R. c. Boutilier, 2017 CSC 64 

[3]                              Les dispositions du Code criminel qui sont contestées, et auxquelles les modifications les plus récentes ont été apportées en 2008 par la Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6 (« modifications de 2008 »), autorisent la forme extrême et la plus manifeste de peine préventive susceptible d’être infligée à un délinquant, à savoir la détention pour une période indéterminée, afin de protéger le public contre un petit groupe de récidivistes ayant une propension à perpétrer des crimes violents contre la personne.

Le régime des délinquants dangereux se veut un processus en « deux étapes »

[13]                          Le régime des délinquants dangereux se veut un processus en « deux étapes ».

L’étape de la déclaration

[14]                          Le paragraphe 753(1) énumère les conditions statutaires qui doivent être réunies pour qu’un tribunal puisse déclarer qu’un délinquant est un délinquant dangereux (« étape de la déclaration ») :

                    753 (1) Sur demande faite, en vertu de la présente partie, postérieurement au dépôt du rapport d’évaluation visé au paragraphe 752.1(2), le tribunal doit déclarer qu’un délinquant est un délinquant dangereux s’il est convaincu que, selon le cas :

                    a) l’infraction commise constitue des sévices graves à la personne, aux termes de l’alinéa a) de la définition de cette expression à l’article 752, et que le délinquant qui l’a commise constitue un danger pour la vie, la sécurité ou le bien-être physique ou mental de qui que ce soit, en vertu de preuves établissant, selon le cas :

                        (i) que, par la répétition de ses actes, notamment celui qui est à l’origine de l’infraction dont il a été déclaré coupable, le délinquant démontre qu’il est incapable de contrôler ses actes et permet de croire qu’il causera vraisemblablement la mort de quelque autre personne ou causera des sévices ou des dommages psychologiques graves à d’autres personnes,

                        (ii) que, par la répétition continuelle de ses actes d’agression, notamment celui qui est à l’origine de l’infraction dont il a été déclaré coupable, le délinquant démontre une indifférence marquée quant aux conséquences raisonnablement prévisibles que ses actes peuvent avoir sur autrui,

                        (iii) un comportement, chez ce délinquant, associé à la perpétration de l’infraction dont il a été déclaré coupable, d’une nature si brutale que l’on ne peut s’empêcher de conclure qu’il y a peu de chance pour qu’à l’avenir ce comportement soit inhibé par les normes ordinaires de restriction du comportement;

                    b) l’infraction commise constitue des sévices graves à la personne, aux termes de l’alinéa b) de la définition de cette expression à l’article 752, et que la conduite antérieure du délinquant dans le domaine sexuel, y compris lors de la perpétration de l’infraction dont il a été déclaré coupable, démontre son incapacité à contrôler ses impulsions sexuelles et laisse prévoir que vraisemblablement il causera à l’avenir de ce fait des sévices ou autres maux à d’autres personnes.

L’étape de la sanction

[15]                          Les paragraphes (4) et (4.1) de l’art. 753 portent sur la peine à infliger à un délinquant dangereux (« étape de la sanction ») :

                    (4) S’il déclare que le délinquant est un délinquant dangereux, le tribunal :

                    a) soit lui inflige une peine de détention dans un pénitencier pour une période indéterminée;

                    b) soit lui inflige une peine minimale d’emprisonnement de deux ans pour l’infraction dont il a été déclaré coupable et ordonne qu’il soit soumis, pour une période maximale de dix ans, à une surveillance de longue durée;

                    c) soit lui inflige une peine pour l’infraction dont il a été déclaré coupable.

(4.1) Le tribunal inflige une peine de détention dans un pénitencier pour une période indéterminée sauf s’il est convaincu, sur le fondement des éléments mis en preuve lors de l’audition de la demande, que l’on peut vraisemblablement s’attendre à ce que le fait d’infliger une mesure moins sévère en vertu des alinéas (4)b) ou c) protège de façon suffisante le public contre la perpétration par le délinquant d’un meurtre ou d’une infraction qui constitue des sévices graves à la personne.

[16]                          Le paragraphe 753(1) envisage deux catégories de dangerosité : a) la dangerosité résultant d’un comportement violent (comme dans le cas de M. Boutilier) et b) la dangerosité résultant d’un comportement sexuel. Seule la première catégorie est en cause dans le présent pourvoi.

[17]                          Pour obtenir une déclaration de dangerosité résultant d’un comportement violent, la Couronne doit établir deux éléments. Premièrement, il faut que l’infraction commise constitue des « sévices graves à la personne » (al. 753(1)a)). Cette première condition est objective. Le juge ne jouit d’aucun pouvoir discrétionnaire, étant donné que l’art. 752 dresse la liste des sévices graves à la personne.

[18]                          Deuxièmement, le délinquant doit constituer « un danger pour la vie, la sécurité ou le bien‑être physique ou mental de qui que ce soit ». Ce second élément — le degré de danger requis — oblige le juge à évaluer le danger que constitue le délinquant sur la base de preuves établissant l’un ou l’autre des trois comportements violents suivants :

                    (i) . . . par la répétition de ses actes, notamment celui qui est à l’origine de l’infraction dont il a été déclaré coupable, le délinquant démontre qu’il est incapable de contrôler ses actes et permet de croire qu’il causera vraisemblablement la mort de quelque autre personne ou causera des sévices ou des dommages psychologiques graves à d’autres personnes,

                    (ii) . . . par la répétition continuelle de ses actes d’agression, notamment celui qui est à l’origine de l’infraction dont il a été déclaré coupable, le délinquant démontre une indifférence marquée quant aux conséquences raisonnablement prévisibles que ses actes peuvent avoir sur autrui,

                    (iii) un comportement, chez ce délinquant, associé à la perpétration de l’infraction dont il a été déclaré coupable, d’une nature si brutale que l’on ne peut s’empêcher de conclure qu’il y a peu de chance pour qu’à l’avenir ce comportement soit inhibé par les normes ordinaires de restriction du comportement;

Ces sous‑alinéas ont un caractère disjonctif — ils énoncent trois motifs autonomes permettant de conclure que le délinquant constitue un « danger » visé aupar. 753(1).

[19]                          Ces motifs n’ont pas changé depuis la promulgation du régime en 1977. En effet, il y a lieu de procéder à un bref survol de l’historique législatif du régime.

[20]                          Instauré en 1977, le régime a été modifié en 1997, puis de nouveau en 2008. Lorsqu’il a été promulgué en 1977, il était qualifié de processus « en deux étapes ». À l’étape de la déclaration, le juge de la peine devait déterminer si les conditions statutaires étaient rencontrées, puis il avait le pouvoir discrétionnaire de déclarer l’individu dangereux. À l’étape de la détermination de la peine, le juge devait encore une fois exercer son pouvoir discrétionnaire pour décider s’il y avait lieu d’imposer une peine de détention pour une période indéterminée. En 1997, le régime est devenu un processus « en une étape ». Le juge avait le pouvoir discrétionnaire de déclarer un délinquant dangereux, mais il ne possédait aucun pouvoir discrétionnaire à l’étape de la détermination de la peine — une telle déclaration emportait l’imposition d’une peine de détention pour une période indéterminée. La version actuelle du régime constitue un retour au processus « en deux étapes », mais elle élimine le libellé conférant un pouvoir discrétionnaire à l’étape de la déclaration. S’il est convaincu que les conditions statutaires sont rencontrées, le juge de la peine doit déclarer le délinquant dangereux. Il conserve toutefois un certain pouvoir discrétionnaire à l’étape de la détermination de la peine. Suivant le par. 753(4.1), un juge de la peine doit infliger à un individu déclaré dangereux une peine de détention d’une durée indéterminée sauf s’il est convaincu que l’on peut vraisemblablement s’attendre à ce que le fait d’infliger une mesure moins sévère protège de façon suffisante le public.

Un délinquant ne peut être déclaré dangereux que si le juge conclut qu’il constitue un « danger » futur après avoir procédé à une évaluation des risques

[23]                          À mon avis, les arguments de M. Boutilier ne peuvent être retenus. Une évaluation prospective des risques a toujours fait partie du par. 753(1). Les modifications apportées en 2008 n’ont rien changé aux exigences liées à cette évaluation. Conformément à l’objet et au libellé du par. 753(1) ainsi qu’à la jurisprudence constante de notre Cour, un délinquant ne peut être déclaré dangereux que si le juge conclut qu’il constitue un « danger » futur après avoir procédé à une évaluation prospective des risques. Contrairement à ce qui ressort de la jurisprudence contradictoire sur ce point et des motifs de la Cour d’appel en l’espèce, cette évaluation du risque futur a toujours exigé la prise en considération des perspectives de traitement futur du délinquant, ce qui signifie que la disposition concernant la déclaration de délinquant dangereux n’a pas une portée excessive, puisqu’elle ne vise pas des délinquants qui, bien qu’ils constituent à l’heure actuelle un danger pour autrui, pourraient cesser de constituer un tel danger à l’avenir, notamment après un traitement réussi.

La Couronne a toujours été tenue de démontrer, hors de tout doute raisonnable, un risque élevé de récidive préjudiciable et l’irréductibilité du comportement violent

[27]                          Le texte du par. 753(1), qui a amené le juge La Forest à énoncer les quatre conditions susmentionnées, n’a jamais été modifié depuis sa promulgation en 1977. Avant de déclarer un délinquant dangereux, le juge de la peine doit encore être convaincu, sur le fondement de la preuve, que le délinquant présente un risque élevé de récidive préjudiciable et que sa conduite est irréductible. Selon moi, une conduite « irréductible » s’entend d’un comportement que le délinquant est incapable de surmonter. Par ces deux conditions, le législateur fédéral oblige le juge de la peine à procéder à une évaluation prospective de la dangerosité du délinquant.

[46]                          En résumé, pour obtenir une conclusion de dangerosité, la Couronne a toujours été tenue de démontrer, hors de tout doute raisonnable, un risque élevé de récidive préjudiciable et l’irréductibilité du comportement violent. Une évaluation prospective de la dangerosité fait en sorte que seuls les délinquants qui présentent un risque futur considérable sont déclarés dangereux et risquent de se voir infliger une peine de détention pour une période indéterminée. Cela implique nécessairement la prise en considération des perspectives de traitement futur. Si les modifications de 2008 avaient éliminé les aspects prospectifs des conditions de la dangerosité, la constitutionnalité de la disposition aurait pu nécessiter une analyse plus approfondie. Or ce n’est pas le cas. Le juge de la peine a erré en concluant différemment. En conséquence, la Cour n’a pas besoin de revoir la décision qu’elle a rendue dans l’affaire Lyons en ce qui a trait à la constitutionnalité du par. 753(1).

[47]                          Un dernier point doit être abordé. Les modifications de 2008 ont également entraîné l’adoption de l’art. 753.01. Le juge de la peine a conclu que cette disposition rendait la déclaration de délinquant dangereux visée au par. 753(1) permanente et imposait de nouvelles conséquences au délinquant. Cependant, le régime des délinquants dangereux a un effet permanent depuis l’arrêt Lyons (p. 342). Le changement porte sur les conséquences éventuelles de cette déclaration eu égard à l’art. 753.01. Cela dit, la constitutionnalité de ces conséquences n’est pas en cause en l’espèce. M. Boutilier a été condamné à une peine de détention pour une période indéterminée non pas sur le fondement de l’art. 753.01, mais plutôt à l’issue d’une demande régulière de déclaration de délinquant dangereux en vertu de l’art. 753. Il serait imprudent pour la Cour de statuer sur la constitutionnalité de l’art. 753.01 sans exemple concret de ses effets réels. Il est donc inutile d’examiner la constitutionnalité de l’interaction entre le par. 753(1) et l’art. 753.01, une disposition qui s’applique aux déclarations de culpabilité ultérieures prononcées contre des délinquants dangereux.