R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43
Les suggestions communes contribuent à rendre le système de justice pénale équitable et efficace.
[1] Les discussions que tiennent les avocats du ministère public et ceux de la défense en vue d’un règlement sont non seulement courantes dans le système de justice pénale, elles sont essentielles. Menées correctement, elles permettent un fonctionnement en douceur et efficace du système.
[2] Les recommandations conjointes relatives à la peine — c’est‑à‑dire lorsque les avocats du ministère public et de la défense conviennent de recommander au juge une peine en particulier, en échange d’un plaidoyer de culpabilité de la part de l’accusé — font partie des discussions en vue d’un règlement[1]. Elles constituent un moyen à la fois accepté et acceptable d’arriver à une entente sur le plaidoyer. On en voit tous les jours dans les salles d’audience partout au pays, et elles sont essentielles au bon fonctionnement du système de justice pénale. Comme l’a dit notre Cour dans R. c. Nixon, 2011 CSC 34 (CanLII), [2011] 2 R.C.S. 566, ces recommandations conjointes contribuent non seulement à ce « que l’on règle la grande majorité des affaires pénales au Canada », mais « elles contribuent donc à rendre le système de justice pénale équitable et efficace » (par. 47).
[3] Toutefois, les recommandations conjointes relatives à la peine ne sont pas sacro‑saintes. Les juges du procès peuvent les écarter. Ce fut le cas dans la présente affaire. L’appelant, M. Anthony‑Cook, a enregistré un plaidoyer de culpabilité pour homicide involontaire coupable en se fondant sur une recommandation conjointe relative à la peine. Le juge du procès a rejeté la recommandation conjointe et a imposé une peine de détention plus longue que celle que proposaient les avocats du ministère public et de la défense. Il a aussi prononcé une ordonnance de probation de trois ans, même si la recommandation conjointe ne prévoyait pas de période de probation.
Quel critère les juges ont besoin pour apprécier le caractère acceptable d’une suggestion commune?
Le critère de l’intérêt public
[32] Selon le critère de l’intérêt public, un juge du procès ne devrait pas écarter une recommandation conjointe relative à la peine, à moins que la peine proposée soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou qu’elle soit par ailleurs contraire à l’intérêt public. Mais que signifie ce seuil? Deux arrêts de la Cour d’appel de Terre‑Neuve‑et‑Labrador sont utiles à cet égard.
[33] Dans Druken, au par. 29, la cour a jugé qu’une recommandation conjointe déconsidérera l’administration de la justice ou sera contraire à l’intérêt public si, malgré les considérations d’intérêt public qui appuient l’imposition de la peine recommandée, elle [traduction] « correspond si peu aux attentes des personnes raisonnables instruites des circonstances de l’affaire que ces dernières estimeraient qu’elle fait échec au bon fonctionnement du système de justice pénale ». Et, comme l’a déclaré la même cour dans R. v. B.O.2, 2010 NLCA 19 (CanLII), au par. 56, lorsqu’ils examinent une recommandation conjointe, les juges du procès devraient [traduction] « éviter de rendre une décision qui fait perdre au public renseigné et raisonnable sa confiance dans l’institution des tribunaux ».
[34] À mon avis, ces déclarations fermes traduisent l’essence du critère de l’intérêt public élaboré par le comité Martin. Elles soulignent qu’il ne faudrait pas rejeter trop facilement une recommandation conjointe, une conclusion à laquelle je souscris. Le rejet dénote une recommandation à ce point dissociée des circonstances de l’infraction et de la situation du contrevenant que son acceptation amènerait les personnes renseignées et raisonnables, au fait de toutes les circonstances pertinentes, y compris l’importance de favoriser la certitude dans les discussions en vue d’un règlement, à croire que le système de justice avait cessé de bien fonctionner. Il s’agit indéniablement d’un seuil élevé — et à juste titre, comme je l’explique ci‑après.
Indications à l’attention des praticiens quant aux suggestion communes
[51] Premièrement, les juges du procès devraient aborder la recommandation conjointe telle qu’elle leur est présentée. Autrement dit, le critère de l’intérêt public s’applique, que le juge envisage de modifier la peine recommandée ou d’y ajouter quelque chose dont les parties n’ont pas fait mention, par exemple une ordonnance de probation. Si les parties n’ont pas sollicité une ordonnance en particulier, le juge devrait supposer qu’elle a été examinée et exclue de la recommandation conjointe. Toutefois, si les avocats ont omis d’inclure une ordonnance impérative, le juge ne devrait pas hésiter à les en informer. Le besoin de certitude dans le contexte des recommandations conjointes ne peut justifier l’omission d’imposer une ordonnance impérative.
[52] Deuxièmement, les juges du procès doivent appliquer le critère de l’intérêt public lorsqu’ils envisagent d’infliger une peine plus lourde ou plus clémente que celle recommandée conjointement (DeSousa, le juge Doherty). Cela ne veut pas dire pour autant que l’analyse sera la même dans les deux cas. Au contraire, du point de vue de l’accusé, l’infliction d’une peine plus clémente ne suscite pas chez lui de préoccupations relativement au droit à un procès équitable, ni ne mine sa confiance envers la certitude des négociations sur le plaidoyer. De plus, quand il se demande si la sévérité d’une peine recommandée conjointement irait à l’encontre de l’intérêt public, le juge du procès doit être conscient de l’inégalité du rapport de force qu’il peut y avoir entre le ministère public et la défense, surtout lorsque l’accusé n’est pas représenté par avocat ou est détenu au moment de la détermination de la peine. Ces facteurs peuvent atténuer l’intérêt qu’a le public dans la certitude et justifier l’imposition d’une peine plus clémente dans des circonstances limitées. Par contre, lorsque le juge du procès envisage d’infliger une peine plus clémente, il doit se rappeler que la confiance de la société envers l’administration de la justice risque d’en souffrir si un accusé profite des avantages d’une recommandation conjointe sans avoir à purger la peine convenue (voir DeSousa, par. 23‑24).
[53] Troisièmement, en présence d’une recommandation conjointe controversée, le juge du procès voudra sans aucun doute connaître les circonstances à l’origine de la recommandation conjointe, en particulier tous les avantages obtenus par le ministère public ou toutes les concessions faites par l’accusé. Plus les avantages obtenus par le ministère public sont grands, et plus l’accusé fait de concessions, plus il est probable que le juge du procès doive accepter la recommandation conjointe, même si celle‑ci peut paraître trop clémente. Par exemple, si la recommandation conjointe est le fruit d’une entente par laquelle l’accusé s’engage à prêter main‑forte au ministère public ou à la police, ou si elle reflète une faille dans la preuve du ministère public, une peine très clémente peut ne pas être contraire à l’intérêt public. Par contre, si la recommandation conjointe ne découlait que du constat de l’accusé qu’une déclaration de culpabilité était inévitable, la même peine pourrait faire perdre au public la confiance que lui inspire le système de justice pénale.
[54] Les avocats doivent évidemment donner au tribunal un compte rendu complet de la situation du délinquant, des circonstances de l’infraction ainsi que de la recommandation conjointe sans attendre que le juge du procès le demande explicitement. Puisque les juges du procès sont tenus de ne s’écarter que rarement des recommandations conjointes, [traduction] « les avocats ont l’obligation corollaire » de s’assurer qu’ils « justifient amplement leur position en fonction des faits de la cause, tels qu’ils ont été présentés en audience publique » (rapport du comité Martin, p. 329). La détermination de la peine — y compris celle fondée sur une recommandation conjointe — ne peut se faire à l’aveuglette. Le ministère public et la défense doivent [traduction] « présenter au juge du procès non seulement la peine recommandée, mais aussi une description complète des faits pertinents à l’égard du contrevenant et de l’infraction », dans le but de donner au juge « un fondement convenable lui permettant de décider si [la recommandation conjointe] devrait être acceptée » (DeSousa, par. 15; voir aussi Sinclair, par. 14).
[55] Cela ne veut pas dire que les avocats doivent informer le juge du procès [traduction] « des positions qu’ils ont adoptées lors des négociations ou du contenu de leurs discussions ayant mené à l’entente » (R. v. Tkachuk, 2001 ABCA 243 (CanLII), 293 A.R. 171, par. 34). Les avocats doivent cependant être en mesure d’expliquer au juge pourquoi la peine qu’ils recommandent n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou n’est pas par ailleurs contraire à l’intérêt public. S’ils ne le font pas, ils courent le risque de voir le juge du procès rejeter la recommandation conjointe.
[56] Certes, dans certains cas, il ne sera pas possible de consigner au dossier les principales considérations sous‑tendant une recommandation conjointe, en raison de préoccupations quant à la sécurité ou la vie privée, ou du risque de mettre en péril des enquêtes criminelles en cours (voir le rapport du comité Martin, p. 317). Dans de tels cas, les avocats doivent trouver d’autres moyens de communiquer ces considérations au juge du procès, et ce, dans le but de s’assurer que le juge est au fait des facteurs pertinents et qu’un dossier adéquat est créé pour les besoins d’un appel éventuel.
[57] Une justification exhaustive de la recommandation conjointe comporte également un élément important relatif à la perception du public. À moins que les avocats consignent au dossier les considérations sous‑tendant la recommandation conjointe, [traduction] « la justice peut être rendue, mais elle peut paraître ne pas l’être; le public peut soupçonner, à tort ou à raison, qu’elle est entachée d’une irrégularité » (C. C. Ruby, G. J. Chan et N. R. Hasan, Sentencing (8e éd. 2012), p. 73).
[58] Quatrièmement, si le juge du procès n’est pas satisfait de la peine recommandée par les avocats, [traduction] « l’équité fondamentale exige que soit offerte aux avocats la possibilité de présenter des observations additionnelles en vue de tenter de répondre aux préoccupations du juge [. . .] avant qu’il impose la peine » (G.W.C., par. 26). Le juge devrait faire part aux avocats de ses préoccupations, et les inviter à y répondre, en leur indiquant notamment la possibilité de permettre à l’accusé de retirer son plaidoyer de culpabilité, comme l’a fait le juge du procès en l’espèce.
[59] Cinquièmement, si les préoccupations que le juge du procès a soulevées au sujet de la recommandation conjointe ne sont pas atténuées, le juge peut permettre à l’accusé de demander le retrait de son plaidoyer de culpabilité. Il n’est pas nécessaire d’établir, dans les présents motifs, les circonstances dans lesquelles un plaidoyer peut être retiré. Toutefois, à titre d’exemple, le retrait peut être autorisé lorsque les avocats ont commis une erreur fondamentale quant à la légalité de la recommandation conjointe, par exemple si une peine d’emprisonnement avec sursis a été recommandée mais ne peut être imposée.
[60] Enfin, le juge du procès qui n’est toujours pas convaincu par les observations des avocats devrait énoncer des motifs clairs et convaincants à l’appui de sa décision d’écarter la recommandation conjointe. Ces motifs permettront d’expliquer aux parties pourquoi la peine recommandée n’était pas acceptable, et pourront leur être utiles pour le règlement d’affaires ultérieures. Les motifs faciliteront aussi l’examen en appel.