Racicot c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 656
Il est bien clair qu’une limitation, même inconstitutionnelle ou illégale, de la liberté de culte ou de la liberté de conscience d’une personne, de sa liberté de parole, de sa liberté d’association ou de sa liberté d’exercer ses droits démocratiques, n’est pas ce que vise le recours, et le remède, de l’habeas corpus.
[12] Deuxièmement, la notion de « privation de liberté », fondement historique de la procédure en habeas corpus, n’est pas extensible à volonté et au gré des inconvénients qu’impose à tous la vie en société. L’appelant semble postuler comme prémisse que toute restriction au libre arbitre d’une personne équivaut en soi à une privation de liberté aux fins de cette procédure. Comme le remarque le juge de première instance, il faut se garder de confondre le tout avec chacune de toutes les parties du tout. Le juge écrit :
[9] Le demandeur allègue, en substance, que les décrets et arrêtés qu’il conteste briment des droits et libertés fondamentaux, dont la liberté de se réunir, la liberté de culte et de conscience, la liberté de jouir de ses biens et de les faire fructifier par le fruit de son travail, le droit à l’éducation de ses enfants, la liberté de se déplacer, la liberté de travailler, certaines « libertés juridiques », les libertés démocratiques liées à la suspension des travaux de l’Assemblée nationale et la suspension des mesures de contrôle direct des électeurs auprès des municipalités et, enfin, le droit à une presse indépendante.
[13] Il est bien clair qu’une limitation, même inconstitutionnelle ou illégale, de la liberté de culte ou de la liberté de conscience d’une personne, de sa liberté de parole, de sa liberté d’association ou de sa liberté d’exercer ses droits démocratiques, n’est pas ce que vise le recours, et le remède, de l’habeas corpus. On a peine à imaginer qu’un citoyen préjudicié par ce qu’il considère être une limite inconstitutionnelle à sa liberté d’expression, limite qui résulterait d’un acte de gouvernement normatif et de portée générale ainsi qu’impersonnelle, la contesterait par une demande d’habeas corpus.
[14] En outre, même la « liberté » au sens de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés n’a pas la portée que lui donne l’appelant. Un auteur écrit à ce sujet[3] :
The word “liberty” means many different things in legal and political discourse. Under section 7 of the Charter, the liberty interest is engaged by deprivations of liberty by state action. Yet even in this context, the word “liberty” might mean many things. In its narrowest sense, “liberty” under section 7 would mean freedom from the state-imposed or state-authorized imprisonment or detention; in its widest sense, “liberty” under section 7 would mean freedom from any state-imposed or state-authorized constraint on action. On the narrow reading, the liberty interest would be engaged only by state action that might result in imprisonment or another form of detention. On the widest reading, the liberty would always be engaged because the law always limits someone’s freedom of action. […] So if “liberty” under section 7 was given its widest meaning, section 7 would be engaged by a very wide range of laws indeed; not only by laws that could lead to a person being detained, and not only by direct prohibitions, but also by any law that resulted in imposing any obligation on anyone. Moreover, some very basic civil liberties are guaranteed in other sections of the Charter. For example, the liberty to believe and follow the teachings of a particular religion is protected under section 2(a); the liberty to associate with like-minded individuals is protected under section 2(d); and fundamental political liberties are protected under sections 2, 3, and 6. So to construe liberty in the widest sense might make the rest of the Charter redundant.[4]
For these reasons, the Supreme Court of Canada was quick to reject the widest possible reading of “liberty”. In R v Edward Books and Art Ltd [1986 CanLII 12 (CSC), [1986] 2 R.C.S. 713], various businesses challenged a Sunday closing law on Charter grounds. One of the Charter applicants argued that the law infringed his liberty simply because it prevented him from doing something. The majority, per Dickson CJC, rejected this claim, because “liberty’s in section 7 of the Charter is not synonymous with unconstrained freedom.” […]
[15] D’une part, comme le soulignent les intimés dans leur exposé, la situation de l’appelant, pour contraignante qu’elle soit à plus d’un égard, demeure loin de ce que l’on associe habituellement au recours en habeas corpus. Certes, il doit se déplacer le moins possible, rester chez lui dans toute la mesure du possible, et maintenir une distance de deux mètres entre lui et les personnes qui ne font pas déjà partie de son entourage immédiat, ou plus exactement des proches qui cohabitent avec lui. Mais il demeure libre d’user à volonté de ce qu’il a sous la main dans son cadre de vie habituel. Il peut exercer beaucoup de ses activités usuelles, ce qui comprend pratiquer à son domicile avec ceux qui l’occupent les activités qu’il veut, quand il le veut. Il peut notamment poursuivre ses activités professionnelles puisqu’il est avocat et que ses services sont considérés prioritaires[5]. Toute forme de télétravail est laissée à son entière discrétion. Il peut, insistent les intimés, « au moment de son choix, et sans être tenu d’obtenir la permission de qui que ce soit, ni d’informer qui que ce soit à l’avance, quitter son domicile et utiliser sa voiture pour faire des achats notamment à l’épicerie, à la quincaillerie ou à la pharmacie ». Il peut s’exercer à l’extérieur, faire des promenades, de la course à pied ou du vélo à sa convenance et pour la durée qui lui convient. Peut-on véritablement parler, dans ces conditions, d’une privation de liberté, malgré ces nombreux aménagements des mesures de confinement sanitaire? La Cour ne le croit pas.
En fait d’atteintes à la liberté de mouvement, la « privation de liberté », aux fins d’une procédure en habeas corpus, exige plus que presque toutes les contraintes d’ordre sanitaire dont il est question ici. Il faut que, toute question de santé publique mise à part, cette personne soit substantiellement privée de cette liberté[6], qu’elle ne puisse plus se déplacer, ni aller là où elle souhaite être quand elle le souhaite, qu’elle soit séquestrée sans droit ou mise sous garde contre son gré, ou encore que des conditions de détention préexistantes qui lui avaient été légalement imposées soient aggravées au point qu’elle subisse un grave déficit de la liberté résiduelle dont elle jouissait auparavant.
[16] En fait d’atteintes à la liberté de mouvement, la « privation de liberté », aux fins d’une procédure en habeas corpus, exige plus que presque toutes les contraintes d’ordre sanitaire dont il est question ici. Il faut que, toute question de santé publique mise à part, cette personne soit substantiellement privée de cette liberté[6], qu’elle ne puisse plus se déplacer, ni aller là où elle souhaite être quand elle le souhaite, qu’elle soit séquestrée sans droit ou mise sous garde contre son gré, ou encore que des conditions de détention préexistantes qui lui avaient été légalement imposées soient aggravées au point qu’elle subisse un grave déficit de la liberté résiduelle dont elle jouissait auparavant. On peut concevoir que, sous la contrainte d’un isolement forcé pour raisons sanitaires (autrement dit, d’une assignation ferme à résidence), une personne s’adresse aux tribunaux et conteste la légalité du sort qui lui est fait. C’est d’ailleurs ce qu’arrête la ministre de la Santé et des Services sociaux dans le tout dernier paragraphe de son arrêté 2020-015 du 4 avril 2020, portant sur la compétence de la Cour du Québec et des cours municipales de Montréal, Laval ou Québec. Et il tombe sous le sens que cela vaut également pour la compétence exclusive et, pour l’heure, constitutionnellement irréductible, de la Cour supérieure en matière d’habeas corpus.
[17] D’autre part, mais dans le même ordre d’idées, la jurisprudence actuelle sur la notion de privation de liberté conforte les observations qui précèdent. Il est légitime de citer la Cour suprême du Canada dans le récent et important arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina[7], mais il faut garder à l’esprit que cet arrêt portait spécifiquement sur la suffisance d’une procédure de révision judiciaire en Cour fédérale face à ce que pouvait procurer à l’intéressé une procédure d’habeas corpus devant une cour supérieure provinciale, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta. Cela, sur la question à trancher, n’a strictement rien à voir avec ce qui est en cause ici. Et rappelons au passage que l’intéressé Chhina, un immigrant qui avait obtenu le statut de réfugié sous de fausses représentations, se plaignait d’une détention dans des conditions de sécurité maximale (22½ heures quotidiennes en cellule) pendant 13 mois, détention fort longue en tant que telle et qui, par surcroît, était de durée indéterminée. Entre cela et ce dont se plaint l’appelant, il y a loin de la coupe aux lèvres.
…
[20] On peut accepter qu’entre la situation à un extrême de l’appelant Chhina, dans l’arrêt précité, et à l’autre extrême celle d’une personne qui perd un attribut de son libre arbitre, par exemple sa faculté de participer à un rassemblement de quelques individus parce que cela est désormais interdit pour des raisons de santé publique, il y a un continuum, celui de la liberté que, peu à peu ou graduellement, un sujet de droit risque d’être privé d’exercer en pleine souveraineté. Les mesures de santé publique actuellement imposées par les intimés sont indéniablement fort sévères, du jamais vu, sans doute. Peut-être s’approchent-elles, sous certains aspects, de la limite acceptable aux yeux d’une cour de justice. D’où, par exemple, le paragraphe final de l’arrêté ministériel 2020-015 du 4 avril 2020 mentionné plus haut et qui, avec raison, laisse le dernier mot aux tribunaux là où cela s’impose.
Un isolement forcé sous la contrainte des autorités de la Santé publique est en effet assimilable à une assignation à résidence et comporte, de ce fait, une privation de liberté.
[21] Un isolement forcé sous la contrainte des autorités de la Santé publique est en effet assimilable à une assignation à résidence et comporte, de ce fait, une privation de liberté. D’où aussi la possibilité d’exercer le recours, inextinguible, de l’article 398 C.p.c. Mais ce dont se plaint ici l’appelant ne saurait constituer, sous cet angle, une « privation de liberté » justiciable d’un recours en habeas corpus. L’appelant veut remettre en cause par ce moyen, à l’aune de ses préférences personnelles mais à l’occasion d’un risque sanitaire collectif perçu (à tort ou à raison) par les autorités comme grave, l’ensemble de l’action gouvernementale en santé publique. Sa position implique qu’à quelques exceptions près, l’ensemble de la population québécoise est « privé de liberté » au sens de l’article 398 C.p.c. depuis la mise en place des mesures de confinement. Une telle proposition ne résiste pas à l’analyse.
[22] Enfin, et troisièmement, les conclusions de la demande modifiée de l’appelant démontrent que nous ne sommes pas ici dans le domaine de l’habeas corpus. Les intimés signalent avec raison que, dans cette demande, « l’appelant […] ne sollicite pas une ordonnance de libération ni une ordonnance de mettre fin à des conditions de détention »[20]. Ils ont raison et, à elle seule, cette caractéristique de sa procédure, mineure peut-être mais très parlante malgré tout, démontre que sa demande est mal conçue, au point de pleinement justifier les conclusions du juge de première instance.
Note en bas de page 6 :
[6] « Substantiellement » serait évidemment le cas du détenu qui purge une peine d’incarcération et qui, s’exerçant quelques heures par jour dans la cour fermée d’un établissement de détention, conserve néanmoins la « liberté de mouvement » de s’exercer de la sorte. Il ne faut pas confondre « privation de liberté », ce qui est le cas d’un tel détenu, et « restrictions à la liberté de mouvement », ce qui est le cas d’une personne qui se voit interdire pour un temps d’aller à tel ou tel endroit, mais qui autrement est libre de circuler à son gré. Cette dernière situation n’est pas la même que celle d’une personne tenue de résider dans un centre d’hébergement et qui, de ce fait, « n’a pas sa liberté de mouvement … ne peut pas choisir elle-même le lieu de sa résidence et elle ne peut pas non plus quitter sa résidence pour sorties, comme elle l’entend » : voir les motifs du juge Robert dans Alloi-Lussier c. Centre d’hébergement Champlain, 1997 CanLII 10322 (QC CA), [1997] R.J.Q. 807 (C.A.), p. 813.