R. c. Boivin, 2017 QCCQ 8130

 

La requérante prétend que son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat a été violé, ce qui contrevient à l’article 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte]. Elle demande l’exclusion des résultats des échantillons d’haleine obtenus.

 

ANALYSE ET DÉCISION

[35]        L’article 10b) de la Charte prévoit que chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention, d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit.

[36]        La Cour suprême, dans R. c. Taylor[10], précise l’étendue de ce droit. Le juge Marco LaBrie de la Cour du Québec, dans R. c. Lauzier[11], résume ainsi les principes dégagés, tout en se référant à d’autres arrêts de la Cour suprême :

[172]         […] De plus, les policiers doivent faciliter l’exercice de ce droit dès le début de la détention, puisque la personne détenue ne peut exercer son droit que si les policiers lui accordent une possibilité raisonnable de le faire.[253]

[173]          Les policiers ont l’obligation de donner à une personne détenue accès à un téléphone dès que cela est possible en pratique, c’est-à-dire, à la première occasion raisonnable.[254] Ceci inclut tout téléphone disponible[255], mais les policiers n’ont pas l’obligation de fournir leur propre téléphone cellulaire.[256] Lorsqu’il y a un délai, la poursuite a le fardeau de prouver que ce délai était raisonnable dans les circonstances.[257]

[174]          L’objectif principal de ce droit est de fournir à la personne détenue, la possibilité d’obtenir les conseils juridiques préliminaires relativement à son droit de coopérer ou non avec l’enquête policière, et sur la manière d’exercer ses droits.[258]L’accès à un avocat et à des conseils juridiques fait en sorte qu’une personne, qui se trouve sous le contrôle de représentants de l’État, et qui encourt un risque juridique, puisse être informée de ses droits et de ses obligations, et obtenir des conseils sur la façon de faire valoir ses droits.[259] De plus, cela permet à cette personne d’être en mesure d’exercer un choix libre et éclairé quant à la décision de coopérer ou non à l’enquête policière et à la protéger contre le risque qu’elle ne s’incrimine involontairement.[260]

[175]          Les policiers qui détiennent une personne ont l’obligation d’informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde, et l’obligation de lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger), et l’obligation de s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (sauf en cas d’urgence ou de danger).[261]

[37]        Toujours dans Taylor, la Cour suprême rappelle que si la personne indique qu’elle veut exercer son droit, les policiers doivent lui donner la possibilité raisonnable de le faire, sauf en cas d’urgence ou de danger[12].

[38]        Dans le présent cas, le policier informe l’accusée mais indique que le droit sera exercé au poste. Donc, avec un délai et sans offrir la possibilité de consulter sur place.

[39]        Dans son analyse, le Tribunal retient que :

1)        Après la lecture de la carte, l’accusée exprime son désir de consulter un avocat immédiatement.

2)        Elle en connaît un.

3)        Sa demande est sérieuse, comme le reflète sa communication ultérieure au poste.

4)        Elle montre son cellulaire au policier. À cet égard, le témoignage crédible de l’accusée est retenu puisque précis alors que le souvenir du policier est flou. Son rapport ne contient aucune note à ce sujet[13].

5)        Un délai de 13 minutes s’écoule entre l’arrestation (0 h 30) et le départ pour le poste (0 h 43). L’accusée avait amplement le temps de parler à son avocat, comme le démontre la conversation ultérieure de 4 minutes au poste entre 1 h 4 et 1 h 8.

[40]        Le policier explique le délai de consultation au poste pour deux raisons.

[41]        Premièrement, la confidentialité.

[42]        Le juge LaBrie, dans Lauzier[14], traite ainsi la question de la confidentialité, dans le contexte d’un échec à l’ADA et d’un délai de 25 minutes après l’arrestation alors que l’accusé avait son téléphone cellulaire et qu’il connaissait un avocat qu’il aurait consulté si la possibilité lui avait été offerte :

[184]          Ceci constitue une violation au droit de la personne détenue d’exercer son droit sans délai.[273] L’agent Caron explique que la raison pour laquelle il n’offre pas à l’accusé la possibilité de consulter un avocat sur les lieux est qu’il est soucieux de préserver la confidentialité de la conversation de l’accusé avec son avocat. Il ajoute avoir décidé que cela ne se ferait qu’au poste de police dans local conçu à cette fin : « J’ai décidé de le transporter au poste de police puis à ce moment on a un endroit qui est conçu pour ça, où Monsieur peut faire ça de façon confidentielle. »

[185]          L’agent Caron reconnaît qu’outre la question de la confidentialité de la consultation téléphonique avec un avocat, il n’y a rien qui empêchait, dans le contexte des faits de ce dossier, que l’accusé puisse consulter un avocat avec son téléphone cellulaire[15] à l’arrière de l’auto-patrouille, alors que les agents le surveillent de l’extérieur de l’auto-patrouille, sans entendre la conversation. D’ailleurs, la jurisprudence a reconnu que pour respecter la confidentialité d’une conversation entre la personne détenue et l’avocat(e), il suffit que la conversation ne soit pas entendue par d’autres personnes.[277] Il n’y a pas nécessairement une violation lorsque les policiers sont en mesure de surveiller visuellement le détenu, mais sans entendre la conversation.[278]

[186]          De plus, le manque de confidentialité n’est pas une raison pour ne pas offrir à la personne détenue d’exercer son droit de consulter un avocat. Lorsque le manque de confidentialité est une réalité incontournable, il appartient à la personne détenue de choisir si elle désire quand même exercer son droit dans ce contexte ou si elle préfère l’exercer plus tard en toute confidentialité.[279]

[43]        Le juge LaBrie conclut à une violation.

[44]        Ces principes trouvent ici application. Différentes solutions pouvaient être envisagées pour assurer un certain degré de confidentialité. Par exemple :

▪   Comme le mentionne le juge LaBrie, l’accusé consulte son avocat assis à l’arrière du véhicule patrouille pendant que les policiers attendent à l’extérieur.

▪   Selon la même logique, le juge Vanchestein, dans R. c. Whitehead[16], retient que l’accusé peut prendre place dans son véhicule, sans pouvoir le mettre en marche, avec une surveillance extérieure.

[45]        Dans le présent cas, le policier reconnaît la possibilité de consulter sur place, par exemple, si les délais se prolongent[17].

[46]        De plus, l’état d’intoxication de l’accusée n’était pas avancé et elle comprenait bien la situation après la lecture des cartes. Elle pouvait donc valablement exercer des choix si le policier lui en avait offert.

[47]        Deuxièmement, la sécurité.

[48]        Dans son témoignage, le policier expose des possibilités théoriques qui ne collent pas à la présente situation. L’accusée, qui est de petite stature, collabore du début à la fin et l’ambiance est cordiale. Elle n’est pas menottée ni fouillée. Les symptômes décrits par le policier sont légers. La preuve ne démontre pas de risque pour la sécurité ni un danger de fuite. Il n’y a pas d’urgence.

[49]        Au total, en priorisant sur une base théorique la confidentialité et la sécurité, le policier n’a considéré qu’une seule option : la consultation au poste, selon une pratique applicable automatiquement. Il n’a jamais évalué l’alternative selon la situation en cause : la consultation sur place.

[50]        Il n’accorde aucune importance au téléphone cellulaire. D’une part, son rapport rédigé lors des événements ne contient pas de note à ce sujet. D’autre part, au procès, il n’a pas de souvenir. De toute façon, pour lui, cela n’a aucune importance puisque le « sans délai » de la Charte signifie que la consultation se fait au poste.

[51]        Le Tribunal conclut qu’il y a atteinte au droit de l’accusée à l’assistance d’un avocat sans délai.

[52]        D’autres juges de la Cour du Québec concluent en ce sens dans des situations comparables.

[53]        Premièrement, le juge Richard Côté, dans R. c. Chassé[18], aborde la question des téléphones cellulaires dans le contexte d’une arrestation pour possession de cannabis, d’un refus par les policiers de permettre un appel sur place et d’une indication que le droit serait exercé au poste :

[26]   […], il est de connaissance judiciaire que l’usage du téléphone cellulaire est maintenant très répandu dans la population. Cette réalité ne peut être ignorée lorsqu’il s’agit de mettre en application le droit constitutionnel d’une personne détenue de communiquer avec un avocat. Par conséquent, lorsque comme en l’espèce, la personne détenue demande de communiquer avec un avocat sur les lieux de l’arrestation et que cela peut être fait immédiatement à l’aide de son téléphone cellulaire, dans des conditions sécuritaires et dans le respect de la confidentialité, les policiers doivent accéder à sa demande.

[54]        Deuxièmement, dans R. c. Maurice[19], le juge Paul Dunnigan retient que même si la confidentialité s’était posée, les policiers auraient dû offrir le choix à l’accusé d’exercer son droit, suite à l’échec de l’ADA et à une demande de consulter un avocat.

[55]        Troisièmement, le juge Érick Vanchestein, dans R. c. Whitehead[20], s’exprime ainsi, encore une fois dans le contexte d’un échec de l’ADA et d’une demande de consulter :

[66]   Les policiers agissent dans ce type d’intervention, uniquement en fonction de leur politique administrative et non en fonction du respect des droits d’une personne détenue.

[67]   Bien qu’ils s’empressent à lire les droits constitutionnels, leurs faits et gestes subséquents reflètent clairement qu’ils n’en comprennent pas l’essence et la portée, ou s’ils la comprennent, leurs actions ne le reflètent pas.

[68]   Le droit à l’avocat semble plutôt perçu et compris par les policiers comme une formalité technique à être exécutée, sans trop en comprendre les implications réelles.

[69]   C’est ce qui explique que bien qu’ils aient des pouvoirs importants et des devoirs reliés à ces pouvoirs, ils n’utilisent aucune discrétion pour s’adapter à la réalité de chaque situation, en ce qui concerne l’administration des droits d’une personne détenue.

[56]        Par ailleurs, dans R. c. Doré, jugement rendu le 6 juillet 2017[21], le juge René de la Sablonnière de la Cour du Québec conclut à l’absence de violation en faisant prédominer la confidentialité et la sécurité. Toutefois, le contexte factuel diffère du présent cas : l’accusé (Doré) ne mentionne pas qu’il entend consulter immédiatement avec son cellulaire; les policières ignorent qu’il possède un cellulaire; les faits se déroulent sur une petite route de campagne, non éclairée la nuit et non munie d’un accotement.

[57]        L’article 24(2) de la Charte doit maintenant être examiné :

Lorsque, […], le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s’il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[58]        La Cour suprême, dans l’arrêt Grant[22], expose les facteurs d’analyse : l’appréciation de la gravité de la conduite attentatoire de l’État; l’examen de l’incidence de la violation sur les droits; l’appréciation de l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond; la mise en balance de l’ensemble de ces facteurs.

[59]        Qu’en est-il dans le présent cas?

[60]        Dans son analyse, le Tribunal adopte la démarche suivie par le juge Pierre Bélisle de la Cour du Québec dans R. c. Pinard[23] dans le contexte d’une conduite avec capacité affaiblie et d’une privation de l’accusé du droit de l’avocat de son choix.

a) L’appréciation de la gravité de la conduite attentatoire de l’État

[61]        D’une part, le policier lit la carte et offre le droit de consulter un avocat « sans délai », ce qui correspond aux exigences de la Charte. D’autre part, l’accusée demande si elle peut consulter « là, là » en montrant son cellulaire. Le policier, qui comprend le caractère immédiat de la demande, décide unilatéralement que l’exercice se fera au poste. Ce faisant, il contredit la carte qu’il vient de lire.

[62]        Le droit de consulter, lorsqu’il est aussi clairement exprimé, est fondamental et le Tribunal doit se dissocier de la présente démarche policière.

[63]        La poursuite fait grand état que les policiers n’ont pas soutiré de preuve avant la consultation. De plus, les prélèvements ont été obtenus après la consultation. Une telle approche ne convainc pas puisqu’il faut se situer au moment où le droit à l’assistance de l’avocat est offert pour éviter, par exemple, que la personne s’incrimine.

[64]        La violation milite donc en faveur de l’exclusion de la preuve.

b) L’examen de l’incidence de la violation sur les droits

[65]        Il est vrai que l’obtention d’un échantillon d’haleine est relativement non intrusive[24].

[66]        Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une preuve obtenue en mobilisant l’accusée contre elle-même.

[67]        Comme l’énonce la juge Sophie Bourque de la Cour supérieure dans R. c. Gaétani[25], « […] le courant fortement majoritaire de la jurisprudence veut qu’en cas de violation de l’art. 10b) de la Charte […], la preuve auto-incriminante obtenue en violation du droit constitutionnel de l’accusé soit exclue ». Par analogie, cette détermination dans le contexte de l’ADA trouve ici application.

[68]        L’incidence de la violation milite en faveur de l’exclusion de la preuve

c) L’appréciation de l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

[69]        Les résultats des échantillons sont des éléments de preuve fiables.

[70]        Leur exclusion peut entraîner un acquittement puisque, sans eux, la poursuite peut difficilement démontrer une alcoolémie supérieure à 80 mg.

[71]        Le fléau que représente la conduite en état d’ébriété démontre l’intérêt de la société à ce que ce type d’accusation soit jugé au fond.

[49]      Tout cela milite en faveur de l’admission de la preuve.

d) La mise en balance de l’ensemble des facteurs.

[72]        Comme déterminé dans l’arrêt Grant : « Aucune règle prépondérante ne régit cet exercice, qui ne peut manifestement pas être effectué avec une précision mathématique »[26]. L’analyse est de « nature qualitative »[27].

[73]        Le Tribunal ne peut banaliser que l’accusée a été privée de son droit alors qu’elle exprime l’intention de s’en prévaloir, sans qu’il y ait de contrainte logistique.

[74]        Comme l’énonce le juge Belisle dans Pinard[28], tout bien considéré, la mise en balance des différents facteurs porte à conclure que l’importance pour les policiers de respecter le droit garanti par l’article 10b) de la Charte l’emporte sur les intérêts de recherche de la vérité du système de justice pénale. L’utilisation des éléments de preuve obtenus serait susceptible, à long terme, de déconsidérer l’administration de la justice.

[75]        Les juges concluent dans le même sens dans les affaires Chassé[29]Maurice[30] et Whitehead[31] ci-haut mentionnées.

CONCLUSION

[76]        PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[77]        ACCUEILLE la requête de l’accusée.

[78]        ORDONNE l’exclusion des éléments de preuve obtenus à la suite de la violation, à savoir les résultats de l’alcootest.