R. c. Ahmad, 2020 CSC 11

Une simple information provenant d’une source non vérifiée portant qu’une personne fait le trafic de drogue à l’aide d’un numéro de téléphone ne peut fonder des soupçons raisonnables.

[4] Nous affirmons que notre jurisprudence confirme que la police ne peut offrir à une personne qui répond à un téléphone cellulaire l’occasion de commettre une infraction sans avoir de soupçons raisonnables que la personne qui utilise ce téléphone, ou ce numéro de téléphone, se livre à une activité criminelle. Que la police cible une personne, un lieu ou un numéro de téléphone, la norme juridique à appliquer dans le contexte de la provocation policière est uniforme; elle exige que la police ait des soupçons raisonnables dans tous les cas où elle donne une occasion de commettre une infraction criminelle. La norme des soupçons raisonnables est une norme juridique courante qui fournit aux tribunaux le fondement objectif nécessaire pour établir si la police a justifié ses actions. Une simple information provenant d’une source non vérifiée portant qu’une personne fait le trafic de drogue à l’aide d’un numéro de téléphone ne peut fonder des soupçons raisonnables.

La doctrine de la provocation policière existe parce qu’une valeur profondément enracinée de notre système démocratique est que la fin ne justifie pas les moyens.

[15] Il y a plus de 30 ans, la décision de la Cour dans l’arrêt Mack a fixé le droit de la provocation policière au Canada. Deux volets y ont été établis, lesquels peuvent tous deux être suffisants pour fonder l’allégation de provocation policière d’un accusé et justifier un arrêt des procédures :

Il y a, par conséquent, provocation policière lorsque : a) les autorités fournissent l’occasion de commettre une infraction en l’absence de soupçon raisonnable ou agissent de mauvaise foi [. . .] ou b) ayant des soupçons raisonnables ou au cours d’une véritable enquête, elles ne se contentent pas de fournir une occasion de commettre une infraction mais incitent à la commettre. [p. 959]

[16] Au niveau le plus général, la doctrine existe parce qu’« [u]ne valeur profondément enracinée de notre système démocratique est que la fin ne justifie pas les moyens » (Mack, p. 938). Certains de ces moyens sont inacceptables dans une société libre ayant de solides principes d’équité, de décence et de protection de la vie privée. Bien que la police doive disposer d’une certaine latitude, la provocation policière est un type d’abus de procédure car la participation policière à la perpétration d’un crime est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[17] Dans l’arrêt Mack, la Cour a statué que l’objet et le fondement de la doctrine de la provocation policière résident dans le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher tout abus de ses procédures. La provocation policière n’est pas un moyen de défense au fond menant à un acquittement car, dans la plupart des cas, les éléments essentiels de l’infraction seront réunis, même lorsqu’il y a eu provocation policière. Il convient plutôt d’ordonner un arrêt des procédures parce que, « sur le plan du fond, il se peut que l’accusé ne mérite pas d’être acquitté, et que la poursuite est incapable d’obtenir une déclaration de culpabilité en raison de l’abus de procédure qu’elle a commis », et une déclaration de culpabilité est donc susceptible de déconsidérer l’administration de la justice (Mack, p. 944 (souligné dans l’original), citant R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 148). Une telle réparation confirme également la primauté de la liberté de la personne : il n’appartient tout simplement pas à l’État de s’ingérer de façon injustifiée dans la vie privée des individus, à éprouver au hasard leur vertu et à créer un crime (Mack, p. 941).

[18] Cependant, il est particulièrement difficile de faire enquête sur certains crimes parce qu’ils sont « consensuels » (comme le trafic de drogue), ils victimisent ceux qui sont réticents à les signaler ou incapables de le faire (comme le leurre d’enfants) ou ils causent un préjudice si grave qu’il faut les empêcher de façon active (comme le terrorisme) (Mack, p. 916; Amato c. La Reine, 1982 CanLII 31 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 418, p. 457, le juge Estey, dissident; A. Ashworth, « What is Wrong with Entrapment? », [1999] Sing. J.L.S. 293, p. 293‑294). Il est donc dans l’intérêt public que la police ait la flexibilité nécessaire pour élaborer des mesures efficaces et proactives destinées à faire respecter la loi en vue de la répression de la criminalité.

[19] Afin de concilier ces impératifs concurrents, la Cour a imposé une mesure de protection contre la provocation policière fondée sur l’occasion. Selon le premier volet du critère établi dans l’arrêt Mack, dont il est question dans les présents pourvois, la police peut donner une occasion de commettre un crime seulement si elle a des soupçons raisonnables : (1) qu’une personne en particulier prend part à une activité criminelle; ou (2) que des personnes se livrent à des activités criminelles dans un lieu précis, ce que l’on appelle parfois une « véritable enquête » (Mack, p. 956 et 959; confirmé dans R. c. Barnes, 1991 CanLII 84 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 449, p. 463).

Les motifs dans l’arrêt Mack indiquent clairement qu’une véritable enquête à l’égard d’un lieu est fondée sur des soupçons raisonnables et s’y rattache. Une enquête est « véritable » lorsque la police a des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu ou d’un secteur, et qu’elle a l’objectif réel d’enquêter et de réprimer des activités criminelles.

[20] Les motifs dans l’arrêt Mack indiquent clairement qu’une véritable enquête à l’égard d’un lieu est fondée sur des soupçons raisonnables et s’y rattache. Une enquête est « véritable » lorsque la police a des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu ou d’un secteur, et qu’elle a l’objectif réel d’enquêter et de réprimer des activités criminelles. Une véritable enquête ne constitue pas un moyen distinct et indépendant dont dispose la police pour piéger une personne, mais un moyen d’exprimer le critère des soupçons raisonnables à l’égard d’un lieu. L’offre d’une occasion de commettre un crime doit toujours être fondée sur des soupçons raisonnables d’une activité criminelle précise, que ce soit par une personne, dans un lieu défini avec suffisamment de précision ou une combinaison de ces deux éléments.

[21] La Cour a confirmé ces principes dans l’arrêt Barnes, où elle a conclu que la police avait mené une véritable enquête en donnant à des personnes se trouvant dans un secteur de Granville Mall à Vancouver l’occasion de vendre de la drogue. La Cour a statué que les soupçons raisonnables de la police étaient fondés sur des éléments de preuve extrinsèques objectifs indiquant qu’un important trafic de drogue se faisait dans le secteur (Barnes, p. 460‑462); cela expliquait pourquoi les personnes fréquentant le secteur en question étaient visées, cette explication pouvant faire l’objet d’un examen judiciaire véritable.

[22] Ce cadre d’analyse met en équilibre et concilie d’importants intérêts publics. La primauté du droit et la nécessité de protéger le droit à la vie privée et la liberté personnelle de la portée excessive de l’État sont mis en balance avec l’intérêt légitime de l’État à faire enquête sur les crimes et à intenter des poursuites contre leurs auteurs en permettant, mais aussi en restreignant, les techniques de provocation policière (Mack, p. 941‑942).

[23] Nous ne voyons aucune raison de modifier cet équilibre soigneusement pondéré énoncé dans l’arrêt Mack et confirmé dans l’arrêt Barnes. Le cadre d’analyse relatif à la provocation policière est appliqué efficacement depuis des décennies dans divers contextes, dont ceux du trafic de drogue (R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565, par. 21), du terrorisme (R. c. Nuttall, 2018 BCCA 479, 368 C.C.C. (3d) 1, par. 417‑443) et du leurre d’enfants (R. c. Bayat, 2011 ONCA 778, 280 C.C.C. (3d) 36, par. 15‑23). Il a résisté à l’épreuve du temps, fournissant une doctrine fondée sur des principes, stable et généralement applicable qui peut tout à fait être adaptée à diverses circonstances et à l’évolution du crime et des tactiques policières. Aucune raison de principe ne justifie de s’en écarter.

Dans chaque cas, la norme des soupçons raisonnables est spécifiquement conçue pour prévenir les conduites policières aveugles et discriminatoires. Cet aspect est particulièrement important dans les cas de provocation policière, car celle‑ci est un terreau propice au profilage racial et a des répercussions disproportionnées sur les collectivités pauvres et racialisées.

[25] Dans l’arrêt R. c. Simpson (1993), 1993 CanLII 3379 (ON CA), 79 C.C.C. (3d) 482 (C.A. Ont.), aux p. 502‑503, le juge Doherty souligne de façon convaincante que la norme des soupçons raisonnables doit être appliquée lorsqu’il est fondamentalement nécessaire d’établir un équilibre entre l’intérêt de la société à ce que les crimes soient détectés et sanctionnés et son intérêt à ce que les libertés individuelles soient préservées. Un juste équilibre entre les intérêts est aussi pertinent dans les cas de provocation policière que dans les cas de fouilles sans mandat et de détention. Dans chaque cas, la norme des soupçons raisonnables est spécifiquement « conçue pour prévenir [les conduites policières] aveugles et discriminatoires » (Chehil, par. 30; voir aussi les par. 3, 26 et 47; R. c. Kang‑Brown, 2008 CSC 18, [2008] 1 R.C.S. 456, par. 75‑77 et 165; Simpson, p. 502). Cet aspect est particulièrement important dans les cas de provocation policière, car celle‑ci est un [traduction] « terreau propice au profilage racial » (D. M. Tanovich, « Rethinking the Bona Fides of Entrapment » (2011), 43 U.B.C.L. Rev. 417, p. 432) et a « des répercussions disproportionnées sur les collectivités pauvres et racialisées » (p. 417‑418). Les tribunaux doivent pouvoir évaluer la mesure dans laquelle les soupçons raisonnables de la police à l’égard d’une personne ou d’un lieu sont fondés sur des critères ouvertement discriminatoires ou des stéréotypes évidents, ou sur des [traduction] « intuitions » ou « pressentiments » qui peuvent facilement dissimuler la présence de racisme inconscient et de stéréotypes (T. Quigley, « Annotation to R. v. Sterling » (2004), 2004 CanLII 6675 (ON SC), 23 C.R. (6th) 54, p. 55; R. c. Faqi (A.M.), 2010 ABPC 157, 491 A.R. 194, par. 14; Tanovich, p. 437‑438; MacKenzie, par. 64‑65).

Le droit canadien ne tient pas compte de la question de savoir si l’accusé ciblé était prédisposé à commettre le crime. Le volet fondé sur l’occasion du critère énoncé dans l’arrêt Mack établit que la police ne peut éprouver au hasard la vertu de quiconque — que la personne soit vertueuse ou non, prédisposée ou non — sans soupçons raisonnables.

[26] Exiger de la police qu’elle ait des soupçons raisonnables avant de tenter d’amener une personne à commettre un crime reflète aussi l’approche prudente du droit canadien à l’égard de l’élargissement des pouvoirs policiers. Exemple significatif de cette approche : le droit canadien ne tient pas compte de la question de savoir si l’accusé ciblé était prédisposé à commettre le crime (Mack, p. 924 et 951‑956). Permettre qu’une conduite policière objectivement irrégulière soit justifiée par la prédisposition de l’accusé « autoriser[ait] un traitement inégal » (Mack, p. 955), et entraîne le risque que des gens soient emprisonnés même lorsque leurs droits fondamentaux et les garanties procédurales auxquels ils ont droit ont été bafoués. Il existe une « inégalité fondamentale inhérente à une démarche qui mesure l’admissibilité de la provocation par référence à la prédisposition de l’inculpé » (Mack, p. 955).

[27] Les gens ne sont pas à l’abri des opérations visant à éprouver au hasard leur vertu si nous partons du principe que la provocation policière a lieu seulement lorsque des gens vertueux sont incités à commettre des crimes. Le volet fondé sur l’occasion du critère énoncé dans l’arrêt Mack établit donc que la police ne peut éprouver au hasard la vertu de quiconque — que la personne soit vertueuse ou non, prédisposée ou non — sans soupçons raisonnables. De nombreux commentateurs adhèrent au critère établi dans l’arrêt Mack précisément pour cette raison — c’est‑à‑dire parce que la norme objective qu’elle prévoit protège toute personne contre les opérations visant à éprouver au hasard sa vertu (Ashworth, p. 305; D. Ormerod et A. Roberts, « The trouble with Teixeira: Developing a principled approach to entrapment » (2002), 6 Int’l J. of Evidence & Proof 38, p. 46‑48; S. Bronitt, « The Law in Undercover Policing: A Comparative Study of Entrapment and Covert Interviewing in Australia, Canada and Europe » (2004), 33 Comm. L. World Rev. 35, p. 78; Roach, p. 1462; D. Stuart, Canadian Criminal Law: A Treatise (7e éd. 2014), p. 653).

Les personnes marginalisées, avec les ressources limitées qu’elles possèdent, seront rarement, voire jamais, capables de s’acquitter du lourd fardeau de prouver la mauvaise foi. Il y aura rarement des preuves du profilage racial intentionnel ou de la prise pour cible de personnes vulnérables. Inversement, tout le monde a la possibilité de satisfaire au critère établi dans l’arrêt Mack — fondé sur des soupçons raisonnables — car il est conçu pour tenir compte des « valeurs humaines que nous partageons tous » (Mack, p. 940). Il vise à protéger le système de justice et à préserver la primauté du droit en veillant à ce que toutes les personnes, prédisposées ou non, soient protégées contre la conduite irrégulière des policiers.

[28] Donner à une personne l’occasion de commettre une infraction sans que cette action repose sur des soupçons raisonnables augmente aussi de manière inacceptable la probabilité que cette personne commette un crime alors qu’elle n’en aurait autrement pas commis. Le risque est exacerbé lorsque la personne qui se voit donner une telle occasion est relativement vulnérable ou autrement marginalisée. Par conséquent, les opérations visant à éprouver au hasard la vertu des gens violent le principe selon lequel il est inadmissible que la police crée un crime, car le fait d’inciter des individus à commettre des infractions [traduction] « exploit[e] la faiblesse de la nature humaine » (R. c. Looseley, [2001] UKHL 53, [2001] 4 All E.R. 897, par. 58, le lord Hoffmann). Les personnes marginalisées, avec les ressources limitées qu’elles possèdent, seront rarement, voire jamais, capables de s’acquitter du lourd fardeau de prouver la mauvaise foi. Il y aura rarement des preuves du profilage racial intentionnel ou de la prise pour cible de personnes vulnérables. Inversement, tout le monde a la possibilité de satisfaire au critère établi dans l’arrêt Mack — fondé sur des soupçons raisonnables — car il est conçu pour tenir compte des « valeurs humaines que nous partageons tous » (Mack, p. 940). Il vise à protéger le système de justice et à préserver la primauté du droit en veillant à ce que toutes les personnes, prédisposées ou non, soient protégées contre la conduite irrégulière des policiers (Mack, p. 961).

Une norme de conduite policière de « mauvaise foi » ne peut remplacer la norme objective des soupçons raisonnables, laquelle peut faire l’objet d’un examen par un évaluateur indépendant. Un critère de « mauvaise foi » accorde la primauté aux affirmations des policiers. Les soupçons raisonnables exigent une évaluation objective des renseignements dont disposait la police.

[29] Sous ce volet de la doctrine de la provocation policière, une norme de conduite policière de « mauvaise foi » ne peut remplacer la norme objective des soupçons raisonnables, laquelle peut faire l’objet d’un examen par un évaluateur indépendant. Un critère de « mauvaise foi » accorde la primauté aux affirmations des policiers. Les soupçons raisonnables exigent une évaluation objective des renseignements dont disposait la police. Ils font donc en sorte que la protection du public contre les intrusions déraisonnables sorte de l’ombre du pouvoir discrétionnaire de la police pour passer à la lumière de l’examen judiciaire. Comme l’a expliqué la Cour suprême des États‑Unis dans le contexte des arrestations sans mandat (Beck c. State of Ohio, 85 S. Ct. 223 (1964), p. 229) :

[traduction] Nous pouvons présumer que les policiers ont agi de bonne foi en arrêtant le requérant. Cependant, « la bonne foi des policiers responsables de l’arrestation ne suffit pas ». Si la norme subjective de la bonne foi constituait à elle seule le critère applicable, les protections qu’offre le Quatrième Amendement disparaîtraient, et la « sécurité des personnes, de leur maison, de leurs documents et de leurs biens » serait laissée à l’entière discrétion de la police. [Référence omise.]

[30] De plus, et contrairement aux soupçons raisonnables, une norme de mauvaise foi ne fournit pas d’indications utiles aux policiers appelés à établir s’ils peuvent donner l’occasion de commettre un crime. Les soupçons raisonnables constituent une norme préalable qui a résisté à l’épreuve du temps, qui « s’applique facilement en pratique », qui est bien connue et « significative pour les policiers et les juges de première instance » (Kang‑Brown, par. 164, la juge Deschamps, dissidente mais pas sur ce point). Cette norme contribue à ce que les policiers comprennent l’importance d’obtenir une preuve objective d’une activité criminelle avant d’offrir l’occasion de commettre un crime, et d’être à l’affût d’indices qui portent à croire que leurs intuitions ou leurs pressentiments peuvent être erronés (Chehil, par. 33‑34). De plus, elle oblige la police à dévoiler les éléments de preuve objectifs susceptibles de faire l’objet d’un contrôle rigoureux, ce qui l’empêche de se fonder sur des affirmations péremptoires de soupçons.

[31] Tout critère moins exigeant — et certainement tout critère qui permettrait à la police de répondre à de simples informations en offrant sur‑le‑champ une occasion de commettre un crime — n’impose pas en fait une réelle exigence.

Il n’y aucune raison d’abandonner la norme des soupçons raisonnables et d’autoriser sans réserve la police à offrir à des gens l’occasion de commettre des crimes, sans aucune surveillance judiciaire indépendante et véritable.

[32] Le fait qu’il en soit ainsi est mis en évidence lorsque l’on pose la question suivante : si un nom et un numéro étaient suffisants pour permettre à la police de porter atteinte aux intérêts protégés, qu’est‑ce qui pourrait bien être exigé de moins? La police a besoin, à tout le moins, d’un numéro pour faire l’appel. Un critère si peu exigeant ne ferait rien pour protéger les gens contre les opérations visant à éprouver au hasard leur vertu : recevoir un appel de la police et être invité à commettre une infraction sur le fondement d’une intention malveillante, de rumeurs ou de commérages. L’observateur raisonnablement informé serait consterné d’apprendre que la police peut agir de cette façon sur la foi de ces renseignements simplement du fait qu’elle les a reçus. Tout comme une intuition ou de « simples soupçons » d’un policier ne deviennent pas quelque chose d’autre simplement parce que le policier en fait part à ses collègues (R. c. Swan, 2009 BCCA 142, 244 C.C.C. (3d) 108, par. 23), l’intuition d’une source ne se transforme pas en autre chose une fois entre les mains de la police (R. c. McMahon, 2018 SKCA 26, 361 C.C.C. (3d) 429, par. 60 et 62; R. c. Jir, 2010 BCCA 497, 264 C.C.C. (3d) 64, par. 46, le juge Groberman, motifs concordants; R. c. Whyte, 2011 ONCA 24, 266 C.C.C. (3d) 5, par. 17, conf. 2011 CSC 49, [2011] 3 R.C.S. 364). Nous ne voyons aucune raison — dans la jurisprudence de la Cour ou ailleurs — d’abandonner la norme des soupçons raisonnables et d’autoriser sans réserve la police à offrir à des gens l’occasion de commettre des crimes, sans aucune surveillance judiciaire indépendante et véritable.

La condition humaine s’épanouit lorsque s’atténue la peur de l’intrusion de l’État.

[38] La jurisprudence portant sur l’art. 8 reconnaît qu’« au cœur de la liberté dans un État moderne » il y a la nécessité d’accorder une importance particulière à la capacité des citoyens de trouver des espaces dans leur vie, des sanctuaires où ils peuvent interagir librement, sans possibilité de rencontrer des agents de l’État (R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 67; R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, p. 53; voir aussi R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 427‑428; R. c. Fearon, 2014 CSC 77, [2014] 3 R.C.S. 621, par. 114, la juge Karakatsanis, dissidente). Dans les mots de la juge en chef McLachlin (dans un écrit extra‑judiciaire), [traduction] « Le droit “de ne pas être importuné” et de délimiter une sphère protégée d’autonomie individuelle dans laquelle ni un voisin ni l’État ne peut s’immiscer sans permission, est un aspect important de la dignité humaine fondamentale (hon. B. McLachlin, « Courts, Transparency and Public Confidence — To the Better Administration of Justice » (2003), 8 Deakin L. Rev. 1, p. 3, citant S. D. Warren et L. D. Brandeis, « The Right to Privacy » (1890), 4 Harv. L. Rev. 193, p. 195). La condition humaine s’épanouit lorsque s’atténue la peur de l’intrusion de l’État.

[39] Dans le même ordre d’idées, la doctrine de la provocation policière fait en sorte que les Canadiens peuvent « mener leur vie quotidienne sans s’exposer au risque d’être soumis à des techniques clandestines d’enquête de la part des agents de l’État » (Barnes, p. 480, la juge McLachlin, dissidente). Il est donc important de définir soigneusement et de circonscrire précisément les lieux virtuels où la police peut donner l’occasion de commettre un crime. Comme l’a fait remarquer le juge en chef Lamer dans l’arrêt Barnes, aux p. 462 et 463, les soupçons raisonnables peuvent se rattacher à un lieu seulement si ce lieu est défini avec suffisamment de précision et, « dans bien des cas[,] l’étendue du secteur indique qu’il [ne] s’agit [pas] d’une véritable enquête ». Étant donné qu’une telle enquête dépend de la présence de soupçons raisonnables, le lieu doit être « suffisamment spécifique » (Chehil, par. 30; voir aussi S. Penney, « Standards of Suspicion » (2018), 65 Crim. L.Q. 23, p. 24 et 26).

Les communications dans un espace virtuel ajoutent un élément d’imprévisibilité (R. c. Mills, 2019 CSC 22, par. 23, le juge Brown). Cependant, c’est exactement cet élément d’imprévisibilité qui rend nécessaire d’appliquer la doctrine de la provocation policière de façon à ce que les libertés protégées dans un espace physique soient aussi protégées dans nos communications virtuelles.

Afin de protéger adéquatement ces intérêts, la police doit avoir des soupçons raisonnables à l’égard d’une personne ou d’un espace virtuel bien défini, comme un numéro de téléphone, avant de donner à quiconque l’occasion de commettre un crime.

[40] La Couronne souligne que nous nous trouvons maintenant dans une ère virtuelle; alors qu’auparavant, les drogues étaient achetées et vendues à des endroits précis, elles sont maintenant livrées entre les mains de l’acheteur dans le cadre d’une transaction comportant le recours à la technologie moderne. Nous reconnaissons que les communications dans un espace virtuel ajoutent « un élément d’imprévisibilité » (R. c. Mills, 2019 CSC 22, par. 23, le juge Brown). Cependant, c’est exactement cet élément d’imprévisibilité qui rend nécessaire d’appliquer la doctrine de la provocation policière de façon à ce que les libertés protégées dans un espace physique soient aussi protégées dans nos communications virtuelles. Le trafic de drogue par téléphone peut sans aucun doute être difficile à détecter, mais les gens ont également d’importants intérêts pour ce qui est du respect de leur vie privée à l’égard de leur téléphone, qui doivent être protégés contre l’intrusion arbitraire de l’État. Les risques pour les intérêts individuels, bien que différents, ne sont pas moins élevés lorsque la police enquête sur des communications virtuelles par opposition à un espace physique. Selon nous, afin de protéger adéquatement ces intérêts, la police doit avoir des soupçons raisonnables à l’égard d’une personne ou d’un espace virtuel bien défini, comme un numéro de téléphone, avant de donner à quiconque l’occasion de commettre un crime.

Les tribunaux de révision doivent examiner attentivement la preuve qui a suscité l’enquête afin de s’assurer que la police en a restreint la portée pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet. En vue d’éviter que la vertu des gens soit éprouvée au hasard, les facteurs comme les suivants (entre autres) peuvent être utiles : la gravité du crime en question; le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et l’existence d’autres techniques d’enquête, moins envahissantes.

[41] Il importe de préciser que l’espace virtuel en question doit être défini avec suffisamment de précision pour fonder des soupçons raisonnables. Les tribunaux de révision doivent examiner attentivement la preuve qui a suscité l’enquête afin de s’assurer que la police en a restreint la portée pour qu’elle ne soit pas plus large que la preuve le permet. En vue d’éviter que la vertu des gens soit éprouvée au hasard, les facteurs comme les suivants (entre autres) peuvent être utiles : la gravité du crime en question; le moment de la journée et le nombre d’activités et de personnes qui peuvent être touchées; la question de savoir si le profilage racial, les stéréotypes ou les vulnérabilités ont joué un rôle dans le choix du lieu; l’attente relative au niveau de protection de la vie privée à l’égard du secteur ou de l’espace; l’importance de l’espace virtuel pour la liberté d’expression; et l’existence d’autres techniques d’enquête, moins envahissantes.

La question sera toujours la même : des facteurs objectifs justifiaient‑ils l’existence de soupçons raisonnables que la personne qui a répondu au téléphone cellulaire se livrait au trafic de drogue lorsque la police lui a donné l’occasion de commettre un tel crime?

[42] Comme il a déjà été expliqué, un numéro de téléphone individuel est suffisamment précis et restreint pour être qualifié de lieu en vue de l’application du premier volet de la doctrine de la provocation policière. Nous souscrivons à l’opinion de la juge Himel : [traduction] « . . . les téléphones sont de plus en plus personnels » et, dans la plupart des cas, il y aura « peu de différence réelle entre les renseignements qu’obtient la police au sujet de la ligne téléphonique et les renseignements qu’elle obtient au sujet de la personne qui y répond » (motifs de la C.A., par. 109). Habituellement, et comme l’a noté la juge Himel, il s’agira d’une distinction sans importance, car les soupçons raisonnables à l’égard de l’un fondent les soupçons raisonnables à l’égard de l’autre. Nous ne pouvons donc pas imposer des distinctions catégoriques fondées sur la forme que prennent ces renseignements — c’est‑à‑dire, les renseignements sur des gens et sur l’endroit où ils se trouvent (ou leur numéro de téléphone). En définitive, c’est une personne qui est devant le tribunal en tant qu’accusé. De plus, la question sera toujours la même : des facteurs objectifs justifiaient‑ils l’existence de soupçons raisonnables que la personne qui a répondu au téléphone cellulaire se livrait au trafic de drogue lorsque la police lui a donné l’occasion de commettre un tel crime? Ces facteurs peuvent être liés en partie aux soupçons raisonnables à l’égard de la personne, ou du numéro de téléphone, ou des deux.

Permettre à la police de cibler de larges espaces virtuels est contraire à l’arrêt Mack et à sa norme des soupçons raisonnables, et ne tient pas compte du fait que des communautés légitimes existent autant en ligne que dans le monde physique.

[43] En dernier lieu, nous faisons remarquer que les tribunaux d’instance inférieure ont déjà conclu que la police peut mener de véritables enquêtes sur des espaces virtuels autres que des numéros de téléphone. Cependant, nous répétons que le risque grave lié au fait que la vertu des gens puisse être éprouvée au hasard lors de telles enquêtes exige que l’espace virtuel soit défini de façon étroite et avec précision (Barnes, p. 463). À notre avis, des sites Web entiers ou des plateformes de médias sociaux seront rarement, voire jamais, suffisamment spécifiques pour fonder des soupçons raisonnables. Permettre à la police de cibler de larges espaces virtuels est contraire à l’arrêt Mack et à sa norme des soupçons raisonnables, et ne tient pas compte du fait que des communautés légitimes existent autant en ligne que dans le monde physique.

Les pratiques policières elles‑mêmes démontrent que, peu importe si la police fait enquête sur une personne ou un numéro de téléphone, diverses mesures peuvent être prises suivant la réception d’une information associant un numéro de téléphone à une opération de vente de drogue sur appel avant que l’appel au numéro obtenu soit fait.

[58]                          Dans les deux appels en l’espèce, les policiers ont eu des conversations téléphoniques avec les appelants dans le cadre de leur enquête, et celles‑ci ont été transcrites. Les deux juges du procès ont examiné les transcriptions de ces conversations pour établir si les appelants avaient été victimes de provocation policière. La Couronne affirme qu’ils ont eu tort de le faire. Elle soutient plutôt que [traduction] « l’ensemble de la conversation » entre les agents d’infiltration et leurs cibles devraient être examinées pour établir si la preuve de l’existence de la provocation policière a été établie, et que les circonstances qui suivent la demande d’achat de drogue doivent également être prises en compte.

[59]                          Nous ne sommes pas de cet avis. À moins que les policiers aient eu des soupçons raisonnables avant que l’appel téléphonique soit fait, l’examen des propos échangés pendant l’appel est inévitable. L’examen des conversations entre des agents d’infiltration et leurs cibles dans le contexte de la vente de drogue sur appel est la conséquence inévitable de la reconnaissance de l’exigence selon laquelle les policiers doivent avoir des soupçons raisonnables avant de donner une occasion de commettre un crime. Bien que nous soyons d’accord pour dire que la conversation doit être examinée dans son contexte, cela doit être fait afin d’établir si l’agent d’infiltration a demandé précisément d’acheter de la drogue, et s’il avait des soupçons raisonnables avant de donner l’occasion de commettre un crime.

Notre point de vue sur le moment où les soupçons raisonnables sont formés est fondamental. Les soupçons raisonnables ne peuvent prendre forme rétroactivement; ils s’appliquent plutôt prospectivement. Depuis son adoption, la doctrine de la provocation policière exige que les policiers aient des soupçons raisonnables d’une activité criminelle avant de donner l’occasion de commettre une infraction.

[60] Notre point de vue sur le moment où les soupçons raisonnables sont formés est fondamental. Les soupçons raisonnables ne peuvent prendre forme rétroactivement; ils s’appliquent plutôt prospectivement. Depuis son adoption, la doctrine de la provocation policière exige que les policiers aient des soupçons raisonnables d’une activité criminelle avant de donner l’occasion de commettre une infraction. Les soupçons raisonnables — comme tout degré de justification dans le cadre d’une enquête — peuvent justifier une action seulement sur le fondement de renseignements que possède déjà la police (voir, p. ex., Swan, par. 27; R. c. Saeed, 2016 CSC 24, [2016] 1 R.C.S. 518, par. 64; Ormerod et Roberts, p. 46, note 31). Il s’ensuit que la décision de porter atteinte à la vie privée d’une personne et de lui offrir l’occasion de commettre un crime n’est justifiée que si les motifs de le faire sont antérieurs à la mesure. Cela n’est pas différent de la règle qui s’applique dans toutes les situations où cette norme (ou par ailleurs toute norme) est appliquée pour justifier des actes de l’État qui portent atteinte aux intérêts individuels protégés. La police ne peut détenir une personne aux fins d’enquête si elle n’a pas déjà des soupçons raisonnables que cette personne est impliquée dans un crime donné (R. c. Mann, 2004 CSC 52, [2004] 3 R.C.S. 591, par. 34). Elle ne peut non plus procéder à une fouille de sécurité si elle n’a pas déjà des motifs raisonnables de croire que sa sécurité ou celle des autres est menacée (R. c. MacDonald, 2014 CSC 3, [2014] 1 R.C.S. 37, par. 41). Qui plus est, la Cour a clairement établi que les soupçons raisonnables doivent être évalués au moment de la fouille effectuée à l’aide d’un chien renifleur et non après (Chehil, par. 68).

L’examen du langage utilisé peut révéler, comme il le fait en l’espèce, la différence entre le policier qui étudie attentivement les réponses reçues pour savoir si elles justifient des soupçons raisonnables, et le policier qui ne fait aucune tentative sérieuse de vérifier une information dont la fiabilité est inconnue et qui demande immédiatement des drogues.

En résumé, si la police n’a pas réussi à établir des soupçons raisonnables avant de faire l’appel, les tribunaux devront alors inévitablement examiner attentivement les mots précis utilisés lors de l’appel.

Il est préférable — et il s’agit de la façon la plus sûre d’éviter la « dissection » par les tribunaux — que la police ait des soupçons raisonnables avant de faire l’appel.

[61] Nous reconnaissons que des critiques ont été formulées à l’égard de l’approche qui est parfois décrite comme une « dissection » stricte des conversations entre les policiers et les personnes visées par leur enquête. Le terme « dissection », cependant, ne rend pas l’objet de la démarche ni la façon dont elle est effectuée. Le tribunal doit examiner toutes les circonstances, et non simplement le langage utilisé lors de l’appel, afin d’établir si la police avait des soupçons raisonnables au moment où l’occasion a été donnée. Dans les cas de vente de drogue sur appel, les conversations sont un moyen par lequel des soupçons raisonnables peuvent prendre forme et le moyen de perpétrer l’infraction en tant que telle. Étant donné que la police ne peut vérifier l’identité de ses interlocuteurs lorsqu’elle mène des opérations dans un monde virtuel, le fait de déterminer le moment où une cible se voit donner l’occasion de faire du trafic exige inévitablement que les tribunaux examinent attentivement le langage utilisé. Il s’agit d’un fondement sur lequel la police s’appuie souvent pour porter des jugements professionnels concernant les actes qui sont légalement autorisés. C’est aussi sur ce fondement que s’appuient les tribunaux pour examiner la légalité de ces actes. L’examen du langage utilisé peut révéler, comme il le fait en l’espèce, la différence entre le policier qui étudie attentivement les réponses reçues pour savoir si elles justifient des soupçons raisonnables, et le policier qui ne fait aucune tentative sérieuse de vérifier une information dont la fiabilité est inconnue et qui demande immédiatement des drogues.

[62] En résumé, si la police n’a pas réussi à établir des soupçons raisonnables avant de faire l’appel, les tribunaux devront alors inévitablement examiner attentivement les mots précis utilisés lors de l’appel. Bien sûr, il est préférable — et il s’agit de la façon la plus sûre d’éviter la « dissection » par les tribunaux — que la police ait des soupçons raisonnables avant de faire l’appel. À notre avis, ces deux voies établissent un juste équilibre : elles accordent suffisamment de latitude à la police, tout en protégeant la population canadienne contre les invitations injustifiées à commettre une infraction. Autrement dit, cette approche reconnaît que [traduction] « l’exigence relative aux soupçons raisonnables . . . n’est pas un prix très élevé à payer pour maintenir . . . la primauté du droit » (Pucci, par. 12).

Pour établir si une action policière constitue une occasion de commettre une infraction, il faut se pencher à la fois sur la définition de l’infraction et sur le contexte dans lequel l’action a été posée.

Lors d’une conversation, une occasion sera établie lorsqu’une réponse affirmative à la question posée par le policier pourra satisfaire aux éléments matériels d’une infraction.

Dans le contexte de la vente de drogue sur appel, où le contact initial entre le policier et la cible se fait entièrement par téléphone, la démarche consiste essentiellement à établir si les mots utilisés par le policier constituent une occasion de commettre une infraction de trafic de drogue.

Une occasion de commettre une infraction est offerte lorsque le policier pose une question à l’accusé et que celui‑ci peut commettre une infraction simplement en y répondant « oui ».

[63] Pour établir si une action policière constitue une occasion de commettre une infraction, il faut se pencher à la fois sur la définition de l’infraction et sur le contexte dans lequel l’action a été posée. À l’instar d’autres aspects de la doctrine de la provocation policière, ce processus reflète l’équilibre établi entre l’intérêt qu’a l’État à enquêter sur les crimes et la limite qu’impose le droit contre l’intrusion injustifiée dans la vie personnelle des gens. Lors d’une conversation, une occasion sera établie lorsqu’une réponse affirmative à la question posée par le policier pourra satisfaire aux éléments matériels d’une infraction. Dans le contexte de la vente de drogue sur appel, où le contact initial entre le policier et la cible se fait entièrement par téléphone, la démarche consiste essentiellement à établir si les mots utilisés par le policier constituent une occasion de commettre une infraction de trafic de drogue.

[64] Par conséquent, il s’agit d’établir à quel point la conduite policière se rapproche de la perpétration d’une infraction. Afin que la police puisse avoir suffisamment de souplesse pour enquêter sur les crimes, les actions d’un policier — pour constituer une offre d’une occasion de commettre un crime — doivent se rapprocher suffisamment d’une conduite qui satisferait aux éléments de l’infraction. Par exemple, dans l’arrêt Bayat, le juge Rosenberg a conclu que le fait d’engager une conversation en ligne avec une cible ne constituait pas une occasion de commettre l’infraction de leurre d’enfants. Il a comparé le premier contact au fait de [traduction] « frapper à une porte » (par. 19). À son avis, ce premier contact avait trop peu de liens avec la perpétration de l’infraction pour constituer une offre d’une occasion de commettre une infraction (voir aussi R. c. Vezina (A.), 2014 CACM 3, 461 N.R. 286, par. 5‑6; Williams (2010), par. 45‑47). Dans le contexte particulier du trafic de drogue, nous faisons nôtre la conclusion tirée par le juge Trotter au par. 27 de sa décision relative à l’arrêt des procédures dans l’affaire Williams : une occasion de commettre une infraction est offerte lorsque le policier pose une question à l’accusé et que celui‑ci peut commettre une infraction simplement en y répondant « oui ».

[65] La définition du trafic de drogue dans la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19 (LRCDAS) est large. Elle comprend non seulement la vente, le transport et l’administration de substances illicites, mais aussi toute offre d’effectuer l’une de ces opérations (LRCDAS, art. 2(1), « trafic » et par. 5(1); R. c. Murdock (2003), 2003 CanLII 4306 (ON CA), 176 C.C.C. (3d) 232 (C.A. Ont.), par. 14; MacFarlane, Frater et Michaelson, vol. 1, p. 5‑18.1 à 5‑21). La définition de « trafic » est restreinte à toute opération « relativement à une substance inscrite à l’une ou l’autre des annexes I à V ». Une entente générale de vente de « drogue » ou d’un « produit » ne sera pas suffisante, à moins qu’il y ait des éléments contextuels qui restreignent l’opération relativement à une drogue en particulier inscrite à l’une de ces annexes.

[66] Pour ces motifs, les policiers peuvent poser des questions exploratoires à la cible, en lui demandant par exemple si elle vend de la drogue, sans lui donner l’occasion de faire le trafic de drogues illicites (voir, p. ex., R. c. Ralph (A.), 2014 ONCA 3, 313 O.A.C. 384, par. 32). Une occasion n’est fournie que lorsque les détails de la transaction sont restreints au point où la demande vise un type de drogue en particulier et, par conséquent, la cible peut commettre une infraction en acceptant simplement de fournir ce que le policier lui a demandé. Dans certains cas, une demande visant l’achat d’une quantité précise de drogue suffira. Par exemple, dans le cas de M. Williams, alors que la police cherchait à vérifier une information selon laquelle l’individu était un trafiquant de cocaïne, une demande visant à obtenir une quantité précise de cette drogue (p. ex., [traduction] « Ça m’en prend pour 80 ») constituait une occasion (décision relative à l’arrêt des procédures, par. 9). De fait, les tribunaux ont toujours reconnu qu’une demande visant l’achat d’un type précis de drogue formulée pendant une conversation équivaudra à une occasion de commettre un crime (Ralph, par. 29 et 31‑32; R. c. Imoro, 2010 ONCA 122, 251 C.C.C. (3d) 131, par. 3 et 15‑16, conf. 2010 CSC 50, [2010] 3 R.C.S. 62; Townsend, par. 42 et 47; R. c. Gould, 2016 ONSC 4069, par. 18 et 30 (CanLII)). Par conséquent, des expressions comme [traduction] « J’en veux pour 40 », « Il me faut six vertes », « J’en voudrais pour 60 », « 4 pour 100 », « un huitième » et « un demi‑huitième » ont toutes été considérées comme des occasions (R. c. Marino‑Montero, [2012] O.J. No. 1287 (QL) (C.S.), par. 15; R. c. Izzard, [2012] O.J. No. 2516 (QL) (C.S.), par. 22; Williams (2010), par. 19, voir aussi par. 54; R. c. Gladue, 2012 ABCA 143, 285 C.C.C. (3d) 154, par. 4 et 11; R. c. Stubbs, 2012 ONSC 1882, par. 12 (CanLII); Arriagada, par. 26; Clarke, par. 37)[2].

[67] Devant la Cour, la Couronne a soutenu que l’occasion de commettre une infraction — au sens où on l’entend pour l’application de la doctrine de la provocation policière — ne survient pas au moment où l’entente de vente de drogue est conclue pendant l’appel, mais seulement après, lorsque le policier rencontre le suspect en personne et que la transaction en personne est effectuée. Cet argument n’est pas fondé. Dans les affaires de provocation policière liées à la drogue, les tribunaux ont implicitement rejeté une telle approche en se demandant si l’accusé avait été victime de provocation policière pendant la conversation initiale, même si la transaction en personne a eu lieu ultérieurement. Dans l’affaire Swan, par exemple, bien que l’accusé ait finalement rencontré l’agente d’infiltration et lui ait vendu pour 40 $ de cocaïne (par. 7), l’analyse de la juge Prowse portait principalement sur l’appel téléphonique (par. 27‑29). Dans l’affaire Olazo, l’accusé a finalement rencontré l’agent d’infiltration (par. 10), mais le juge Donald s’est concentré sur l’appel (par. 26). Dans l’affaire Ralph, l’accusé a vendu de la drogue au policier à six reprises après leur premier appel téléphonique (par. 2), mais le juge Rosenberg s’est tout de même concentré sur les mots utilisés pendant cet appel (par. 32).

Pour assurer l’équité de la conduite des représentants de l’État, il DOIT y avoir arrêt des procédures relativement aux accusations qui se rapportent au comportement visé par une conduite policière abusive.

S’il est établi que l’offre a été présentée avant que les soupçons raisonnables aient pris forme, la provocation policière est alors démontrée et il DOIT y avoir arrêt des procédures.

[68] Il s’ensuit que, pour assurer l’équité de la conduite des représentants de l’État, il doit y avoir arrêt des procédures relativement aux accusations qui se rapportent au comportement visé par une conduite policière abusive — c’est‑à‑dire, l’infraction de trafic qui a été offerte et les infractions de trafic en personne ou de possession en vue de faire le trafic auxquelles l’offre est directement liée. Conclure autrement ne tiendrait pas compte de la provocation policière qui a lieu pendant l’appel téléphonique et de son lien direct avec les infractions qui ont par la suite été reprochées. La conduite policière lors des enquêtes sur les opérations de vente de drogue sur appel vise le trafic de drogue. La raison même pour laquelle les policiers interagissent avec leurs cibles en personne est de mener à bien les occasions offertes par téléphone. Suivre le raisonnement de la Couronne et suspendre les accusations découlant de l’offre tout en inscrivant des déclarations de culpabilité pour l’infraction de trafic de drogue à laquelle se rapportait l’offre serait hautement technique et, de fait, artificiel, ce qui irait à l’encontre des objectifs de la doctrine de la provocation policière et ferait abstraction de sa raison d’être, soit d’empêcher l’intrusion dans la vie privée des gens pour éprouver leur vertu.

[69] En conclusion, étant donné les principes régissant la doctrine de la provocation policière, les policiers qui enquêtent sur des opérations de vente de drogue sur appel en appelant à un numéro de téléphone qu’ils soupçonnent d’être utilisé pour le trafic de drogues illicites doivent avoir des soupçons raisonnables avant d’offrir l’occasion de faire le trafic de drogue. S’ils n’ont pas de soupçons raisonnables avant de faire l’appel, ils doivent en avoir au cours de leur conversation avant de faire l’offre. La décision quant à savoir si cette exigence est satisfaite doit être le produit d’un examen judiciaire rigoureux, tenant compte de l’ensemble des facteurs indiquant une participation au trafic de drogue. En outre, s’il est établi que l’offre a été présentée avant que les soupçons raisonnables aient pris forme, la provocation policière est alors démontrée et il doit y avoir arrêt des procédures.

[71] La seule question à laquelle il faut répondre pour trancher chaque pourvoi est de savoir si, en fonction de l’ensemble des facteurs connus de la police, celle‑ci avait des soupçons raisonnables que la cible ou le numéro de téléphone était associé au trafic de drogue au moment où le policier a donné l’occasion de commettre un crime.

Les tribunaux peuvent tenir compte de l’ensemble des facteurs objectifs connus des membres de l’équipe d’enquête au moment pertinent pour établir si la décision a été prise sur le fondement de soupçons raisonnables.

[82] Nous sommes aussi de cet avis. Les tribunaux peuvent tenir compte de l’ensemble des facteurs objectifs connus des membres de l’équipe d’enquête au moment pertinent pour établir si la décision a été prise sur le fondement de soupçons raisonnables. De toute évidence, les policiers doivent pouvoir se fier aux enquêtes des autres policiers et il n’est pas nécessaire que le policier qui fait l’appel dispose personnellement de tous les renseignements qui justifient l’existence de soupçons raisonnables (voir, p. ex., Debot, p. 1166). Souvent, le travail de la police mobilise de nombreux policiers qui font chacun une partie de l’enquête. Dans le contexte des enquêtes concernant la vente de drogues sur appel, plusieurs tribunaux d’instances inférieures ont aussi adopté cette approche (voir R. c. Gladue, 2011 ABQB 194, 54 Alta. L.R. (5th) 84, par. 60, conf. 2012 ABCA 143, 285 C.C.C. (3d) 154; R. c. Coutre, 2013 ABQB 258, 557 A.R. 144, par. 14; Sawh, par. 112).

Les faits ayant servi à fonder les soupçons raisonnables doivent être présentés aux tribunaux en vue d’un examen indépendant.

[83] Cependant, les faits ayant servi à fonder les soupçons raisonnables doivent être présentés aux tribunaux en vue d’un examen indépendant. Comme nous l’avons souligné, l’objectif principal de la norme des soupçons raisonnables est que la conduite policière fasse l’objet d’un examen judiciaire valable (voir par. 24 et 45‑46). Exiger que la police révèle les raisons pour lesquelles elle a ciblé un accusé ne modifie pas le fardeau qui incombe à ce dernier de prouver qu’il y a eu provocation policière; cela ne fait que reconnaître que seule la police peut mettre en avant les circonstances dont elle avait connaissance et qui ont donné lieu aux soupçons raisonnables. Libérer la police de l’exigence d’avoir à fournir des éléments de preuve objectivement susceptibles de faire l’objet d’un examen — en l’espèce, la preuve du lien entre « Jay » et M. Williams — reviendrait à adopter le même raisonnement fondé sur la « bonne foi » qui a été rejeté à juste titre dans la jurisprudence sur les soupçons raisonnables.

[84] En l’espèce, la police semble avoir tenu pour acquis que l’information — selon laquelle Jay faisait le trafic de cocaïne à l’aide du numéro de téléphone fourni — concernait M. Williams. Or, aucun élément de preuve n’établissait que la source avait fait un lien entre Jay et M. Williams, et rien ne permettait de conclure qu’il s’agissait de la même personne. En effet, la policière qui avait déjà eu affaire à M. Williams a dit qu’elle ne savait pas qu’il utilisait le prénom « Jay ». Bien qu’un lien entre les deux soit établi dans le rapport, rien ne démontrait que ce lien était justifié ou raisonnable. En l’absence d’une telle preuve, la Cour ne peut présumer qu’une simple information selon laquelle Jay utilisait un numéro de téléphone en particulier pour faire le trafic de cocaïne était fiable et actuelle. La confirmation que l’interlocuteur était Jay ne confirmait que cet élément de l’information — soit qu’une personne prénommée « Jay » utilisait ce téléphone. Ce n’est qu’après que le policier lui eut donné l’occasion de vendre de la cocaïne qu’il a été confirmé que l’interlocuteur utilisait ce téléphone à cette fin. La seule conclusion qui peut être tirée sans risque d’erreur du dossier tel qu’il est constitué est celle qu’a tirée le juge Trotter : la police ne disposait de rien de plus qu’une simple information selon laquelle une personne utilisant un numéro de téléphone en particulier vendait de la drogue et cela ne pouvait fonder des soupçons raisonnables.