Mise à jour du 5 avril 2022 : Brideau c. R., 2022 QCCA 452, au para 19 ; De Leto c. R., 2022 QCCA 413, at paras 33-35.

Mise à jour le 12 mars 2019 : voir aussi Artin c. R., 2019 QCCA 340 

Lebel c. R., 2018 QCCA 302 

Le juge doit alors aviser le jury que l’accusé n’est jamais obligé de faire entendre un témoin, qu’il peut avoir de très bonnes raisons de ne pas l’avoir fait et qu’il faut s’assurer de ne pas imposer à l’accusé le fardeau de produire une preuve confirmative de son témoignage

[38] Dans l’affaire R. c. Jolivet[9], la Cour suprême enseigne que la règle en matière civile relativement aux inférences défavorables s’applique en matière criminelle, « mais sous réserve du partage des responsabilités entre le ministère public et la défense […] »[10]. Elle rappelle que peu de cas se prêteront à ce qu’un juge commente l’omission du ministère public de faire entendre un témoin donné, et encore moins à ce qu’il le fasse dans le cas de la défense. Le juge Binnie, au nom de la Cour, écrit :

Il ressort de ces arrêts que les cas « se prêteront » rarement à ce que le juge du procès commente l’omission du ministère public de faire entendre un témoin donné et, encore plus rarement, à ce qu’il le fasse dans le cas de la défense. Comme le juge Brooke l’a ajouté dans l’arrêt Zehr, précité (aux pp. 68 et 69) :

[Traduction] Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles un avocat peut décider de ne pas faire entendre un témoin, et nos tribunaux remettront rarement en question la décision de l’avocat puisque le système repose sur le fondement que l’avocat est maître de sa preuve. Il arrive souvent qu’un témoin ne soit pas entendu et que, si la raison en était connue, cela ne justifierait pas une directive selon laquelle une inférence défavorable pourrait être tirée de ce fait. Chose importante de notre système, l’avocat n’est pas tenu, et n’a même pas le droit, d’expliquer sa conduite de l’affaire [au jury][11].

[Soulignements ajoutés.]

[39] Pour sa part, l’auteur Vauclair souligne la prudence dont les juges doivent faire preuve en cette matière afin de ne pas renverser le fardeau de preuve :

2463. Cependant, s’il choisit de présenter une défense, l’accusé jouit du droit absolu de présenter les témoins de son choix, même si ces derniers ont déjà témoigné pour la poursuite. Cela met en cause la question de savoir si le juge peut commenter le défaut par l’accusé de faire entendre un témoin, notamment en matière d’alibi. La jurisprudence a indiqué que dans le cas où cette preuve est importante, le juge peut commenter cet aspect et, en conséquence, le jury pourra inférer que ce témoignage aurait été défavorable. Toutefois, il faut être très prudent à cet égard afin de ne pas, notamment, renverser le fardeau de la preuve et le faire reposer sur la défense. En sus, le juge doit alors aviser le jury que l’accusé n’est jamais obligé de faire entendre un témoin, qu’il peut avoir de très bonnes raisons de ne pas l’avoir fait et qu’il faut s’assurer de ne pas imposer à l’accusé le fardeau de produire une preuve confirmative de son témoignage. S’il s’agit d’un témoin qu’aucune partie ne désirait faire entendre, il faudra alors indiquer au jury qu’il ne saurait tirer aucune inférence du défaut de la défense à cet égard.[12]

[Soulignements ajoutés, références omises.]

[40] À mon avis, les faits de l’espèce ne constituent pas l’un de ces rares cas où le juge du procès pouvait commenter l’absence de certains témoins et en tirer une inférence, même limitée, défavorable contre l’appelant.

[41] Celui-ci est entre autres accusé d’avoir conduit avec les facultés affaiblies par l’alcool (al. 253(1)a) et paragr. 255(1) C.cr.). Il choisit de présenter une défense, en plus de témoigner, afin de réfuter les allégations du ministère public. Il désire établir la quantité d’alcool consommé au cours de la soirée de l’accident et, à cette fin, décrit sa soirée au bar, identifie les deux personnes qu’il y a rencontrées et précise ce qu’il a bu.

[42] Le fait qu’il décide de présenter une preuve ne signifie pas pour autant qu’il est obligé de faire entendre tous les témoins qui peuvent avoir une connaissance du litige : « il jouit [toujours] du droit absolu de présenter les témoins de son choix ».

[43] Ici, l’appelant ne porte aucun fardeau de preuve, pas plus qu’il ne cherche, dans son témoignage devant le Juge d’instance, à justifier l’absence à titre de témoins des personnes avec qui il a passé une partie de la soirée au bar[13]. Le ministère public porte seul le fardeau d’établir hors de tout doute que l’appelant avait les facultés affaiblies au moment de l’accident.

[44] Or, en lui reprochant son omission de faire témoigner les personnes rencontrées au bar et de présenter des éléments de preuve quant à sa consommation d’alcool, pour ensuite tirer l’inférence que si celles-ci avaient été entendues, « elles n’auraient pas aidé [l’appelant] », le Juge d’instance ne peut que sous-entendre qu’elles n’auraient pas confirmé le témoignage de l’appelant quant à la quantité d’alcool consommé. Sinon, pourquoi aurait-il souligné ce qu’il considérait comme une lacune dans la preuve de l’appelant? En ce faisant, il fait ainsi porter par l’appelant le fardeau d’établir qu’il n’avait pas les facultés affaiblies, alors que la poursuite échappe pour ainsi dire à celui qui lui incombe de prouver hors de tout doute raisonnable qu’il conduisait sa voiture alors qu’il avait les facultés affaiblies. Pourtant, rien n’oblige la défense à produire une preuve corroborative et plusieurs raisons peuvent expliquer la décision de la défense de ne pas faire témoigner ces personnes. À la lumière des faits de l’espèce, le Juge d’instance ne pouvait spéculer sur ces raisons et devait décider à la lumière de la preuve devant lui[14].

[45] J’ajoute qu’une telle inférence était d’autant plus injustifiée en l’espèce que le Juge d’instance se trompe en indiquant que les deux amis de l’appelant « auraient assisté à toute sa consommation d’alcool et auraient certainement été en mesure de confirmer son état et sa capacité de conduire » (je souligne). Selon le témoignage de l’appelant, l’un d’eux est arrivé au bar plus d’une heure trente après lui, alors qu’il avait déjà commencé à consommer, alors que le second a passé environ quinze minutes avec lui durant la soirée. De même, contrairement au Juge d’instance, il me semble difficile de « concevoir que preuve aurait pu être faite des achats, auprès des employés du bar la Cachette par exemple, faits au cours de la soirée par [l’appelant] », alors que ce dernier indique avoir payé ses consommations en argent comptant. Dans un tel contexte, l’inférence qu’il en tire est d’autant moins fondée[15].

[46] Somme toute, j’estime que le Juge d’instance a erré en commentant l’absence de certains témoins et d’éléments de preuve et en tirant une inférence, même limitée, défavorable à l’appelant.

[47] Toutefois, la lecture du jugement permet de conclure que le Juge d’instance avait déjà longuement expliqué pourquoi il ne croyait pas l’appelant avant d’émettre les commentaires litigieux. Sa décision, longuement motivée, de ne pas croire l’appelant trouve appui dans la preuve, de sorte qu’il n’existe pas une possibilité raisonnable que le verdict eût été différent si cette erreur n’avait pas été commise. Tout comme mon collègue, la poursuite me convainc que la disposition réparatrice prévue par le sous‑alinéa 686(1)b)(iii) C.cr. trouve ici application, de sorte que ce moyen n’emporte pas le sort de l’appel.