Canada (Procureur général) c. Power, 2024 CSC 26
L’interprétation de la Charte : Il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale, et non étroite, technique ou légaliste
[26] Il faut donner à la Charte une interprétation large et libérale, et non étroite, technique ou légaliste (Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156). Les dispositions de la Charte doivent recevoir « une interprétation large et téléologique et [être] situé[es] dans leurs contextes linguistique, philosophique et historique appropriés » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, 2014 CSC 32, [2014] 1 R.C.S. 704, par. 25).
[27] Une approche téléologique tient compte des principes constitutionnels. En effet, « la Constitution doit être interprétée de façon à discerner la structure de gouvernement qu’elle vise à mettre en œuvre. Les prémisses qui sous‑tendent le texte et la façon dont les dispositions constitutionnelles sont censées interagir les unes avec les autres doivent contribuer à notre interprétation et à notre compréhension du texte, ainsi qu’à son application » (Renvoi relatif à la réforme du Sénat, par. 26).
L’application de la Charte : Le par. 32(1) et l’art. 24 de la Charte, de même que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, consacrent le rôle de la cour de tenir le gouvernement responsable des violations de la Charte
[29] Aux termes du par. 32(1) de la Charte, celle‑ci s’applique au « Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement » et « à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature ».
[30] Manifestement, le Parlement fédéral et les législatures provinciales peuvent faire l’objet d’un examen fondé sur la Charte. Comme l’a expliqué notre Cour, le texte du par. 32(1) indique que « la Charte est essentiellement un instrument de contrôle des pouvoirs du gouvernement sur le particulier » (McKinney c. Université de Guelph, 1990 CanLII 60 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 229, p. 261). La Charte « vise à empêcher le gouvernement d’agir à l’encontre de ces droits et libertés » (Hunter, p. 156). Comme nous l’expliquerons davantage plus loin, le par. 32(1) et l’art. 24 de la Charte, de même que le par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, consacrent le rôle de la cour de tenir le gouvernement responsable des violations de la Charte(M. L. Pilkington, « Damages as a Remedy for Infringement of the Canadian Charter of Rights and Freedoms » (1984), 62 R. du B. can. 517, p. 535 et 552‑567).
Les réparations en cas de violations à la Charte : Accorder des réparations constitue la fonction la plus importante des tribunaux sous le régime de la Charte.
[31] La Charte garantit les droits et libertés de toute la population canadienne et prévoit des réparations en cas de violation. Accorder des réparations constitue la « fonction la plus importante [des tribunaux] sous le régime de la Charte » (Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170, p. 196).
[32] Il est bien reconnu que la nécessité d’une interprétation téléologique et généreuse de la Charte « vaut autant pour les réparations fondées sur la Charte que pour les droits qui y sont garantis » (Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 24). Les tribunaux ont l’obligation de déterminer la réparation constitutionnelle qu’ils jugent convenable en cas de violation de la Charte et de veiller à ce qu’elle soit proportionnée à la violation (Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 1999 CanLII 687 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 203, par. 46). Le présent pourvoi porte sur des déclarations d’inconstitutionnalité prononcées en application du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 et sur des dommages‑intérêts réclamés en vertu du par. 24(1) de la Charte.
[33] Le paragraphe 52(1) dispose que la « Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit ».
[34] Une déclaration d’invalidité prononcée en application du par. 52(1) est le « premier et le plus important [des] recours » lorsqu’il est question d’une loi inconstitutionnelle (Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, par. 1). Ce paragraphe établit la suprématie de la Constitution et confère aux tribunaux le pouvoir de déclarer une loi « inopérant[e] » en tout ou en partie. Cette réparation permet aux tribunaux de protéger les droits garantis par la Charte tout en respectant le rôle distinct que joue le législateur dans notre ordre constitutionnel (Schachter c. Canada, 1992 CanLII 74 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 679, p. 715; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, [2020] 3 R.C.S. 629, par. 84‑99).
[35] Le paragraphe 24(1) dispose que toute personne victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la Charte peut demander « la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ».
[36] Le paragraphe 24(1) prévoit une réparation « personnelle » ou « individuelle » en ce sens qu’elle est propre à la violation des droits du demandeur (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 33; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61). Il faut cependant se rappeler qu’il s’agit d’une « réparation de droit public tout à fait particulière » contre l’État qui ne devrait pas être assimilée aux réparations de droit privé (Ward, par. 22 et 31; Ravndahl c. Saskatchewan, 2009 CSC 7, [2009] 1 R.C.S. 181, par. 26‑27).
[37] Tout comme les autres dispositions de la Charte, le par. 24(1)doit faire l’objet d’une interprétation généreuse et téléologique (Doucet‑Boudreau, par. 24). Il doit être interprété d’une « manière [. . .] qui soit compatible avec la réalisation de son objet » et, plus généralement, il bénéficie de la règle d’interprétation législative selon laquelle les lois réparatrices reçoivent une interprétation « large et libérale » (R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575 (« Dunedin »), par. 18).
[38] Le paragraphe 24(1) confère aux tribunaux un vaste pouvoir discrétionnaire en matière de réparation. Notre Cour a déclaré que « le texte de cette disposition paraît accorder au tribunal le plus vaste pouvoir discrétionnaire possible aux fins d’élaboration des réparations applicables en cas de violations des droits garantis par la Charte » (Dunedin, par. 18), et qu’il « est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (Mills c. La Reine, 1986 CanLII 17 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 863, p. 965).
[39] Le large pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 24(1) et une interprétation téléologique des réparations se conjuguent pour donner un sens à l’idée que les droits garantis par la Charte ne sont efficaces que dans la mesure des réparations accordées en cas de violation de ceux-ci, sans plus. Ainsi, le par. 24(1) est « [la] pierre angulaire sur laquelle reposent les droits et libertés garantis par la Charte et [le] mécanisme essentiel à leur concrétisation et à leur protection » (Dunedin, par. 20).
[40] Dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, notre Cour a souligné qu’il faut laisser l’art. 24 évoluer en fonction des divers contextes dans lesquels les violations de la Charte sont commises, et il doit rester souple et adapté aux besoins en cause (par. 59). De façon générale, la Cour a expliqué que la réparation convenable et juste au sens du par. 24(1) : (1) permettra de défendre utilement les droits et libertés du demandeur; (2) fera appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle; (3) sera une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d’un tribunal; (4) sera équitable pour la partie visée par l’ordonnance (par. 55‑58).
Les dommages-intérêts à titre de réparation fondée sur le par. 24(1) de la Charte.
[41] Condamner l’État à verser des dommages‑intérêts pour avoir outrepassé les pouvoirs que lui confère la loi est reconnu depuis longtemps comme une exigence importante de la primauté du droit (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 11:1, citant Roncarelli c. Duplessis, 1959 CanLII 50 (SCC), [1959] R.C.S. 121; voir aussi W. H. Charles, Understanding Charter Damages : The Judicial Evolution of a Charter Remedy (2016)).
[42] Dans l’arrêt Ward, notre Cour a énoncé une analyse en quatre étapes pour déterminer si des dommages‑intérêts constituent une réparation convenable et juste :
1. Un droit garanti par la Charte a‑t‑il été violé?
2. Les dommages‑intérêts rempliraient‑ils au moins une des fonctions interreliées suivantes : l’indemnisation, la défense du droit en cause et la dissuasion contre toute nouvelle violation?
3. L’État a‑t‑il démontré que des facteurs faisant contrepoids l’emportent sur les considérations fonctionnelles favorables à l’octroi de dommages‑intérêts, de sorte que ces derniers ne seraient ni convenables ni justes?
4. Quel est le montant convenable des dommages‑intérêts?
Bien qu’il existe une présomption générale contre le fait de jumeler les réparations fondées sur les par. 24(1) et 52(1) (Schachter, p. 720; Mackin, par. 78‑81), aucune restriction catégorique ne l’empêche.
Pourvu que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte n’emporte pas duplication, il doit rester possible de combiner un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts dans les cas où un jugement déclaratoire ne répondrait pas aux besoins fonctionnels d’indemnisation, de défense du droit ou de véritable dissuasion contre toute nouvelle violation.
[45] Bien qu’il existe une présomption générale contre le fait de jumeler les réparations fondées sur les par. 24(1) et 52(1) (Schachter, p. 720; Mackin, par. 78‑81), aucune restriction catégorique ne l’empêche. Notre Cour a plutôt adopté une approche fonctionnelle et souple qui permet de jumeler des réparations et qui repose sur des principes et des considérations téléologiques (Ferguson, par. 53; G, par. 147; Roach, Constitutional Remedies, § 3:8‑3:18). Certes, l’existence d’un autre recours est une considération qui peut faire contrepoids (Ward, par. 33). Cependant, le souci que fait naître l’existence d’autres recours est d’éviter la duplication des réparations et une double indemnisation (par. 35; Brazeau c. Canada (Attorney General), 2020 ONCA 184, 149 O.R. (3d) 705, par. 43). Pourvu que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte n’emporte pas duplication, il doit rester possible de combiner un jugement déclaratoire et des dommages‑intérêts dans les cas où un jugement déclaratoire ne répondrait pas aux besoins fonctionnels d’indemnisation, de défense du droit ou de véritable dissuasion contre toute nouvelle violation (Albashir, par. 61‑67; Ward, par. 56; voir aussi P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 40:13). Dans certains cas, une déclaration d’invalidité à elle seule peut être insuffisante et peut même se révéler futile. La possibilité d’obtenir un jugement déclaratoire au titre du par. 52(1) ne saurait écarter de façon absolue l’action en dommages‑intérêts intentée en vertu du par. 24(1). Il en va de même pour la possibilité de faire contrôler judiciairement une décision prise en vertu de la loi invalide.
Les dommages‑intérêts peuvent contribuer au bon gouvernement en favorisant la conformité à la Constitution et en ayant un effet de dissuasion contre les violations de la Charte.
[46] Les préoccupations relatives au bon gouvernement, que le Canada invoque à l’appui de l’immunité absolue, constituent la deuxième considération pouvant faire contrepoids. Le Canada soutient que l’octroi de dommages‑intérêts en vertu de la Charte nuirait à la fonction législative du Parlement, ce qui compromettrait la capacité de l’État à gouverner efficacement. Bien que notre Cour ait conclu que les préoccupations relatives au bon gouvernement peuvent l’emporter sur l’octroi de dommages‑intérêts, nous avons également précisé qu’il ne suffit pas de simplement prétendre que l’octroi de dommages‑intérêts aura un effet paralysant sur le gouvernement pour faire échec au droit fonctionnel du demandeur à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte établi aux première et deuxième étapes de l’analyse en quatre étapes (Ward, par. 38). En effet, les dommages‑intérêts peuvent contribuer au bon gouvernement en favorisant la conformité à la Constitution et en ayant un effet de dissuasion contre les violations de la Charte. Le Canada soutient tout de même que les principes constitutionnels — sur lesquels reposent ces préoccupations relatives au bon gouvernement — exigent que les dommages‑intérêts fondés sur la Charte soient interdits de façon absolue pour l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
La séparation des pouvoirs permet à chaque branche de remplir son rôle institutionnel distinct mais complémentaire sans ingérence indue et crée un système de freins et de contrepoids au sein de notre démocratie constitutionnelle.
[48] Le Canada souligne à juste titre que la souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire sont des principes constitutionnels qui font en sorte que les représentants démocratiquement élus sont libres de légiférer et de demander à l’exécutif de rendre des comptes, et ce, sans ingérence indue d’une magistrature non élue. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 énonce que le Canada a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». La souveraineté parlementaire, la séparation des pouvoirs et le privilège parlementaire sont des caractéristiques fondamentales de la Constitution britannique (R. (on the application of Miller) c. Prime Minister, [2019] UKSC 41, [2019] 4 All E.R. 299). En conséquence, ils constituent également d’importants principes constitutionnels au Canada.
[49] Pour ce qui est de la souveraineté parlementaire, il existe de grandes différences entre le Royaume‑Uni et le Canada. Au Royaume‑Uni, [traduction] « les lois adoptées par la Couronne au Parlement sont la forme suprême de droit » (Miller, par. 41; voir aussi Renvoi relatif à la réglementation pancanadienne des valeurs mobilières, 2018 CSC 48, [2018] 3 R.C.S. 189, par. 54‑55). Au Canada, c’est la Constitution qui est la loi suprême : le législateur peut « adopter ou abroger une loi à son gré, dans les limites des pouvoirs que lui confère la Constitution » (Mikisew, par. 36 (nous soulignons)). Autrement dit, au Canada, il ne faut pas confondre le principe de la souveraineté parlementaire et la suprématie du Parlement (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 308‑309).
[50] La séparation des pouvoirs fait partie de l’architecture de base de notre ordre constitutionnel. Il s’agit d’un principe constitutionnel qui reconnaît que les trois branches du gouvernement ont des fonctions, des attributions institutionnelles et une expertise différentes et qu’elles doivent s’abstenir d’empiéter indûment les unes sur les autres (Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, 1985 CanLII 14 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 455, p. 469‑470; Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia, 2020 CSC 20, [2020] 2 R.C.S. 506, par. 65‑66). La séparation des pouvoirs permet à chaque branche de remplir son rôle institutionnel distinct mais complémentaire sans ingérence indue et crée un système de freins et de contrepoids au sein de notre démocratie constitutionnelle (Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 29).
[51] Le privilège parlementaire joue un rôle essentiel dans notre ordre démocratique et constitutionnel en permettant aux représentants des organes législatifs d’exercer leurs fonctions, qui consistent notamment à débattre vigoureusement des lois et à demander à l’exécutif de rendre des comptes (Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [2018] 2 R.C.S. 687, par. 1 et 20‑21; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), 1993 CanLII 153 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 319, p. 354).
[52] Notre Cour a défini le privilège parlementaire comme étant « la somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » (Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 29; voir aussi J. P. J. Maingot, Le privilège parlementaire au Canada (2e éd. 1997), p. 14‑16). Les tribunaux ne peuvent examiner une conduite relevant du privilège parlementaire, même pour s’assurer qu’elle respecte la Charte (New Brunswick Broadcasting, p. 384). Il faut donc scruter à la loupe la sphère d’activité pour laquelle un privilège est revendiqué, et elle ne bénéficiera d’une protection que si elle est étroitement et directement liée à l’acquittement par l’assemblée ou ses membres de leurs fonctions en tant qu’organe législatif et délibérant (Chagnon, par. 27; Vaid, par. 46).
Les principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme obligent les tribunaux à accorder des réparations utiles et efficaces en cas de violations de la Charte.
[53] Monsieur Power soutient qu’aucun des principes susmentionnés n’est absolu et qu’aucun d’entre eux ne commande l’immunité absolue. Ces principes doivent plutôt être conciliés avec le rôle des tribunaux en tant que gardiens de la Constitution, comme en témoignent les principes de la primauté du droit et du constitutionnalisme, lesquels obligent tous deux les tribunaux à accorder des réparations utiles et efficaces en cas de violations de la Charte(Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 72; Doucet‑Boudreau, par. 25).
[54] La primauté du droit est [traduction] « un des postulats fondamentaux de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli, p. 142) et est « nettement implicite de par la nature même d’une constitution » (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 750). Elle protège les « personnes [. . .] contre l’arbitraire de l’État » en établissant « la suprématie du droit sur les actes du gouvernement et des particuliers » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 70‑71).
[55] La Constitution est la loi suprême du Canada. Le principe du constitutionnalisme est clairement exprimé au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Ainsi, « dans une large mesure, l’adoption de la Charte avait fait passer le système canadien de gouvernement de la suprématie parlementaire à la suprématie constitutionnelle » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 72; voir aussi Terre‑Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, par. 105‑106; C. Mathen et P. Macklem, dir., Canadian Constitutional Law (6e éd. 2022), p. 16‑1 et 1275; L. E. Weinrib, « Of diligence and dice : Reconstituting Canada’s Constitution » (1992), 42 U.T.L.J. 207; K. Roach, « The Separation and Interconnection of Powers in Canada : The Role of Courts, the Executive and the Legislature in Crafting Constitutional Remedies » (2018), 5 J.I.C.L. 315).
[56] Ces principes « sont à la base de notre système de gouvernement » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 70). Ensemble, ils expliquent la fonction qu’ont les tribunaux « de veiller attentivement au respect des droits garantis par la Constitution et au maintien de la primauté du droit » (Doucet‑Boudreau, par. 110). Par conséquent, les tribunaux jouent un rôle fondamental en demandant aux branches exécutive et législative du gouvernement de rendre des comptes dans l’ordre constitutionnel canadien.
[57] Nous sommes d’accord avec M. Power pour dire qu’il faut respecter ces principes constitutionnels afin de déterminer jusqu’où peuvent aller les tribunaux pour accorder des réparations utiles en cas de violations de la Charte. Ensemble, ils permettent de trouver le juste équilibre qui sous‑tend l’étendue de l’immunité relativement à l’adoption d’une loi inconstitutionnelle.
Nos réparations constitutionnelles doivent refléter l’interdépendance des principes et parvenir à un équilibre entre l’autonomie gouvernementale et l’obligation de rendre des comptes.
[77] Nous partageons l’avis de M. Power. Le Canada n’a pas fourni de raison impérieuse d’infirmer un précédent de notre Cour. Par conséquent, nous n’infirmerions pas l’arrêt Mackin. L’immunité restreinte respecte les principes constitutionnels qui sous‑tendent l’autonomie et la responsabilité du législateur. Comme notre Cour l’a déjà déclaré, l’efficacité gouvernementale et le respect des droits constitutionnels sont tous deux de « grands piliers de notre démocratie » (Ernst, par. 25). Pour remplir sa fonction institutionnelle, la branche législative a besoin d’un espace indépendant pour que les représentants élus puissent s’acquitter de leurs fonctions parlementaires, débattre en toute liberté, décider quelles lois devraient s’appliquer et avoir toute la latitude voulue pour demander à la branche exécutive de l’État de rendre des comptes. L’immunité absolue contrecarrerait toutefois les principes qui exigent que le gouvernement respecte la Charte ainsi que le rôle des tribunaux dans l’application de ses garanties fondamentales.
[78] Comme l’a expliqué la juge McLachlin, plus tard juge en chef, dans l’arrêt Harvey c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 163 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 876, « [l]orsque surgissent des conflits apparents entre différents principes constitutionnels, il convient non pas de résoudre ces conflits en subordonnant un principe à l’autre, mais plutôt d’essayer de les concilier » (par. 69). Et comme le souligne M. Power, la jurisprudence de notre Cour démontre [traduction] « qu’il n’y a pas qu’un seul principe constitutionnel qui prédomine dans l’analyse relative aux réparations » (m.i., par. 76, citant G, par. 89‑99, R. c. Sullivan, 2022 CSC 19, par. 60, et Albashir, par. 34).
[79] Dans notre jurisprudence en droit constitutionnel, notre Cour n’a pas créé de hiérarchie des principes constitutionnels. Elle a cherché à donner de la souplesse et de la latitude à la quête du bon gouvernement et du respect des droits fondamentaux. Cela est d’autant plus important à une époque de transparence accrue et d’obligation croissante de rendre des comptes. Nos réparations constitutionnelles doivent refléter l’interdépendance des principes et parvenir à un équilibre entre l’autonomie gouvernementale et l’obligation de rendre des comptes.
Le privilège parlementaire et la séparation des pouvoirs commande une certaine immunité, mais non une immunité absolue. Une immunité restreinte permet de concilier l’importance du privilège parlementaire et la Charte en veillant à ce que le privilège n’ait pas une plus grande portée que ce qui est justifié pour assurer une démocratie constitutionnelle fonctionnelle.
[83] Tout comme le privilège parlementaire, dont il sera question plus loin, la séparation des pouvoirs commande une certaine immunité, mais non une immunité absolue. Ordonner au législateur de verser des dommages‑intérêts fondés sur la Charte lorsqu’il abuse gravement de son pouvoir législatif ne constitue pas une ingérence indue des tribunaux dans le processus législatif. Les dommages‑intérêts sont plutôt une réparation après le fait en cas de violation de la Charte. Dans la mesure où l’octroi de dommages‑intérêts fournit quelque ligne directrice que ce soit au législateur, il indique simplement que « l’État et ses représentants sont tenus d’exercer leurs pouvoirs de bonne foi et de respecter les règles de droit “établies et incontestables” qui définissent les droits constitutionnels des individus » (Mackin, par. 79). Selon le principe de la séparation des pouvoirs, il est essentiel que le législateur bénéficie d’une grande autonomie, mais ce principe nécessite également que le législateur rende des comptes par le biais du rôle des tribunaux.
…
[89] Une immunité restreinte permet de concilier l’importance du privilège parlementaire et la Charte en veillant à ce que le privilège n’ait pas une plus grande portée que ce qui est justifié pour assurer une démocratie constitutionnelle fonctionnelle. À cet égard, nous convenons que [traduction] « le privilège parlementaire, tout comme les institutions parlementaires elles‑mêmes, doit opérer au sein du cadre constitutionnel d’où sont issues ces [institutions parlementaires] et dont elles dépendent pour exercer légitimement leur autorité et leurs pouvoirs — et ne jamais le supplanter. Dans un pays respectueux de la primauté du droit, les tribunaux doivent continuer de maintenir la suprématie des normes constitutionnelles » (W. J. Newman, « Parliamentary Privilege, the Canadian Constitution and the Courts » (2008), 39 R.D. Ottawa 573, p. 609).
[90] Signalons en outre que notre Cour a indiqué clairement que les revendications de privilège ne devraient pas être jugées « d’un point de vue trop général » (Vaid, par. 51). Comme le fait valoir M. Power, [traduction] « [l]es questions concernant l’admissibilité des déclarations parlementaires ne peuvent être tranchées dans l’abstrait » (m.i., titre du par. 94). Une revendication de privilège doit être adaptée à ses circonstances.
Dans le contexte d’un litige de droit public, les tribunaux s’appuient couramment sur de nombreux types de documents législatifs. Par exemple, dans l’arrêt Brazeau, les juges Sharpe et Juriansz se sont appuyés sur des mémoires et des rapports gouvernementaux, des documents publics ainsi que des rapports dans le domaine des sciences sociales et des rapports d’expert pour examiner une action en dommages‑intérêts intentée en vertu du par. 24(1).
[91] Précisons toutefois que le privilège parlementaire peut empêcher les demandeurs de produire certains types d’éléments de preuve liés au processus législatif. Le privilège parlementaire peut limiter ainsi la capacité pratique du demandeur de satisfaire au seuil dans un cas donné. En effet, il se peut fort bien qu’un demandeur ne soit pas en mesure de produire quelque élément de preuve que ce soit. Toutefois, cette possibilité n’empêche pas qu’une telle cause d’action soit invoquée en principe. Bien qu’un demandeur ne puisse évidemment pas, par exemple, assigner des députés à comparaître pour établir le bien‑fondé d’une demande de dommages‑intérêts, il pourrait présenter d’autres éléments de preuve liés au processus parlementaire et pertinents quant à sa demande. Dans le contexte d’un litige de droit public, les tribunaux s’appuient couramment sur de nombreux types de documents législatifs. Par exemple, dans l’arrêt Brazeau, les juges Sharpe et Juriansz se sont appuyés sur des mémoires et des rapports gouvernementaux, des documents publics ainsi que des rapports dans le domaine des sciences sociales et des rapports d’expert pour examiner une action en dommages‑intérêts intentée en vertu du par. 24(1) (par. 74‑86). En conséquence, bien qu’il ne fasse aucun doute que les actes et les discours protégés par le privilège parlementaire sont à l’abri d’un examen fondé sur la Charte par le judiciaire (New Brunswick Broadcasting, p. 384), nous ne croyons pas que le privilège parlementaire écarte de par sa nature même toute possibilité d’obtenir des dommages‑intérêts fondés sur la Charte pour une loi inconstitutionnelle.
[92] Les tribunaux ne minent pas de façon irrégulière le privilège parlementaire lorsque, dans l’exercice d’une fonction judiciaire légitime, ils examinent la preuve et se prononcent sur une revendication de privilège dans le contexte d’une action en dommages‑intérêts. Ils examinent régulièrement ce genre de preuve, dont les débats parlementaires, pour déterminer le contexte et l’objet d’une loi dans le cadre d’une analyse fondée sur l’article premier (voir, p. ex., R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Morgentaler, 1993 CanLII 74 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 463, p. 484; R. c. Moriarity, 2015 CSC 55, [2015] 3 R.C.S. 485, par. 31; R. c. Sharma, 2022 CSC 39, par. 88‑90). De fait, notre Cour a examiné dans d’autres contextes si le législateur avait agi de bonne foi en adoptant une loi (voir, p. ex., Libman c. Québec (Procureur général), 1997 CanLII 326 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 569, par. 63; Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, par. 3 et 38), ou si l’État était effectivement au courant des effets inconstitutionnels d’une loi ou en avait connaissance par interprétation (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 17, par. 114). Certes, l’objectif de l’examen peut être différent pour une action en dommages‑intérêts intentée en vertu de la Charte. Toutefois, il appert de ces exemples que les tribunaux peuvent procéder à l’examen de la nature d’une loi et du but poursuivi par le Parlement lors de son adoption sans violer le privilège parlementaire.
Une immunité absolue ne tient pas compte des principes reconnus dans la jurisprudence de notre Cour en matière de réparations constitutionnelles. Elle laisse peu de place aux principes qui sous‑tendent l’obligation du législateur de rendre des comptes, notamment l’interprétation large et téléologique des droits et des dispositions réparatrices contenus dans la Charte ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit. Tous ces principes militent contre une immunité absolue.
[93] Quatrièmement, une immunité absolue ne tient pas compte des principes reconnus dans la jurisprudence de notre Cour en matière de réparations constitutionnelles. Elle laisse peu de place aux principes qui sous‑tendent l’obligation du législateur de rendre des comptes, notamment l’interprétation large et téléologique des droits et des dispositions réparatrices contenus dans la Charte ainsi que le constitutionnalisme et la primauté du droit. Tous ces principes militent contre une immunité absolue. À cet égard, nous sommes d’accord avec M. Power, qui soutient qu’une [traduction] « immunité absolue est [. . .] incompatible avec le pouvoir discrétionnaire de réparation des tribunaux — “un élément fondamental de la Charte” — et avec l’idée “qu’un tribunal doit jouir d’une certaine latitude pour déterminer la réparation qu’il estime convenable conformément à la loi” » (m.i., par. 81, citant G, par. 101 et 146).
La Charte oblige les tribunaux à faire respecter les droits constitutionnels. Les faire respecter veut dire veiller à ce que la réparation accordée soit proportionnée à l’atteinte.
[94] Comme nous l’avons déjà mentionné, la Charte a effectué une [traduction] « transformation révolutionnaire du régime politique canadien » sous lequel les tribunaux « devaient rendre tout le système juridique conforme à une nouvelle structure complexe de protection des droits » (L. E. Weinrib, « Canada’s Charter of Rights : Paradigm Lost? » (2002), 6 R. études const.119, p. 120). Même avant la Charte, le rôle que joue le tribunal en exigeant des comptes du législateur a été reconnu comme faisant partie du tissu de l’ordre constitutionnel canadien. Tel que l’a expliqué le juge Dickson (plus tard juge en chef) dans l’arrêt Amax Potash Ltd. c. Gouvernement de la Saskatchewan, 1976 CanLII 15 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 576, p. 590 :
On dit qu’un État est souverain et qu’il n’appartient pas aux tribunaux de juger de la raison d’être ni de la sagesse de la volonté expresse du législateur. En tant que déclaration de principe, c’est indubitablement exact, mais dans un État fédéral, le principe général doit céder devant les exigences de la constitution qui définit les limites de la souveraineté et de la suprématie. Les tribunaux ne mettront pas en doute la sagesse des textes législatifs qui, aux termes de la Constitution canadienne, relèvent de la compétence des législatures, mais une des hautes fonctions de cette Cour est de s’assurer que les législatures n’outrepassent pas les limites de leur mandat constitutionnel et n’exercent pas illégalement certains pouvoirs. [Nous soulignons.]
(Voir aussi Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, p. 745.)
[95] La Charte exige que le pouvoir législatif soit limité par les droits constitutionnels. La Constitution oblige les tribunaux à tenir le gouvernement responsable lorsqu’il viole de tels droits, notamment en accordant des réparations utiles dans de tels cas. Une immunité absolue minerait l’objet et le texte du par. 24(1), lequel demande aux tribunaux de tenir compte du contexte particulier d’une violation donnée pour déterminer si une réparation est convenable et juste. La Charte oblige les tribunaux à faire respecter les droits constitutionnels. Les faire respecter veut dire veiller à ce que la réparation accordée soit proportionnée à l’atteinte (Corbiere, par. 46). Ainsi, la séparation des pouvoirs protège également l’indépendance des tribunaux dans l’exécution des obligations que leur impose la Constitution : « Le maintien de l’ordre normatif du système juridique canadien ne command[e] rien de moins » (Doucet‑Boudreau, par. 109).
[96] Une immunité absolue protégerait le gouvernement contre toute action en dommages‑intérêts relativement à toute loi inconstitutionnelle, si flagrante soit‑elle. Nous souscrivons à l’affirmation de M. Power selon laquelle une immunité absolue permet à un ensemble restreint d’intérêts constitutionnels de prévaloir dans l’analyse (m.i., par. 81).
La défense de l’efficacité gouvernementale l’emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir.
[103] Néanmoins, une évaluation objective de l’inconstitutionnalité de la loi peut aider à déterminer si le seuil est atteint, pourvu que la norme reste élevée. En effet, tout comme la négligence, l’expression « clairement fautif » employée dans l’arrêt Mackin témoigne d’une telle norme objective. Plusieurs intervenants ont privilégié un seuil qui est axé sur un examen objectif de la loi et dont le fondement est l’élément « clairement fautif » du seuil. D’autres intervenants signalent que la notion du « caractère fautif » a créé une certaine confusion. Nous précisons qu’il vaut mieux considérer l’analyse comme s’attachant à la question de savoir si la loi est « clairement inconstitutionnelle », ce qui amène le juge à examiner objectivement la loi elle‑même, plus particulièrement la nature et la portée de son invalidité constitutionnelle. Cette évaluation objective repose sur la présomption selon laquelle le législateur connaît et respecte les droits fondamentaux garantis par la Charte.
[104] Cependant, nous rejetons toutes les formulations proposées par les intervenants qui établissent un seuil si élevé qu’il met le gouvernement à l’abri de toute responsabilité à l’égard de violations constitutionnelles inédites, mais graves. Par conséquent, le seuil est atteint dans les cas où la loi était [traduction] « clairement inconstitutionnelle » en ce sens qu’au moment de son adoption, elle violait clairement des droits garantis par la Charte(M. L. Pilkington, « Monetary Redress for Charter Infringement », dans R. J. Sharpe, dir., Charter Litigation (1987), 307, p. 319‑320, cité avec approbation dans Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347, par. 15; R. J. Sharpe et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (7e éd. 2021), p. 511). De telles violations graves ou manifestes des droits garantis par la Charte sont clairement fautives. Nous ne sommes pas d’avis d’arrêter un critère aussi exigeant que celui proposé par le juge Jamal dans sa formulation du seuil « clairement inconstitutionnel ».
[105] Une conclusion d’inconstitutionnalité claire impliquera habituellement que l’État savait que la loi était clairement inconstitutionnelle ou qu’il a fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité. Comme l’ont utilement expliqué les juges Sharpe and Juriansz dans l’arrêt Brazeau, lorsque la loi est clairement inconstitutionnelle, il se peut que l’État ait fait preuve d’une [traduction] « “insouciance manifeste” à l’égard des droits garantis par la Charte » en « agissant alors qu’il connaissait l’existence d’un risque de violation de la Charte ou en omettant délibérément de vérifier la probabilité qu’il y ait atteinte à la Chartealors qu’il savait qu’il avait une bonne raison de le faire » (par. 87, citant Ward, par. 43).
[106] Si la norme dite « clairement inconstitutionnelle » permet vraisemblablement de régler, dans la plupart des cas, la question de savoir si l’immunité restreinte s’applique, dans d’autres situations rares, les juges pourraient être obligés de se demander s’il existe des éléments de preuve démontrant que l’État a agi de mauvaise foi ou qu’il a abusé de son pouvoir en adoptant la loi invalide. Les principes du constitutionnalisme et de la légalité exigent que le seuil permette l’exercice d’un recours utile en cas de violation des droits constitutionnels impliquant une telle faute intentionnelle de la part de l’État.
[107] Nous ne tenterions pas de définir avec exactitude la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir dans le processus législatif sans disposer d’un dossier complet et d’observations à ce sujet. Il sera satisfait à cette norme, par exemple, dans les cas où l’État a agi pour un motif illégitime ou a été malhonnête. Nous ne sommes toutefois pas d’avis de restreindre les concepts de mauvaise foi et d’abus de pouvoir à un examen de l’objet de la loi.
[108] Lorsqu’il s’agit d’évaluer une allégation de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir au vu de faits précis, d’autres contextes de mauvaise foi et d’abus de pouvoir peuvent fournir des indications (voir, p. ex., Roncarelli, p. 141; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 39; Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, par. 48‑53; voir aussi Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1979 — The Abuse of Power and the Role of an Independent Judicial System in Its Regulation and Control (1979). Toutefois, nous soulignons que ces notions sont « flexible[s] » et que leur « contenu varie selon les domaines du droit » (Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, par. 25). Dans le contexte de la fonction législative de l’État, au sein de laquelle le Parlement et les institutions législatives ont le droit d’adopter toute loi à l’intérieur de leurs limites constitutionnelles, la mauvaise foi et l’abus de pouvoir requièrent peut‑être une faute plus grave que dans d’autres contextes. Ce sont là des normes juridiques appliquées par les tribunaux; ils ne constituent pas des moyens d’évaluer la sagesse ou la raison d’être du processus d’adoption ou de la loi adoptée.
[109] Notre collègue le juge Jamal accepte la norme dite « clairement inconstitutionnelle », mais rejette les notions de mauvaise foi et d’abus de pouvoir. Il estime que, même si la norme dite « clairement inconstitutionnelle » est objective, compte tenu de l’adoption de la loi, la mauvaise foi et l’abus de pouvoir impliquent de par leur nature même une conduite qui échappe au contrôle judiciaire. Nous ne sommes pas de cet avis. Selon nous, il est possible de satisfaire au critère de la mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir sans violer le privilège parlementaire. De plus, tout comme la mauvaise foi et l’abus de pouvoir, la norme dite « clairement inconstitutionnelle » met en cause la manière dont le Parlement s’est comporté en adoptant des lois. Comme nous l’avons expliqué, une conclusion d’inconstitutionnalité claire revient à conclure qu’en « adoptant » la loi, les législateurs savaient que la loi était inconstitutionnelle, ou ont fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de son inconstitutionnalité. Remplacer le verbe « adopter » par le nom « adoption » ne modifie pas la nature de l’analyse.
[110] Nous comprenons qu’il est difficile de discerner la motivation institutionnelle ou la connaissance qu’ont les institutions législatives au moment d’adopter une loi. Nous comprenons en outre que, même si c’est l’État et non des parlementaires ou des représentants du gouvernement qui est condamné à des dommages‑intérêts fondés sur la Charte, l’État agit par l’entremise d’individus. Tout comme d’autres contextes de conduite institutionnelle de l’État, la possibilité ou non d’imputer la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir d’un individu ou d’un groupe à l’institution elle‑même est tributaire des faits d’une affaire donnée. Il vaut la peine de répéter ici que le fondement de la responsabilité au titre du par. 24(1) est la violation par l’État d’un droit garanti par la Charte. Dans des cas comme celui de la demande de M. Power, c’est la loi invalide qui a violé son droit. Toute analyse de la faute commise par l’État en adoptant la loi invalide consiste à déterminer s’il est juste et convenable d’octroyer des dommages‑intérêts pour cette violation, et non à créer un fondement autonome de responsabilité.
[111] Lorsque le demandeur présente une allégation détaillée selon laquelle le seuil établi dans l’arrêt Mackin a été atteint, il faut évaluer la demande compte tenu d’éléments de preuve obtenus d’une manière qui ne viole pas le privilège parlementaire, comme des déclarations faites à l’extérieur du processus parlementaire.
[112] Ainsi, nous précisons que l’expression « clairement fautif » traduit une évaluation objective de la question de savoir si la loi était clairement inconstitutionnelle au moment de son adoption, et que la mauvaise foi et l’abus de pouvoir font toujours partie du seuil. À cet égard, nous reformulerions le seuil établi dans l’arrêt Mackin relativement à l’adoption d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle : la défense de l’efficacité gouvernementale l’emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu’elle participe d’un comportement de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir. Vu le caractère rigoureux du seuil, l’omission du demandeur de fournir des précisions sera fatale à sa demande à l’étape des actes de procédure (Henry (2015), par. 43). Des affirmations sommaires ou vagues seront forcément insuffisantes.
L’immunité restreinte s’arrête là où elle ne permet plus d’établir un équilibre constitutionnel justifiable. Si l’État adopte une loi qui est par la suite déclarée invalide et qui est clairement inconstitutionnelle, ou constitue de la mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir, le souci de l’efficacité gouvernementale ne peut plus servir à soustraire le gouvernement à sa responsabilité pour avoir violé des droits garantis par la Charte.
Les dommages‑intérêts peuvent plutôt « contribue[r] au bon gouvernement » en renforçant le « principe fondamental de bon gouvernement » selon lequel les actes de l’État doivent respecter la Constitution (Ward, par. 38).
[113] Le Canada soutient que le seuil d’immunité devrait être traité à titre préliminaire, avant d’appliquer le cadre d’analyse de l’arrêt Ward. Subsidiairement, il fait valoir que le seuil peut opérer à la troisième étape du critère de l’arrêt Ward. Monsieur Power affirme que les considérations pouvant faire contrepoids invoquées par le Canada en l’espèce devraient être examinées et soupesées à la troisième étape de l’analyse énoncée dans Ward.
[114] À notre avis, l’analyse en quatre étapes de l’arrêt Wards’applique à toutes les actions en dommages‑intérêts intentées en vertu de la Charte. L’immunité n’est pas une question préliminaire dans une action de ce genre fondée sur une loi invalide. La défense d’immunité restreinte de l’État fait davantage partie des facteurs à examiner à la troisième étape de l’analyse énoncée dans Ward. Pour faire évaluer en vertu du par. 24(1) l’immunité restreinte dont bénéficie l’État, le demandeur doit d’abord démontrer que ses droits ont été violés par suite d’une loi inconstitutionnelle, et que les dommages‑intérêts sont par ailleurs une réparation convenable et juste pour cette violation (Ward, par. 23‑24). Notre Cour et d’autres tribunaux ont reconnu que le seuil établi dans l’arrêt Mackin et d’autres considérations relatives à l’immunité sont une manifestation des principes sous‑tendant le souci de l’efficacité gouvernementale examiné à la troisième étape de l’analyse de l’arrêt Ward (Ward, par. 39 et 68; Ernst, par. 42; Brazeau, par. 46‑48; Roach, Constitutional Remedies, § 11:11 et 11:20; P. W. Hogg, P. J. Monahan et W. K. Wright, Liability of the Crown (4e éd. 2011), p. 204‑205; Hogg et Wright, § 40:19). Tout comme pour le souci de l’efficacité gouvernementale dans d’autres contextes, le seuil de l’immunité restreinte vise à s’assurer que les dommages‑intérêts qui pourraient par ailleurs nuire au bon gouvernement ne sont accordés que si le comportement de l’État atteint un seuil minimal de gravité (Ward, par. 39; Henry (2015), par. 39‑41).
[115] L’immunité restreinte s’arrête là où elle ne permet plus d’établir un équilibre constitutionnel justifiable. Si l’État adopte une loi qui est par la suite déclarée invalide et qui est clairement inconstitutionnelle, ou constitue de la mauvaise foi ou de l’abus de pouvoir, le souci de l’efficacité gouvernementale ne peut plus servir à soustraire le gouvernement à sa responsabilité pour avoir violé des droits garantis par la Charte. Les dommages‑intérêts peuvent plutôt « contribue[r] au bon gouvernement » en renforçant le « principe fondamental de bon gouvernement » selon lequel les actes de l’État doivent respecter la Constitution (Ward, par. 38). Si le seuil établi dans Mackin n’est pas atteint, la balance des principes constitutionnels penche du côté de l’immunité de l’État. Dans de tels cas, l’impératif constitutionnel selon lequel le gouvernement doit bénéficier de l’autonomie nécessaire pour gouverner efficacement l’emportera sur la demande de dommages‑intérêts.