R. c. Trottier, 2020 QCCA 703

La peine minimale de cinq ans d’emprisonnement prévue à l’alinéa 272(2)a.2) est inconstitutionnelle.

[52] Les requérantes reprochent ensuite au juge de première instance d’avoir utilisé une fourchette des peines inadéquate. Le juge ne fait pas expressément mention d’une fourchette des peines dans son jugement, mais il cite huit précédents et fait le constat que les peines qui y sont infligées vont de 30 mois à 8 ans d’emprisonnement. Toutefois, la peine de 3 ans d’emprisonnement que le juge impose se situe près du milieu de la fourchette des peines qui s’est développée au Québec à partir du jugement de 2004 rendu par le juge Robert Sansfaçon dans l’affaire R. c. Cloutier[60]. Les requérantes font valoir que cette fourchette est inadéquate et que le juge aurait dû l’actualiser, notamment à la lumière de l’arrêt de notre Cour dans R. c. Régnier[61].

[53] Dans cet arrêt, il s’agissait d’infractions d’accès à de la pornographie juvénile, de possession et de distribution de pornographie juvénile (art. 163.1 C.cr.) et c’est la fourchette spécifique à ces infractions que la Cour a jugé inadéquate, ainsi que dans l’arrêt Ibrahim[62] également invoqué par les appelantes.

[54] Toutefois, dans son arrêt Friesen[63], la Cour suprême elle-même prône un rehaussement de la sévérité des peines dans le cas de crimes d’ordre sexuel commis contre des enfants. Elle se fonde sur deux motifs principaux : parce que le législateur en a exprimé la volonté en augmentant la durée des peines maximales pour ces infractions, particulièrement en 2015, et parce que la société comprend mieux la gravité et la nocivité de la violence sexuelle contre les enfants[64].

[55] La Cour est cependant d’avis que le présent appel ne peut pas être l’occasion d’établir une nouvelle fourchette de peines pour les crimes d’ordre sexuel contre des enfants. Trois motifs justifient ce constat en l’espèce. Premièrement, les infractions reprochées à l’intimé sont survenues en 2013, soit avant les modifications législatives de 2015 qui ont clairement manifesté la volonté du Parlement canadien de durcir les peines pour de tels crimes[65].

[56] Deuxièmement, les requérantes n’ont pas suffisamment fourni d’éléments du dossier de première instance pour se faire une idée juste de cette question du durcissement de peines et de l’établissement d’une nouvelle fourchette des peines conséquentes. Elles n’ont produit qu’une partie des témoignages rendus au procès. Elles n’ont pas non plus reproduit la teneur des plaidoiries et des échanges intervenus lors des débats sur la peine qui se sont pourtant étalés sur une période de sept jours.

[57] Troisièmement, le juge de première instance n’a pas commis les erreurs de principe signalées par la Cour suprême dans son arrêt R. c. Friesen lorsqu’il s’agit d’attribuer une peine à un délinquant condamné pour une infraction d’ordre sexuel commise contre un enfant. Ainsi, il n’a pas utilisé une fourchette de peines qui semble limiter son pouvoir discrétionnaire en fixant un plafond de trois à cinq ans d’emprisonnement ne pouvant être dépassé que dans des circonstances exceptionnelles, par exemple. À aucun moment ne laisse-t-il entendre qu’une peine de plus de trois ans ne pouvait être infligée qu’en de rares occasions[66]. Au contraire, le juge déclare que la sanction appropriée s’approchait de la peine minimale de cinq ans de détention si ce n’était des facteurs atténuants, en particulier le jeune âge de l‘accusé, son absence d’antécédents judiciaires malgré les difficultés de comportement rencontrées dans son adolescence et son caractère immature[67].

[82] Le problème avec la peine minimale de cinq ans en l’espèce résulte de la diversité des situations susceptibles de constituer une agression sexuelle visée par l’un des alinéas a) à d) du paragraphe 272(1) C.cr. Les différents modes de commission de l’infraction prévus dans cette disposition recouvrent une vaste gamme de possibilités, avec un éventail tout aussi large de degrés de culpabilité morale. Cette situation est bien illustrée par le passage suivant des motifs concordants de la juge Karakatsanis dans l’arrêt R. c. Morrison au sujet de la peine minimale de un an pour l’infraction de leurre de l’alinéa 172.1(2)a) C.cr. :

[179] L’infraction de leurre peut être commise de plusieurs façons, dans des circonstances très variées et par des personnes qui peuvent avoir divers degrés de culpabilité morale. Ces caractéristiques suffisent à rendre la disposition en cause vulnérable sur le plan constitutionnel parce qu’il est presque inévitable qu’il existera des situations tombant sous le coup de telles dispositions législatives où la peine minimale obligatoire sera exagérément disproportionnée (voir, p. ex., Lloyd, par. 35; Nur, par. 82; Smith, p. 1078). En termes simples, une infraction qui ratisse large augmente la probabilité que tombent dans ses mailles des individus dont la conduite ne justifie aucunement l’infliction de la peine minimale obligatoire.[94]

[83] Les hypothèses retenues par la jurisprudence démontrent que l’alinéa 272(2)a.2) C.cr. infligerait une peine minimale de cinq ans exagérément disproportionnée à certains contrevenants dans des situations raisonnablement prévisibles.

[84] En conséquence, la Cour est d’avis que même si le juge de première instance a employé un critère erroné en concluant que la peine minimale de cinq ans était exagérément disproportionnée dans le cas de l’intimé, la considération de situations raisonnablement prévisibles amène à conclure que cette peine minimale obligatoire de l’alinéa 272(2)a.2) C.cr. donnerait lieu à une peine exagérément disproportionnée dans de nombreuses situations raisonnablement prévisibles. Elle contrevient à l’article 12 de la Charte.

[85] Cette conclusion soulève la question de savoir si la disposition incriminée peut être sauvegardée par l’article 1 de la Charte. Le juge de première instance l’a tranchée en deux lignes en soulignant que personne n’avait défendu la position selon laquelle la peine minimale de cinq ans de l’alinéa 272(2)a.2) C.cr. était sauvegardée par l’article 1 de la Charte[95]. En appel, les parties n’ont pas davantage discuté de cette question ni dans leurs exposés ni à l’audience.

[86] Dans l’arrêt Nur, la juge en chef explique le problème de l’application de l’article 1 de la Charte à une peine totalement disproportionnée selon l’article 12 :

[111] Pour que l’atteinte aux droits des intimés garantis par l’art. 12 soit justifiée au regard de l’article premier de la Charte, la procureure générale de l’Ontario doit démontrer que la loi a un objectif réel et urgent et que le moyen choisi est proportionnel à cet objectif. Une loi est proportionnelle (1) lorsqu’il existe un lien rationnel entre le moyen choisi et cet objectif, (2) que le moyen choisi est de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question et (3) qu’il y a proportionnalité entre les effets préjudiciables de ses dispositions et leurs effets bénéfiques (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 103). Il sera difficile de démontrer qu’une peine minimale obligatoire jugée totalement disproportionnée sur le fondement de l’art. 12 est proportionnelle pour ce qui est de ses effets préjudiciables et de ses effets bénéfiques aux fins de l’article premier.[96]

[87] S’il y a un lien rationnel entre l’imposition d’une peine minimale de cinq ans d’emprisonnement et l’agression sexuelle causant des lésions à une personne de moins de 16 ans, les requérantes n’ont pas établi l’existence de moyens moins attentatoires de contrer ces agressions, qu’il s’agisse de restreindre le champ d’application de la règle de droit ou de permettre l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire dans des cas exceptionnels. Les requérantes n’ont pas démontré non plus que l’effet préjudiciable de la restriction des droits des délinquants est proportionnel à son effet bénéfique[97].

[88] Il faut en conséquence conclure que l’atteinte au droit garanti par l’article 12 de la Charte n’est pas justifiée au regard de son article 1.

Le tribunal doit être convaincu que la peine qui a été infligée est exagérément disproportionnée en ce qui concerne le délinquant : « au point où les Canadiens et Canadiennes considéreraient cette peine odieuse ou intolérable ».

[67] Le juge de première instance s’est inspiré des critères énoncés par la Cour suprême pour l’application du motif de refuser la détention provisoire d’un accusé lorsque cette détention « […] est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice » selon l’alinéa 515(10)c) C.cr.[77].

[68] Le juge a estimé qu’une personne raisonnable « aurait de la difficulté à comprendre » que l’on impose à un jeune homme de 19 ans une peine de réclusion de 5 ans et qu’elle serait « tout de même très probablement interpellée » par la sévérité de la sanction compte tenu des faits de l’espèce et des caractéristiques de l’accusé[78].

[69] Avec égards, la Cour est d’avis que ce n’est pas le critère qui doit être ici appliqué. Comme le fait bien voir la Cour suprême, le critère applicable est beaucoup plus exigeant :

[24] La Cour place la barre haute lorsqu’il s’agit de savoir si une peine constitue une peine cruelle et inusitée. Pour qu’elle soit « exagérément disproportionnée », la peine ne peut être simplement excessive. Elle doit être « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine », de même qu’« odieuse ou intolérable » socialement (Smith, p. 1072, citant Miller c. La Reine, 1976 CanLII 12 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 680, p. 688; Morrisey, par. 26; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 14). Plus la variété des comportements et des circonstances qui font encourir la peine minimale obligatoire est grande, plus cette peine est susceptible d’être infligée à des délinquants pour lesquels elle est exagérément disproportionnée.[79]

[70] Toujours selon la Cour suprême, il faut que le tribunal soit convaincu que la peine qui a été infligée est exagérément disproportionnée en ce qui concerne ce délinquant : « […] au point où les Canadiens et Canadiennes considéreraient cette peine odieuse ou intolérable »[80].