Les principes généraux du droit de l’extradition d’un citoyen canadien
[35] Tout régime d’extradition repose sur le principe élémentaire selon lequel une personne à qui on reproche d’avoir commis un crime dans un autre pays doit s’attendre à devoir répondre de sa conduite devant la justice de ce pays (États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 283, par. 72). Ainsi que le juge Cromwell l’a expliqué dans l’arrêt M.M. c. États‑Unis d’Amérique, 2015 CSC 62 (CanLII), [2015] 3 R.C.S. 973, l’extradition est « la mesure par laquelle un État collabore avec un autre dans l’application de ce principe » (par. 14). La Loi met en œuvre les obligations internationales auxquelles le Canada s’est engagé aux termes de traités d’extradition et qui consistent à extrader une personne afin qu’elle soit poursuivie par la justice d’un autre pays ou qu’elle y purge la peine à laquelle elle y est condamnée (M.M., par. 14). La procédure d’extradition repose sur les principes de « réciprocité, de courtoisie et de respect des différences dans d’autres ressorts » (Canada (Ministre de la Justice) c. Fischbacher, 2009 CSC 46 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 170, par. 51, citant Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), 1991 CanLII 78 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 844.
[36] La Loi n’a pas seulement pour objet de remplir les obligations internationales du Canada. Elle répond aussi à des objectifs internes urgents et réels. Elle protège le public contre le crime par la tenue d’enquêtes, elle permet de traduire en justice les fugitifs pour statuer régulièrement sur leur responsabilité criminelle et, grâce à la collaboration internationale, elle « empêch[e] que le franchissement des frontières nationales permette à une personne de se soustraire à la justice » (M.M., par. 15, citant l’arrêt Sriskandarajah c. États‑Unis d’Amérique, 2012 CSC 70 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 609, par. 10).
[37] Cela dit, la procédure d’extradition protège également les droits de l’intéressé. À chaque étape de la procédure, y compris celle à laquelle le ministre décide de livrer une personne à son partenaire, on doit atteindre un juste équilibre entre les objectifs généraux de la Loi et les droits et les intérêts de l’intéressé (M.M., par. 16).
[38] Lorsque l’extradition d’une personne enfreint les principes de justice fondamentale consacrés à l’art. 7 de la Charte, le ministre doit la refuser. Dans les cas d’extradition, il faut présumer que l’art. 7 de la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les engagements internationaux pris par le Canada à l’égard du non‑refoulement impliquant un risque de torture ou d’autres violations flagrantes des droits de la personne (voir Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47 (CanLII), [2013] 3 R.C.S. 157, par. 23). Le par. 3(1) de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, R.T. Can. 1987 no 36 (« CCT »), interdit d’extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Il s’ensuit que, dans le contexte de l’extradition, extrader une personne qui court un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements dans l’État requérant viole les principes de justice fondamentale.
Le pouvoir discrétionnaire du ministre d’extrader une personne est assujetti à des restrictions
[40] Le pouvoir discrétionnaire du ministre d’extrader une personne est assujetti à des restrictions qui sont énoncées dans la Loi. L’alinéa 44(1)a) dispose :
Le ministre refuse l’extradition s’il est convaincu que :
a) soit l’extradition serait injuste ou tyrannique compte tenu de toutes les circonstances; [. . .]
[41] Vu le caractère impératif de l’al. 44(1)a), le ministre est tenu de mettre en balance toutes les circonstances pertinentes pour décider si l’extradition serait injuste ou tyrannique (Fischbacher, par. 37). Les circonstances pertinentes varient selon les faits et le contexte de chaque affaire (par. 38). Bien que ce soit le ministre qui prend en considération et soupèse toutes les circonstances pour juger si l’extradition serait « injuste ou tyrannique », c’est à l’intéressé qu’il incombe de démontrer l’existence de telles circonstances (Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56 (CanLII), [2010] 3 R.C.S. 281, par. 72). Si le ministre est convaincu que l’extradition d’une personne serait injuste ou tyrannique, il doit la refuser et il n’a « aucun pouvoir discrétionnaire » de donner effet à l’obligation découlant d’un traité d’extrader la personne (par. 69).
[42] Lorsque l’intéressé court un risque sérieux d’être torturé ou maltraité dans l’État d’accueil, son extradition viole les principes de justice fondamentale et le ministre doit refuser son extradition en vertu de l’al. 44(1)a). Mais lorsqu’il n’y a pas de risque sérieux de torture ou de mauvais traitements et que l’extradition respecte la Charte, le ministre doit néanmoins refuser l’extradition s’il est convaincu que, compte tenu des circonstances dans leur ensemble, l’extradition serait par ailleurs injuste ou tyrannique.
(1) Alinéa 44(1)a) de la Loi et article 7 de la Charte
[43] L’examen auquel le ministre procède en application de l’al. 44(1)a) peut l’obliger à vérifier si l’extradition violerait l’art. 7 de la Charte. Selon l’art. 7, « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale ». Dès lors que le ministre conclut qu’elle est contraire aux principes de justice fondamentale protégés par l’art. 7, l’extradition est forcément injuste ou tyrannique au sens de l’al. 44(1)a) et le ministre doit refuser de prendre un arrêté d’extradition (Lake, par. 24; M.M., par. 115). La question au cœur du présent pourvoi est de savoir si M. Badesha et Mme Sidhu courent un risque sérieux d’être torturés ou de subir de mauvais traitements en Inde, ce qui rendrait leur extradition injuste ou tyrannique au sens de l’al. 44(1)a). La question à laquelle notre Cour doit répondre est de savoir si, dans les circonstances, il était raisonnable de la part du ministre de conclure, sur la foi des assurances qu’il avait reçues des autorités indiennes, qu’il n’y avait pas de risque sérieux de torture ou de mauvais traitements qui contreviendrait aux principes de justice fondamentale.
[44] Dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 3, la Cour a déclaré que l’appréciation par le ministre de la question de savoir si la personne susceptible d’être expulsée court un risque sérieux de torture « dépend en grande partie des faits » et qu’elle exige que l’on tienne compte notamment des antécédents de l’État d’accueil en matière de respect des droits de la personne (par. 39). Dans le contexte de l’extradition, lorsqu’on décide s’il existe un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements dans l’État requérant, il s’ensuit logiquement que le ministre peut tenir compte d’éléments de preuve portant sur la situation générale de ce pays en matière de respect des droits de la personne, et notamment des rapports établis par des organismes gouvernementaux et des organisations non gouvernementales dignes de confiance (voir, p. ex., Chahal c. Royaume‑Uni (1997), 23 C.E.D.H. 413, par. 99 et 100; Saïd c. Pays‑Bas, 5 juillet 2005, Recueil 2005‑VI, par. 54). Par conséquent, je ne puis accepter l’affirmation faite par le juge Goepel dans ses motifs dissidents selon laquelle la preuve de violations systématiques des droits de la personne dans un État d’accueil revient à critiquer généralement le système de justice de cet État et, par conséquent, [traduction] « sous‑tend de façon insatisfaisante la conclusion qu’il y aura violation des droits garantis à une personne par l’art. 7 de la Charte si elle est extradée » (motifs de la C.A., par. 125). Avec égards, cette affirmation me paraît trop tranchée.
[45] Le procureur général du Canada prétend que [traduction] « des éléments de preuve généraux » portant sur la situation des droits de la personne dans l’État d’accueil ne peuvent établir, à eux seuls, que l’intéressé court un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements. Soit dit en tout respect, je ne suis pas de cet avis. L’évaluation du risque sérieux d’être torturé exige incontestablement que le ministre tienne compte des « risques personnels » que court l’individu concerné (Suresh, par. 39). Mais je n’écarterais pas la possibilité qu’il existe des situations dans lesquelles une preuve générale de violations systématiques et généralisées des droits de la personne dans l’État d’accueil permet de conclure que l’intéressé court un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements.
(2) Les assurances diplomatiques
[46] Pour décider s’il existe un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements, le ministre peut tenir compte des assurances diplomatiques données au sujet du traitement de l’intéressé (Suresh, par. 39). Dans certains cas, le ministre peut être convaincu qu’il est nécessaire d’obtenir des assurances pour éviter que l’intéressé coure un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements qui contreviendrait aux principes de justice fondamentale. Lorsque le ministre estime qu’un tel risque sérieux de torture ou de mauvais traitements existe et qu’il est donc nécessaire que des assurances diplomatiques soient fournies, le tribunal de révision doit décider si c’est à raison que le ministre a conclu, sur la foi des assurances fournies, qu’il n’y a pas de risque sérieux de torture ou de mauvais traitements. À cet égard, je tiens à souligner qu’il n’est pas nécessaire que les assurances diplomatiques écartent toute possibilité de torture ou de mauvais traitements; elles doivent simplement donner au ministre un motif raisonnable de conclure qu’il n’y a aucun risque sérieux de torture ou de mauvais traitements.
[47] Dans l’affaire Othman (Abu Qatada) c. Royaume‑Uni, no 8139/09, CEDH 2012‑I, la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») s’est demandé si l’expulsion de M. Qatada, laquelle avait été subordonnée à l’obtention d’assurances diplomatiques, respectait le par. 3(1) de la CCT, qui interdit l’expulsion lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un « risque réel » d’être soumis à de mauvais traitements (par. 185). La CEDH a conclu que la question qu’il convenait de se poser pour juger si l’expulsion respectait le par. 3(1) était de savoir « si les assurances obtenues dans un cas donné sont suffisantes pour écarter tout risque réel de mauvais traitements » (par. 186).
[48] La fiabilité des assurances diplomatiques dépend essentiellement des circonstances de l’espèce. Dans l’arrêt Suresh, notre Cour a souligné qu’il convenait d’adopter une approche contextuelle pour déterminer la fiabilité des assurances diplomatiques. La Cour a signalé que les assurances portant sur la peine de mort étaient plus faciles à vérifier et plus dignes de foi que celles portant sur la torture : « Nous tenons à souligner le problème que crée le fait d’accorder trop de poids à l’assurance donnée par un État qu’il n’aura pas recours à la torture à l’avenir, alors que par le passé il s’y est livré illégalement ou a permis que d’autres s’y livrent sur son territoire » (par. 124). En dernière analyse, toutefois, la valeur à accorder aux assurances fournies fait intervenir une foule de facteurs. Ainsi, pour évaluer la fiabilité des assurances données, le ministre peut tenir compte :
des antécédents de ce gouvernement en matière de respect des droits de la personne, de la mesure dans laquelle il s’est conformé dans le passé à de telles assurances et de sa capacité de le faire, plus particulièrement lorsqu’il n’est pas certain qu’il soit en mesure de contrôler ses forces de sécurité. [Suresh, par. 125]
[49] Dans l’arrêt Othman, la CEDH a adopté une approche contextuelle semblable pour se prononcer sur la fiabilité des assurances :
les assurances ne sont pas en elles‑mêmes suffisantes pour garantir une protection satisfaisante contre le risque de mauvais traitements : il faut absolument vérifier qu’elles prévoient, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera protégé contre le risque de mauvais traitements. En outre, le poids à leur accorder dépend, dans chaque cas, des circonstances prévalant à l’époque considérée. [Je souligne; par. 187]
[50] La CEDH a fait observer, dans Othman, que la première question qui se pose au moment de déterminer le poids à accorder aux assurances est :
celle de savoir si la situation générale en matière de droits de l’homme dans l’État d’accueil n’est pas telle qu’il doit être exclu d’accepter quelque assurance que ce soit de sa part. Ce n’est cependant que dans de rares cas que la situation générale dans un pays donné implique que l’on ne puisse accorder absolument aucun poids aux assurances qu’il fournit. . .
Le plus souvent, la Cour apprécie d’abord la qualité des assurances données puis, à la lumière des pratiques de l’État d’accueil, elle évalue leur fiabilité. [par. 188 et 189]
[51] La CEDH a dressé une liste détaillée de facteurs contextuels qu’il faut examiner pour apprécier la fiabilité des assurances diplomatiques. Les tribunaux canadiens peuvent prendre en considération un grand nombre d’entre eux. Il importe de préciser que ces facteurs ne sont pas exhaustifs et que leur pertinence dépend, dans chaque cas, des circonstances. Les voici :
1. le caractère soit précis soit général et vague des assurances;
2. l’auteur des assurances et sa capacité ou non à engager l’État d’accueil;
3. dans les cas où les assurances ont été données par le gouvernement central de l’État d’accueil, la probabilité que les autorités locales les respectent;
4. le caractère légal ou illégal dans l’État d’accueil des traitements au sujet desquels les assurances ont été données;
5. la durée et la force des relations bilatérales entre l’État d’envoi et l’État d’accueil, y compris l’attitude passée de l’État d’accueil face à des assurances analogues;
6. la possibilité ou non de vérifier objectivement le respect des assurances données par des mécanismes diplomatiques ou par d’autres mécanismes de contrôle, y compris la possibilité illimitée de rencontrer les avocats de l’intéressé;
7. l’existence ou non d’un vrai système de protection contre la torture dans l’État d’accueil et la volonté de cet État de coopérer avec les mécanismes internationaux de contrôle (dont les ONG de défense des droits de l’homme), d’enquêter sur les allégations de torture et de sanctionner les auteurs de tels actes;
8. le fait que l’intéressé ait ou non déjà été maltraité dans l’État d’accueil.
(Voir Othman, par. 189).
[52] J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que les assurances peuvent être utiles à plusieurs titres dans le cas de l’extradition d’une personne. Le ministre ne les demande pas toujours lorsqu’il a décidé qu’il existe un risque sérieux — ou même un risque quelconque — de torture ou de mauvais traitements dans l’État requérant. Les assurances ne peuvent donc être considérées comme une preuve de l’existence d’un tel risque. Par exemple, le ministre peut demander des assurances par simple mesure de précaution (voir, par ex., l’arrêt Thailand (Kingdom) c. Saxena, 2006 BCCA 98 (CanLII), 265 D.L.R. (4th) 55, par. 56).
(3) Lorsque le ministre estime que l’extradition respecte la Charte, il doit néanmoins la refuser s’il est convaincu qu’elle serait par ailleurs injuste ou tyrannique.
[53] Lorsqu’il est convaincu que l’intéressé ne court pas un risque sérieux de torture ou de mauvais traitements et que son extradition respecte la Charte, le ministre doit néanmoins refuser de l’extrader s’il est convaincu que cette mesure serait par ailleurs injuste ou tyrannique (voir Németh, par. 56). Comme notre Cour l’a fait observer dans l’arrêt Fischbacher, lorsque l’extradition est constitutionnelle, le ministre conserve son « pouvoir discrétionnaire résiduel de refuser l’extradition parce qu’elle serait injuste ou tyrannique vu l’ensemble des circonstances pertinentes, notamment, mais non exclusivement, celles qui la rendraient incompatible avec les principes de la Charte » (Fischbacher, par. 39, citant Bonamie, Re, 2001 ABCA 267 (CanLII), 293 A.R. 201, par. 47). À cet égard, le ministre peut tenir compte des circonstances qu’il a prises en considération au moment de décider s’il y avait atteinte à l’art. 7 ou à d’autres dispositions de la Charte, notamment de la situation de l’intéressé et des conséquences de son extradition. Le ministre peut aussi tenir compte de la gravité de l’infraction reprochée et l’importance que le Canada respecte ses obligations internationales et ne devienne pas un refuge sûr pour les fugitifs recherchés par la justice.