeals that are nothing more than claims of an “unreasonable acquittal” under the guise of claims of inadequacy of reasons: Walker, at paras. 2, 21.

[45]      In my view, it cannot be said that the appellant in this case is really complaining about an unreasonable acquittal or the simple rejection of a Crown theory that was advanced at trial. To the contrary, for the reasons that follow, I find that the appellant is really raising a concern over the fact that the reasons disclose no “intelligible basis for the verdict[s]” of acquittal: R. v. M. (R.E.), [2008] 3 S.C.R. 3, [2008] S.C.J. No. 52, 2008 SCC 51, at para. 53; Sheppard, at para. 28; R. v. S. (D.E.), [2018] O.J. No. 6632, 2018 ONCA 1046, at para. 13.

[36]      Bien entendu, il importe d’éviter « l’élargissement des appels de la Couronne au‑delà du champ d’application de l’art. 676 »[31]. Je réitère que « [l]e juge du procès n’est pas tenu à une quelconque norme abstraite de perfection »[32]et qu’une cour d’appel « n’est pas habilitée à intervenir simplement parce qu’elle estime que le juge du procès s’est mal exprimé »[33].

La pratique qui « consiste à formuler dans un acte d’accusation un seul chef à l’égard de multiples incidents distincts crée le risque que l’accusé soit déclaré coupable sans l’accord unanime des jurés à l’égard de l’un des incidents sous-jacents.

[47]      Même si l’article 581 du Code criminel prévoit que chaque chef dans un acte d’accusation s’applique en général à une seule affaire, il est fréquent que la preuve présentée porte sur plusieurs événements distincts, et ce, à l’intérieur d’un même chef d’accusation[40]. C’est le cas en l’espèce puisque le poursuivant a présenté une preuve à l’égard de trois événements distincts.

[48]      Comme l’explique la Cour suprême dans l’arrêt M.R.H., la pratique qui « consiste à formuler dans un acte d’accusation un seul chef à l’égard de multiples incidents distincts crée le risque que l’accusé soit déclaré coupable sans l’accord unanime des jurés à l’égard de l’un des incidents sous-jacents »[41]. Ce risque ne s’est pas manifesté dans le présent dossier.

)n ne peut invoquer l’absence de preuve comme erreur de droit pour contester un acquittement qui se fonde sur un doute raisonnable. En revanche, l’absence de preuve peut être une erreur de droit dans les cas où il existe un renversement du fardeau qui fait reposer sur l’accusé la démonstration d’un fait et que l’accusé n’établit pas ce fait.

[72]      Cela dit, mon collègue exprime l’opinion que le juge du procès n’a pas commis d’erreur de droit, car le poursuivant donne une portée trop large à l’arrêt J.M.H.[48] qui doit être compris à la lumière des observations du juge Lamer dans l’arrêt Schuldt[49]. Avec égards, je ne peux partager cette interprétation.

[73]      Dans l’arrêt J.M.H., le juge Cromwell fait état de quatre situations où les lacunes dont souffrirait l’appréciation de la preuve par le juge du procès constituent une erreur de droit et donnent ouverture, pour cette raison, à la révision d’un acquittement par une cour d’appel. Dans le récent arrêt Hodgson[50], on trouve le résumé fort utile qui suit :

[35]        Dans l’arrêt J.M.H., la Cour a fait état de quatre situations non exhaustives de ce type :

      1. Une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve. Par contre, pour l’application de cette règle, la conclusion que le juge des faits entretient un doute raisonnable n’est pas une conclusion de fait.
      2. L’effet juridique des conclusions de fait ou des faits incontestés.
      3. Une appréciation de la preuve fondée sur un mauvais principe juridique.
      4. L’omission de tenir compte de toute la preuve qui se rapporte à la question ultime de la culpabilité ou de l’innocence.

[74]      Le présent pourvoi concerne la première de ces situations, soit celle où une conclusion de fait n’est appuyée par aucun élément de preuve. Dans l’arrêt J.M.H., le juge Cromwell élabore la portée de cette erreur de droit :

[25]      Il est reconnu depuis longtemps qu’une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit : Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592, p. 604. Il ne découle toutefois pas de ce principe qu’un acquittement peut être annulé parce qu’il n’est pas appuyé par la preuve. En l’absence de quelque fait ou élément à l’égard duquel le fardeau de preuve incombe à l’accusé, un acquittement est non pas une conclusion de fait, mais une conclusion qu’il n’a pas été satisfait à la norme de persuasion hors de tout doute raisonnable. Qui plus est, comme l’a souligné la Cour dans R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320, au par. 39, un doute raisonnable doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve. Le juge en avise à juste titre les jurés et leur dit qu’ils peuvent accepter une partie ou l’ensemble de la déposition d’un témoin ou la rejeter entièrement : Lifchus, par. 30 et 36; Conseil canadien de la magistrature, Modèles de directives au jury, partie III, Directives finales, 9.4 Évaluation de la preuve (en ligne).

[26]        La règle selon laquelle une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit ne s’applique généralement pas à l’acquittement fondé sur un doute raisonnable. Comme l’a dit le juge Binnie au par. 22 de l’arrêt R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245 :

La différence majeure entre la position du ministère public et celle de l’accusé dans un procès criminel tient à ce que, bien sûr, l’accusé jouit de la présomption d’innocence. [. . .] [T]andis que l’accusé ne peut être déclaré coupable que si la poursuite établit chacun des éléments factuels de l’infraction au‑delà de tout doute raisonnable, cette exigence ne s’applique pas à un acquittement qui, contrairement à une condamnation, peut reposer simplement sur l’absence de preuve. [Italiques omis.]

[27]        Notre Cour l’a dit très clairement dans R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 33 : « . . . la notion d’“acquittement déraisonnable” est incompatible, en droit, avec la présomption d’innocence et l’obligation qu’a la poursuite de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable. »

[75]      J’extrais de ces passages les principes suivants :

1) une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit;

2) en l’absence de quelque fait ou élément à l’égard duquel le fardeau de preuve incombe à l’accusé, un acquittement est non pas une conclusion de fait, mais une conclusion qu’il n’a pas été satisfait à la norme de persuasion hors de tout doute raisonnable;

3) un doute raisonnable doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve;

4) la règle selon laquelle une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit ne s’applique généralement pas à l’acquittement fondé sur un doute raisonnable;

5) la notion d’« acquittement déraisonnable » est incompatible, en droit, avec la présomption d’innocence et l’obligation qu’a la poursuite de présenter une preuve hors de tout doute raisonnable.

[76]      Dans le présent dossier, la conclusion de fait du juge selon laquelle la plaignante a invité l’intimé à la rejoindre dans le lit n’est appuyée par aucun élément de preuve. Cette détermination, incontournable, met fin à toute analyse et il n’est pas possible de la qualifier ou de la nuancer de quelque manière que ce soit en soutenant qu’il s’agit d’une mauvaise interprétation de la preuve ou d’une méprise quant à celle-ci.

[77]      Je ne peux souscrire à l’idée que selon les arrêts J.M.H. et Schuldt une conclusion de fait ne trouvant aucun appui dans la preuve ne constitue une erreur de droit que lorsque le fardeau de preuve reposait sur l’accusé. Dans l’arrêt Schuldt, la Cour d’appel du Manitoba avait infirmé l’acquittement prononcé en première instance, car elle était d’avis que « le doute raisonnable doit reposer sur des faits et, en l’espèce, ce fondement n’existe tout simplement pas »[51]. Or, comme on le sait, et j’y reviendrai, le doute raisonnable peut reposer sur l’absence de preuve.

[78]      Cela dit, comment interpréter le passage que je souligne dans l’opinion du juge Lamer :

Avec les plus grands égards pour les tenants du point de vue contraire, je me vois donc dans l’impossibilité de conclure, comme l’a fait le juge Martland, que sa façon de trancher les pourvois dans les affaires Lemire et Wild est appuyée par l’arrêt Belyea. Je suis toutefois d’accord avec lui pour dire qu’une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit. Cela dit, je m’empresse d’ajouter que, dans le cas d’un acquittement, cela ne se produira que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné.[52]

[Le soulignement est ajouté]

[79]      À mon avis, les arrêts B.(G.) et J.M.H. permettent de trouver l’interprétation qui doit être adoptée. Dans l’arrêt B.(G.), la juge Wilson écrit ce qui suit :

Le juge Lamer a conclu que l’arrêt Wild était bien fondé parce que le juge du procès avait envisagé la possibilité qu’un des autres occupants ait été le conducteur de la voiture et, suivant ses conjectures, était arrivé à une conclusion qui, à son avis, pouvait ne pas être compatible avec la culpabilité. Le juge Lamer a confirmé que ce serait effectivement une erreur de droit. Toutefois, tout en souscrivant à l’opinion du juge Martland qu’une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucune preuve constitue une erreur de droit, il a ajouté que cela ne se produirait dans le cas d’un acquittement sur le fondement d’un doute raisonnable que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné. Le juge Lamer a ajouté aussi que la décision de la majorité dans l’arrêt Wild ne devrait pas être interprétée comme contraire à cette formulation du droit.

Dans l’arrêt Schuldt, l’accusé avait été inculpé d’avoir tenté de s’introduire par effraction dans une armurerie dans l’intention d’y commettre un acte criminel. L’accusé avait été acquitté à son procès car le juge du procès avait conclu qu’aucune preuve n’indiquait que l’accusé avait l’intention nécessaire. L’acquittement avait été annulé par la Cour d’appel du Manitoba à la majorité sur le fondement que la conclusion de fait du juge du procès n’était pas raisonnable mais fantaisiste et éloignée de la réalité de l’affaire. La Cour d’appel avait donc conclu qu’il n’y avait aucun fondement factuel susceptible d’appuyer un doute raisonnable et qu’il y avait donc erreur de droit. Se fondant sur les arrêts Sunbeam et Lampard, le juge Lamer a conclu que la Cour d’appel avait outrepassé sa compétence. Il a expliqué pour quelle raison à la p. 610:

En d’autres termes, en l’absence de transfert du fardeau de la preuve à l’accusé, il y a toujours quelque élément de preuve qui permet de tirer une conclusion de fait favorable à l’accusé et une telle conclusion, si elle est erronée, constitue une erreur de fait. Mais lorsqu’il y a eu transfert du fardeau de la preuve (comme pour la preuve de l’intention lorsqu’une personne est trouvée dans un endroit où elle s’est introduite par effraction), on peut dire qu’en l’absence d’éléments de preuve contraire, il n’y a aucune preuve pouvant justifier un doute raisonnable quant à l’intention de l’accusé et un appel de son acquittement soulève alors une question de droit seulement.

Il ressort clairement de cette jurisprudence que, à mon avis, la Cour d’appel ne pouvait pas infirmer l’acquittement parce qu’elle avait conclu qu’il n’était pas raisonnable et qu’il n’était pas appuyé par la preuve. Dans l’appel d’un acquittement, par opposition à l’appel d’une déclaration de culpabilité, un tribunal d’appel outrepasse sa compétence s’il tente d’évaluer de nouveau les faits pour déterminer si les conclusions du juge du procès étaient raisonnables. Toutefois, même si l’arrêt Schuldt avait pour effet de restreindre la notion de question de droit aux fins de l’appel d’un acquittement en vertu de l’al. 605(1)a), comme semble le dire la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. v. Dixon (1988), 1988 CanLII 2824 (BC CA), 26 B.C.L.R. (2d) 251, il ne l’a fait que pour les cas où la question soumise à la cour est de savoir quand, le cas échéant, une conclusion de fait devient une question de droit.[53]

[Les soulignements sont ajoutés]

[80]      Le principe formulé par le juge Lamer dans l’arrêt Schuldt prévoit que dans le cas d’un acquittement fondé sur un doute raisonnable, une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucune preuve ne constituera une erreur de droit que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné. Toutefois, ce cas de figure ne remet pas en question le principe général selon lequel une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit.

[81]      En d’autres termes, on ne peut invoquer l’absence de preuve comme erreur de droit pour contester un acquittement qui se fonde sur un doute raisonnable. En effet, l’absence de preuve peut toujours justifier un doute raisonnable[54]. En revanche, l’absence de preuve peut être une erreur de droit dans les cas où il existe un renversement du fardeau qui fait reposer sur l’accusé la démonstration d’un fait et que l’accusé n’établit pas ce fait[55].

[82]      L’absence de preuve qui explique un doute raisonnable est donc une circonstance qui se distingue de celle où l’accusé a le fardeau d’établir certains faits. Dans le premier cas, l’absence de preuve ne constitue pas une erreur de droit mais elle l’est évidemment dans le second. Le principe général énoncé dans l’arrêt J.M.H. demeure intact, une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit. Il s’agit du problème qui se pose dans le présent pourvoi.

[83]      D’autre part, on trouve d’autres passages de l’arrêt J.M.H. qui aident à bien définir la portée de l’arrêt Schuldt et rejettent l’idée selon laquelle l’évaluation de la preuve par le juge du procès peut constituer une erreur de droit donnant ouverture à un appel du poursuivant seulement dans les cas où il y a eu déplacement du fardeau de preuve vers l’accusé.

[84]      Le juge Cromwell confronte précisément cet argument dans l’arrêt J.M.H. :

[33]      Après avoir examiné quatre types de situations dans lesquelles un traitement prétendument inadéquat de la preuve peut constituer une erreur de droit seulement, je reviens aux observations de l’appelant. Selon lui, lorsque le ministère public interjette appel d’un acquittement et prétend qu’une faille dans l’appréciation de la preuve par le juge du procès constitue une erreur de droit, cette erreur n’est susceptible de révision que si quatre conditions sont réunies : a) une erreur de droit a été commise; b) la mauvaise interprétation de la preuve n’est pas en réalité un verdict déraisonnable ou une erreur judiciaire; c) le ministère public est à même de démontrer avec un degré de certitude élevé que l’erreur a influé sur le verdict; et d) il y a eu déplacement vers l’accusé d’un fardeau imposé par la loi. Pour les motifs exposés plus loin, je ne puis accepter cette observation.

[…]

[37]      Selon le quatrième argument de l’appelant, le traitement de la preuve par le juge du procès peut seulement constituer une erreur de droit donnant ouverture à un appel du ministère public s’il y a eu déplacement du fardeau de preuve. L’appelant fonde cette position sur des propos tenus par le juge Lamer dans Schuldt, à la p. 604 :

. . . une conclusion de fait qui n’est appuyée par aucun élément de preuve constitue une erreur de droit. Cela dit, je m’empresse d’ajouter que, dans le cas d’un acquittement, cela ne se produira que si la loi a transféré à l’accusé l’obligation de prouver un fait donné.

[38]        L’appelant prétend qu’il faut désormais considérer comme mal fondé l’arrêt de la Cour Wild.

[39]      Avec égards, je n’accepte aucune de ces observations. Comme je l’ai expliqué précédemment, l’arrêt Schuldt (et bien d’autres décisions) énonce le principe qu’un doute raisonnable n’a pas à reposer sur la preuve; le doute peut découler d’une absence de preuve ou du simple fait que la preuve ne parvient pas à convaincre le juge des faits hors de tout doute raisonnable, soit la norme à atteindre. La Cour a expliqué à deux reprises, dans Schuldtet B. (G.), le fondement sur lequel repose l’arrêt Wild. Ce n’est que lorsqu’un doute raisonnable est vicié par une erreur de droit que l’on peut réviser en appel un acquittement.

[Les soulignements sont ajoutés]

[85]      La conclusion du juge Cromwell me semble constituer une réponse complète à l’interprétation de l’arrêt Schuldtmise de l’avant par mon collègue. Je n’ai trouvé aucune décision d’une cour d’appel canadienne qui adopte l’exigence additionnelle qu’il propose[56].

[86]      Quant à la recherche de cohérence entre les droits d’appel de l’accusé et du poursuivant, elle n’est pas pertinente. En effet, « différentes considérations de principe s’appliquent » entre ces droits d’appel et « le processus criminel ne comporte aucun principe de parité en matière de droit d’appel »[57].