[17] Avant de juger de la constitutionnalité des dispositions contestées, il faut d’abord les interpréter. Le principe moderne d’interprétation législative nous aide dans cette démarche : [traduction] « . . . il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. Driedger, Construction of Statutes(2e éd. 1983), p. 87, cité dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).
[18] En règle générale, « les tribunaux doivent présumer que le législateur avait l’intention d’adopter une mesure législative constitutionnelle [conforme à la Charte] et ils doivent s’efforcer, autant que possible, de mettre à exécution cette intention » (Mills, par. 56; voir aussi R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 307‑308; R. c. Ahmad, 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110, par. 28‑29). En outre, la Cour a affirmé dans l’arrêt Mills que « si une mesure législative prête à deux interprétations, le tribunal doit choisir celle qui en maintient le caractère constitutionnel » (par. 56, qui renvoie à l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078).
Le juge qui préside l’audience peut décider que la preuve en cause est à la fois une preuve relevant de l’art. 276 et un dossier privé au titre de l’art. 278.1. Si le juge tire une telle conclusion, la preuve doit alors être traitée comme une preuve relevant de l’art. 276.
[34] L’article 276 du Code criminel interdit le recours à la preuve concernant le comportement sexuel antérieur de la plaignante au soutien des « deux mythes » lors de procès pour des infractions d’ordre sexuel. À un certain moment dans le processus, le juge qui préside l’audience peut décider que la preuve en cause est à la fois une preuve relevant de l’art. 276 et un dossier privé au titre de l’art. 278.1 (p. ex., un courriel contenant une photo explicite d’une interaction sexuelle antérieure). Si le juge tire une telle conclusion, la preuve doit alors être traitée comme une preuve relevant de l’art. 276.
La définition de « dossier » crée deux groupes distincts : (1) les dossiers qui relèvent des catégories énumérées (« dossiers énumérés »); et (2) les dossiers qui ne relèvent pas des catégories énumérées, mais qui contiennent par ailleurs des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée (« dossiers non énumérés »).
L’art. 278.1 présuppose qu’un certain degré d’atteinte au droit à la vie privée doit être en jeu; c’est‑à‑dire que cette disposition concerne seulement les dossiers susceptibles de poser un « risque d’atteinte à la dignité du plaignant ».
[42] En définitive, nous concluons qu’un dossier non énuméré ne sera visé par l’art. 278.1, dans le contexte du régime d’examen des dossiers, que s’il contient des renseignements d’une nature intime ou très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Comme nous l’expliquerons, ce critère repose sur l’interprétation du texte et de l’économie du régime d’examen des dossiers. Nous établissons ensuite un cadre d’analyse servant à décider si un élément de preuve constitue un dossier non énuméré qui doit être passé au crible en application du régime d’examen des dossiers.
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[49] De plus, des intervenants ont soutenu que certains moyens de communication (p. ex., les messages textes) devraient être catégoriquement exclus du régime d’examen des dossiers, peu importe leur contenu. Toutefois, il serait difficile de bien évaluer ou protéger les intérêts de la plaignante en matière de protection de sa vie privée dans les limites de la méthode de la neutralité du contenu, comme à l’art. 8 de la Charte. La définition de « dossier » qui figure à l’art. 278.1, telle qu’elle s’applique dans le contexte du régime d’examen des dossiers, ne s’attache pas au moyen par lequel les renseignements ont été transmis. Elle précise clairement que « toute forme de document » est visée par le régime d’examen des dossiers dès lors que le document contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Les dossiers ne suscitent pas une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée simplement en raison du moyen utilisé pour les transmettre. La plus importante considération est le caractère sensible des renseignements contenus dans le dossier.
[53] À notre avis, l’art. 278.1 présuppose qu’un certain degré d’atteinte au droit à la vie privée doit être en jeu; c’est‑à‑dire que cette disposition concerne seulement les dossiers susceptibles de poser un « risque d’atteinte à la dignité du plaignant ». Ces facteurs donnent à penser que le régime ne vise pas à englober les renseignements plus banals, même si ces renseignements sont communiqués en privé. De plus, étant donné le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, un simple désagrément associé à des atteintes moins graves à la vie privée est généralement toléré. Dans ce contexte, la vie privée de la plaignante lors de procédures judiciaires publiques « ne sera sérieusement menacé[e] que lorsque le caractère sensible des renseignements touche à l’aspect le plus intime de la personne » (Sherman (Succession), par. 74).
[54] Au vu de l’intention du Parlement, de la jurisprudence pertinente et du régime législatif, un dossier non énuméré sera visé par la définition de l’art. 278.1 s’il contient des renseignements de nature intime et très personnelle, qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Comme nous l’avons déjà indiqué, cette interprétation est propre au régime d’examen des dossiers. Pour déterminer si un dossier contient des renseignements de cette nature, le juge qui préside l’audience devrait se pencher à la fois sur le contenu et le contexte du dossier.
[55] Lorsqu’il s’agit de décider si la preuve en jeu constitue un dossier non énuméré, le principe d’interprétation ejusdem generis (« de même genre ») s’applique. Autrement dit, les mots généraux d’une définition tirent leur sens des mots plus spécifiques — en l’espèce, les dossiers qui sont expressément énumérés (Canada c. Canada North Group Inc., 2021 CSC 30, par. 63). Donc, lorsque les renseignements dans un dossier non énuméré s’apparentent à ceux que contiendrait un dossier énuméré, il s’agit d’une indication utile que le dossier fait intervenir des intérêts importants en matière de protection de la vie privée et devrait être assujetti au régime d’examen des dossiers. Le dénominateur commun liant les dossiers énumérés est le fait qu’ils contiennent des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. Ce type de contenu peut notamment comprendre des entretiens sur des diagnostics de santé mentale, des idées suicidaires, des sévices physiques ou sexuels antérieurs, des problèmes de toxicomanie ou des démêlés avec le système de protection de l’enfance.
[56] Par exemple, les détails que communique une plaignante à propos de ses propres antécédents médicaux sont le genre de renseignements que l’on pourrait trouver dans un dossier médical à l’égard desquels elle a une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Le dossier serait donc assujetti au régime d’examen des dossiers. En revanche, les renseignements banals comme l’état émotionnel général, les faits quotidiens ou les renseignements biographiques généraux ne susciteraient normalement pas d’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
…
[59] Deuxièmement, la relation entre la plaignante et la personne à qui les renseignements ont été communiqués forme la toile de fond du contexte. Comme l’a écrit le juge en chef Wagner dans le contexte de l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée de la plaignante dans l’arrêt Jarvis, par. 29 : « [p]armi les facteurs pertinents à cet égard, mentionnons l’élément de savoir s’il s’agissait d’une relation de confiance ou d’autorité, et si l’observation ou l’enregistrement constituait un abus de confiance ou de pouvoir qui caractérisait la relation. » Cela dit, il faut comprendre que « [l]es circonstances dans lesquelles l’information est partagée ne sont pas décisives, non plus que la nature de la relation entre les intéressés : ce ne sont pas que les relations confidentielles, thérapeutiques ou fondées sur la confiance qui confèrent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée » (Quesnelle, par. 27). Autrement dit, une relation de confiance n’est pas nécessaire, mais dans certains cas, elle peut suffire pour établir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
[60] Troisièmement, le tribunal peut prendre en considération l’endroit où le dossier a été communiqué et la façon dont il a été créé ou obtenu. Les dossiers produits dans la sphère privée (p. ex., les communications entre la plaignante et l’accusé) peuvent faire l’objet d’une attente raisonnable accrue en matière de protection de la vie privée, alors que les dossiers créés ou obtenus dans la sphère publique, où ils sont accessibles à de nombreuses personnes ou au grand public (p. ex., les médias sociaux ou les médias d’information), sont moins susceptibles de faire l’objet d’une attente raisonnable en matière de vie privée. Cela dit, le fait que certains renseignements soient déjà accessibles quelque part dans la sphère publique n’empêche pas que l’atteinte à l’intérêt en matière de vie privée puisse être exacerbée par une diffusion plus large des renseignements personnels, ayant pour effet d’accroître leur accessibilité (Sherman (Succession), par. 81). Autrement dit, il y a différents degrés de publicité, et dans certains cas, la plaignante peut avoir un intérêt raisonnable à empêcher que des renseignements soient diffusés lors des procédures judiciaires, même s’ils n’étaient pas complètement privés auparavant. De même, le fait qu’un dossier a été créé ou obtenu subrepticement par l’accusé, sans que la plaignante ne le sache, serait aussi utile dans le cadre de l’analyse contextuelle. Un tel dossier serait plus susceptible de faire l’objet d’une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
Deux types précis de dossiers : (1) les communications; et (2) les dossiers d’une nature sexuelle explicite liés aux actes à l’origine de l’accusation.
Communications
[61] Les communications sont les éléments de preuve les plus litigieux. Étant donné que le régime d’examen des dossiers vise « toute forme de document », les communications électroniques ou non électroniques relatives à la plaignante relèveront de la définition de « dossier » si elles contiennent « des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée ». De fait, les communications peuvent comprendre précisément le type de renseignements que le Parlement entend protéger.
[62] La juge Côté, dans ses motifs dissidents, soutient que la plaignante n’a aucune attente raisonnable en matière de protection de sa vie privée à l’égard des communications avec l’accusé (sauf si elles sont faites dans le cadre d’une relation confidentielle ou professionnelle); au contraire, elle devrait s’attendre à ce que l’accusé invoque cette preuve pour se défendre au procès (par. 463). En toute déférence, nous ne sommes pas de cet avis. La plaignante ne devrait pas « perdre » son attente en matière de protection de sa vie privée dès qu’elle dénonce une infraction d’ordre sexuel. La possibilité qu’elle ait fait confiance à la mauvaise personne ne devrait pas être un facteur déterminant pour ce qui est de son intérêt à la vie privée dans le contexte d’allégations de violence sexuelle. L’approche de notre collègue contrecarre l’objectif du Parlement de protéger la vie privée et la dignité de la plaignante au cours d’un procès criminel (al. 278.92(3)g)), ainsi que l’objectif d’encourager la dénonciation (al. 278.92(3)b)). Selon notre approche, nous tenons compte du contexte du procès tout en prenant également en considération la nature de la communication au moment où elle a été faite.
[63] Tout d’abord, pour être visée par le régime d’examen des dossiers, la communication doit « se rapport[er] à un[e] plaignant[e] » d’une certaine manière (par. 278.92(1)). La plaignante peut être l’expéditrice ou la destinataire de la communication, ou le contenu de la communication peut se rapporter à la plaignante.
[64] Si la communication en question relève d’une catégorie de dossiers énumérés, il n’est pas nécessaire d’analyser plus en profondeur l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Par exemple, les courriels échangés entre un accusé qui est psychologue et son client ou sa cliente concernant les objectifs thérapeutiques d’un traitement seraient effectivement visés par la définition prévue à l’art. 278.1 à titre de dossiers thérapeutiques — une catégorie de dossiers énumérés. Si la communication ne fait pas partie d’une catégorie énumérée, il convient d’appliquer l’analyse fondée sur le contenu et le contexte énoncée plus tôt afin d’établir si la communication contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
Dossiers de nature sexuelle (non visés par l’art. 276)
[65] Un type de dossier non énuméré qui entraînera souvent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée est le dossier de nature sexuelle explicite qui n’est pas visé par l’art. 276 (p. ex., des communications, des vidéos ou des photographies de nature sexuelle explicite concernant les actes à l’origine de l’accusation). Les plaignantes peuvent avoir une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée à l’égard de ce type de dossiers, compte tenu des préoccupations relatives à la dignité qu’ils peuvent soulever.
[66] Il est utile de clarifier pourquoi la preuve de nature sexuelle explicite qui se rapporte aux actes à l’origine de l’accusation peut être visée par le régime d’examen des dossiers, même si elle ne constitue pas une preuve relevant de l’art. 276. En plus de créer le régime d’examen des dossiers pour les dossiers privés, le projet de loi C‑51 a aussi ajouté le par. 276(4), qui précise que l’activité sexuelle « s’entend notamment de toute communication à des fins d’ordre sexuel ou dont le contenu est de nature sexuelle ». Cette disposition se rapporte à une activité sexuelle autre que celle à l’origine de l’accusation (par. 276(2)). Une communication concernant une telle activité sexuelle serait visée par le régime de l’art. 276.
[67] En conséquence, les seuls dossiers de nature sexuelle explicite qui pourraient être assujettis au régime d’examen des dossiers en dehors du contexte de l’art. 276 seraient les dossiers relatifs à la plaignante, en possession de l’accusé ou sous son contrôle, qui sont liés à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation. Par souci de clarté, soulignons que l’expression « l’activité à l’origine de l’accusation » renvoie aux éléments de l’actus reus de l’accusation précise que le ministère public doit prouver au procès. Ces types de dossiers sont susceptibles de mettre en jeu l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée de la plaignante, selon le cadre d’analyse relatif au contenu et au contexte décrit plus tôt.
La démarche analytique pour déterminer si un élément de preuve constitue un « dossier ».
Lorsqu’il n’est pas clair si l’élément de preuve est un « dossier », l’avocat devrait pécher par excès de prudence et enclencher la première étape du processus d’examen des dossiers.
[68] Comme nous avons défini la portée du terme « dossiers », nous présenterons maintenant un aperçu de la démarche analytique qui devrait être appliquée par le tribunal pour déterminer si un élément de preuve constitue un « dossier ».
[69] Le juge qui préside l’audience devrait d’abord déterminer si la preuve en cause contient des renseignements qui sont visés par l’art. 276. Si la preuve relève à la fois de l’art. 276 et de l’art. 278.1, comme il est indiqué plus tôt, le juge devrait évaluer la preuve selon le régime de l’art. 276.
[70] Si la preuve en cause n’est pas visée par l’art. 276, le juge devrait alors établir s’il s’agit d’un « dossier » au sens de l’art. 278.1. Si la preuve ne fait pas partie de l’une des catégories énumérées, l’analyse devrait être axée sur la question de savoir si celle‑ci contient des renseignements personnels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée. Lorsqu’il est conclu que la preuve est un dossier énuméré ou non énuméré, le régime d’examen des dossiers s’applique.
[71] Un dossier non énuméré sera visé par le régime d’examen des dossiers s’il contient des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur les plans physique, psychologique ou émotionnel. De tels renseignements auront des répercussions sur la dignité de la plaignante. Dans le cadre de cette évaluation, il faut examiner le contenu et le contexte du dossier. Les communications électroniques sont assujetties à cette analyse comme toutes les formes de documents. De plus, les dossiers de nature sexuelle explicite qui ne sont pas visés par l’art. 276 parce qu’ils se rapportent à l’activité sexuelle à l’origine de l’accusation entraîneront souvent une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée et seront assujettis au régime d’examen des dossiers.
[72] Lorsqu’il n’est pas clair si l’élément de preuve est un « dossier », l’avocat devrait pécher par excès de prudence et enclencher la première étape du processus d’examen des dossiers. Précisons qu’en application du régime d’examen des dossiers, l’accusé sera en possession ou en contrôle de la preuve en cause, et il connaîtra le contexte dans lequel la preuve a pris naissance. Pour cette raison, l’accusé sera bien outillé pour savoir si l’élément de preuve est un « dossier », et pour faire des observations à cet égard, le cas échéant.
…
[140] La définition du terme « dossier » ne visera que les documents qui font partie des catégories énumérées, ou qui contiennent par ailleurs des renseignements de nature intime et très personnelle qui font partie intégrante du bien‑être général de la plaignante sur le plan physique, psychologique ou émotionnel. L’examen des dossiers qui respectent cette définition a un lien rationnel avec l’objectif du Parlement de protéger les intérêts relatifs à la protection de la vie privée et à la dignité des plaignantes. Cette définition étroite ne comprend pas la preuve qui n’a pas de répercussions sur la dignité de la plaignante — par exemple, les communications portant sur des questions d’horaire.
Le ministère public n’est pas assujetti au régime d’examen des dossiers lorsqu’il cherche à faire admettre des dossiers privés relatifs à une plaignante.
[73] Le paragraphe 278.92(1) indique que le régime d’examen des dossiers est censé s’appliquer aux dossiers qui sont en la possession de l’accusé ou sous son contrôle, et que celui‑ci se dispose à présenter en preuve. En conséquence, le ministère public n’est pas assujetti au régime d’examen des dossiers lorsqu’il cherche à faire admettre des dossiers privés relatifs à une plaignante. Si le Parlement avait voulu que le ministère public soit assujetti au régime, il l’aurait indiqué dans le texte des art. 278.92 à 278.94.
[74] En arrivant à cette conclusion, nous reconnaissons que dans l’arrêt R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, la Cour a conclu que le par. 276(1) s’applique au ministère public compte tenu des principes de common law énoncés dans l’arrêt Seaboyer, même si le par. 276(2) ne se rapporte qu’à l’accusé (par. 80; voir aussi R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 78; R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 142). Toutefois, le Parlement a signalé son intention que le ministère public soit lié par le texte du par. 276(1). Comme il est expliqué dans l’arrêt Barton, le texte du par. 276(1), « qui confirme le manque de pertinence des “deux mythes”, est catégorique de par sa nature et s’applique indépendamment de la partie qui présente la preuve concernant le comportement sexuel antérieur » (par. 80). En conséquence, dans le contexte de la preuve relevant de l’art. 276, le ministère public demeure tenu de présenter la demande équivalente en common law (communément appelée une demande de type Seaboyer) lorsqu’il cherche à présenter une preuve concernant le comportement sexuel antérieur d’une plaignante. Il n’y a rien d’analogue au par. 276(1) dans le régime d’examen des dossiers pour les dossiers privés — dans toutes les dispositions se rapportant au régime, le texte ne renvoie qu’à l’accusé. Contrairement au contexte de l’art. 276, le ministère public n’est pas tenu de présenter une demande d’examen pour les dossiers privés qu’il cherche à produire en preuve.
[75] Notre collègue le juge Brown déplore le fait que le régime d’examen des dossiers s’applique seulement à l’accusé et non au ministère public, dans le cas où le ministère public veut présenter en preuve les mêmes dossiers. Indépendamment du texte législatif, qui est clair sur la question, l’équité du procès « n’exig[e] pas que l’avocat de la défense bénéficie exactement des mêmes privilèges et de la même procédure que le ministère public » (Quesnelle, par. 64, citant Mills, par. 111). À notre avis, tel est le cas en l’espèce. Ces procédures prévues par la loi ne s’appliquent pas au ministère public.
Bien que le texte législatif ne précise pas que ces demandes doivent être effectuées avant le procès, à notre avis, cela devrait être la pratique habituelle. Il devrait y avoir cohérence entre les demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276 et les demandes concernant des dossiers privés, car ces deux types de demandes doivent maintenant être traitées selon le régime établi aux art. 278.92 à 278.94
[85] Bien que le texte législatif ne précise pas que ces demandes doivent être effectuées avant le procès, à notre avis, cela devrait être la pratique habituelle. Encourager la présentation des demandes avant le procès dans le cadre du régime d’examen des dossiers rappelle la démarche adoptée antérieurement sous le régime de l’art. 276 (voir, p. ex., Goldfinch, par. 145). Il devrait y avoir cohérence entre les demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276 et les demandes concernant des dossiers privés, car ces deux types de demandes doivent maintenant être traitées selon le régime établi aux art. 278.92 à 278.94.
[86] Certaines situations peuvent exiger que le juge du procès réexamine une décision antérieure relative à l’admissibilité au titre de l’art. 278.92, ou permette la présentation d’une nouvelle demande en cours d’instance (voir R.V., par. 75; Barton, par. 65). Les juges ont ce pouvoir discrétionnaire dans le cadre de leur pouvoir inhérent de gestion de l’instance. De plus, à la lumière du par. 278.93(4), les juges peuvent permettre qu’une demande soit présentée dans un délai plus court que sept jours avant l’audience de la première étape lorsque cela est dans « l’intérêt de la justice ». Toutefois, en règle générale, les demandes concernant des dossiers privés devraient être présentées avant le procès. Il y a une bonne raison à cela. Si les demandes en cours d’instance deviennent courantes, il y aura des ajournements plus fréquents, des retards importants, des difficultés relatives à l’établissement du calendrier — particulièrement lors des procès devant jury — et une possible injustice pour l’accusé. Les demandes en cours d’instance pourraient aussi donner lieu à un préjudice pour les plaignantes et dissuader le signalement d’infractions d’ordre sexuel ainsi que les poursuites relatives à celles‑ci. Une demande en cours d’instance peut être dans « l’intérêt de la justice », par exemple, lorsque l’existence du dossier n’est découverte que pendant le procès.
L’étendue de la participation de la plaignante.
Le droit d’une plaignante de présenter des arguments ne s’applique pas au procès lui‑même. Les droits de participation de celle‑ci sont strictement limités à l’audience de la deuxième étape et ne se rapportent qu’à l’admissibilité de la preuve que l’accusé veut produire
Lorsque l’on croit qu’il est nécessaire que l’accusé soit contre‑interrogé lors de l’audience de la deuxième étape, seul le ministère public peut le faire sur le fondement de sa prérogative. Des principes semblables s’appliquent pour empêcher la plaignante de produire des éléments de preuve à l’audience de la deuxième étape. Dans le cas où une plaignante veut produire des éléments de preuve pertinents, elle peut les communiquer au ministère public qui les produira s’il le veut.
Lorsqu’il tranche une requête visant à obtenir des directives, le juge qui préside l’audience a, à notre avis, le pouvoir discrétionnaire d’aviser la plaignante et de lui permettre de participer.
[88] Le paragraphe 278.94(2) prévoit qu’une plaignante ne peut « être contraint[e] à témoigner » lors de l’audience de la deuxième étape, mais peut « comparaître et présenter ses arguments ». Selon le par. 278.94(3), « [l]e juge est tenu d’aviser dans les meilleurs délais le plaignant qui participe à l’audience [de la deuxième étape] de son droit d’être représenté par un avocat. »
[89] Lorsque le juge décide de tenir une audience à la première étape du processus afin d’établir s’il y a des possibilités que le dossier soit admissible, les droits de participation de la plaignante ne s’appliquent pas. De même, la plaignante n’est pas autorisée à faire des observations écrites si l’analyse menée à la première étape se fonde uniquement sur une demande écrite. Le Parlement n’a pas intégré les droits de participation des plaignantes à l’art. 278.93 lorsqu’il fait référence à l’analyse de la première étape. Les droits de participation des plaignantes se rattachent précisément à l’utilisation par le Parlement du mot « audience », qui désigne une audience de la deuxième étape.
[90] Les dispositions relatives à la participation des plaignantes, soit les par. 278.94(2) et 278.94(3), s’appliquent à la fois aux demandes fondées sur l’art. 276 et aux demandes concernant des dossiers privés. À l’intérieur des paramètres établis par la loi dont nous discutons plus loin, le juge conserve un vaste pouvoir discrétionnaire pour établir la procédure qu’il convient d’appliquer dans chaque cas.
…
[92] Le paragraphe 278.93(4) prévoit que l’accusé doit fournir une copie de la demande au poursuivant et au greffier du tribunal. Lorsque le ministère public reçoit la demande avant que ne débute l’analyse menée à la première étape, il devrait donner à la plaignante et/ou à son avocat une description générale de la nature du dossier et de sa pertinence pour une question au procès. La période d’avis de sept jours précédant la première étape permet à la plaignante d’avoir le temps de retenir les services d’un avocat en prévision de l’approbation de la demande de l’accusé conformément au par. 278.93(4). Cependant, seule une description générale est requise à ce stade parce qu’il n’est pas encore clair si une audience de la deuxième étape mettant en cause la plaignante sera nécessaire.
[93] Si, à la première étape, le juge qui préside l’audience établit qu’il y a des possibilités que le dossier soit admissible, le ministère public devrait généralement communiquer le contenu de la demande afin que la plaignante et/ou son avocat puissent se préparer pour l’audience de la deuxième étape. Cette mesure facilite la participation utile de la plaignante. Ce processus ressemble à la procédure antérieure pour les demandes fondées sur l’art. 276, dans le cadre de laquelle le ministère public pouvait, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, consulter la plaignante (Darrach, par. 55).
[94] La réception de la demande après que le juge qui préside l’audience a établi que le processus devrait passer à la deuxième étape permet aussi à la plaignante de prendre une décision éclairée concernant l’étendue de sa participation à l’audience de la deuxième étape.
[95] La réception de la demande par la plaignante lorsqu’une audience de la deuxième étape est requise rend compte de l’un des éléments du principe d’audi alteram partem : soit celui que les personnes qui seront touchées par une procédure en soient informées et aient la possibilité d’être entendues par le tribunal (Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), 1995 CanLII 102 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 781, par. 29; A. (L.L.) c. B. (A.), 1995 CanLII 52 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 27). Il serait difficile pour une plaignante de « comparaître et présenter ses arguments à l’audience » concernant la question de l’admissibilité de ses propres dossiers privés sans savoir quels dossiers sont en cause et la raison pour laquelle l’accusé veut les présenter en preuve.
[96] Qui plus est, le juge qui préside l’audience a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner que la demande ne soit pas communiquée à la plaignante, ou que des parties de celle‑ci soient caviardées. Cette décision peut découler des préoccupations d’une partie ou du juge concernant l’incidence de la communication sur l’équité du procès.
[97] Les dispositions concernant la participation de la plaignante ne précisent pas l’étendue de la participation de celle‑ci et/ou de son avocat à l’audience de la deuxième étape. À notre avis, les deux peuvent être présents tout au long de l’audience de la deuxième étape afin de faciliter la participation utile. Si le juge craint que la présence de la plaignante lors de l’audience de la deuxième étape compromette l’équité du procès, il peut, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, exclure la plaignante au besoin.
[98] Les dispositions ne précisent pas non plus l’étendue des arguments de la plaignante. À notre avis, sous réserve du pouvoir discrétionnaire dont dispose le juge pour assurer l’équité du procès, la participation utile permet à la plaignante ou à son avocat de présenter des arguments oraux et écrits lors de l’audience de la deuxième étape. Il pourrait y avoir des situations où la plaignante souhaite présenter des arguments oraux ou écrits, mais non les deux. Le juge peut le permettre en vertu de son pouvoir discrétionnaire.
[100] Il existe deux raisons pour lesquelles, à notre avis, la plaignante n’a pas le droit de contre‑interroger l’accusé lors de l’audience de la deuxième étape, que ce soit directement ou par l’intermédiaire de son avocat. D’abord, la loi ne mentionne aucun droit de contre‑interroger. Dans d’autres parties du Code criminel où le Parlement a décidé de conférer un droit de contre‑interroger, il l’a fait de façon expresse (voir, p. ex., les par. 117.13(2), 145(10), 347(6) et 672.5(11)).
[101] Ensuite, interdire le contre‑interrogatoire n’empêche pas la plaignante ou son avocat de participer de façon utile à l’audience de la deuxième étape; cela peut se faire au moyen d’arguments écrits ou oraux de la plaignante. Lorsque l’on croit qu’il est nécessaire que l’accusé soit contre‑interrogé lors de l’audience de la deuxième étape, seul le ministère public peut le faire sur le fondement de sa prérogative.
[102] Des principes semblables s’appliquent pour empêcher la plaignante de produire des éléments de preuve à l’audience de la deuxième étape. À défaut de texte législatif clair, la plaignante ne peut pas le faire. D’autres dispositions du Code crimineloctroient expressément aux tiers le droit de produire des éléments de preuve, comme aux victimes dans le cadre du processus de déclarations des victimes (par. 722(3) et 722(9)). Dans le cas où une plaignante veut produire des éléments de preuve pertinents, elle peut les communiquer au ministère public qui les produira s’il le veut.
[103] Compte tenu de l’incertitude concernant la portée des dossiers, certains procureurs de la défense ont, à quelques occasions, présenté une requête visant à obtenir des directives avant d’entreprendre la procédure prévue aux art. 278.92 à 278.94, afin de savoir si des éléments de preuve précis sont visés par la définition de « dossier » de l’art. 278.1. Les requêtes visant à obtenir des directives ne sont pas expressément prévues dans le texte législatif du régime d’examen des dossiers : elles relèvent strictement d’un exercice discrétionnaire du pouvoir de gestion de l’instance du juge.
[104] Le cadre d’analyse que nous avons formulé pour l’interprétation de l’art. 278.1 est conçu pour aider les avocats et les juges, de manière à réduire la nécessité de présenter des requêtes visant à obtenir des directives. Toutefois, dans les affaires où l’accusé présente une telle requête, le juge qui préside l’audience doit décider si la preuve en cause est un « dossier ». Lorsque, de l’avis du juge, il est clair que la preuve est un « dossier », le juge doit traiter la question sommairement et ordonner à l’accusé de procéder à une demande concernant un dossier privé. De la même manière, lorsque le juge n’est pas certain si la preuve en cause est un « dossier », il doit donner pour instruction à l’accusé de présenter une demande. Ce n’est que si le juge est nettement convaincu que la preuve en cause ne constitue pas un « dossier » qu’il doit indiquer à l’accusé qu’il n’a pas à présenter une demande.
[105] Lorsqu’il tranche une requête visant à obtenir des directives, le juge qui préside l’audience a, à notre avis, le pouvoir discrétionnaire d’aviser la plaignante et de lui permettre de participer. Le juge dispose de ce pouvoir parce que la requête visant à obtenir des directives comporte elle‑même un exercice du pouvoir de gestion de l’instance.
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[181] Comme nous l’avons déjà expliqué, la plaignante recevra du ministère public des renseignements concernant la demande afin de faciliter sa participation à l’audience. Étant donné que la plupart des demandes devraient être faites avant le procès, la plaignante recevra généralement ces renseignements avant de témoigner. L’article 278.94 confère aussi des droits de participation à l’audience de la deuxième étape, ce qui permet à la plaignante d’entendre les plaidoiries de la défense relativement à la pertinence et à la valeur probante des éléments de preuve (sauf si le juge décide qu’une certaine exclusion est nécessaire pour assurer l’équité du procès).
Le régime d’examen des dossiers ne rend manifestement pas inadmissibles les éléments de preuve essentiels, comme des déclarations antérieures incompatibles aux fins d’évaluation de la crédibilité ou de la fiabilité. Lorsque la balance penche en faveur de l’admission de la preuve en raison de son importance pour la défense, elle sera admise pour ce motif.
[126] Tout d’abord, nous soulignons que le régime d’examen des dossiers ne rend manifestement pas inadmissibles les éléments de preuve essentiels, comme des déclarations antérieures incompatibles aux fins d’évaluation de la crédibilité ou de la fiabilité. Lorsque la balance penche en faveur de l’admission de la preuve en raison de son importance pour la défense, elle sera admise pour ce motif. Dans le même ordre d’idées, le régime d’examen des dossiers interdit à l’accusé d’utiliser les éléments de preuve à des fins non permises et fondées sur des mythes — tout comme le régime de l’art. 276. Il ne s’agit pas d’une nouvelle proposition. En effet, aucune preuve ne peut être admise si elle ne répond pas aux critères d’admissibilité voulant qu’elle soit pertinente et substantielle (Seaboyer, p. 609; Goldfinch, par. 30).
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[129] Le régime d’examen des dossiers donne forme au principe fondamental régissant le droit de la preuve : « . . . les preuves pertinentes devraient être admises (et les preuves non pertinentes ne pas l’être) pourvu que leur valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable qu’elles peuvent avoir sur le déroulement d’un procès équitable »(Seaboyer, p. 631). Le droit d’un accusé à un procès équitable ne comprend pas le droit absolu à ce que tous les éléments de preuve à l’appui de sa défense soient admis. De nombreuses règles d’exclusion existent en droit criminel canadien afin d’empêcher le ministère public ou la défense de fausser la fonction de recherche de la vérité du processus judiciaire, qui fait partie intégrante de l’équité du procès (Mills, par. 74).
[130] De plus, au moment d’évaluer l’effet préjudiciable ou le « coût » de l’admission d’une preuve potentielle, le juge du procès devrait tenir compte de l’effet de celle‑ci sur tous les aspects de l’équité du procès, notamment [traduction] « les considérations pratiques de sa présentation, l’équité envers les parties et les témoins, ainsi que l’effet de distorsion que peut avoir la preuve sur l’issue de l’affaire » (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8e éd. 2020), p. 47 (nous soulignons)). Dans le contexte qui nous occupe, le juge du procès doit prendre en considération l’« effet préjudiciable » de l’admission d’un dossier en preuve au procès, qui comprend l’effet sur la plaignante dont les renseignements privés sont en cause.
Une importante similarité entre la preuve relevant de l’art. 276 et les dossiers privés est qu’ils visent tous les deux à protéger la plaignante contre des mythes et stéréotypes préjudiciables.
[132] Une importante similarité entre la preuve relevant de l’art. 276 et les dossiers privés est qu’ils visent tous les deux à protéger la plaignante contre des mythes et stéréotypes préjudiciables. Plus particulièrement, l’art. 276 a pour objet essentiel d’empêcher que l’accusé produise des éléments de preuve qui mettent en jeu les « deux mythes » concernant les plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel : à savoir qu’une plaignante est plus susceptible d’avoir consenti ou qu’elle est moins digne de foi en raison de son comportement sexuel antérieur (Darrach, par. 32). Bien que les dossiers énumérés à l’art. 278.1 ne fassent pas nécessairement intervenir les deux mythes, qui se rapportent spécifiquement au comportement sexuel antérieur, la Cour a reconnu que de nombreux autres mythes et stéréotypes posant problème peuvent être en jeu — p. ex., les personnes qui consultent des professionnels de la santé mentale ne sont pas crédibles ni fiables; le fait de ne pas avoir signalé sur‑le‑champ une infraction d’ordre sexuel signifie qu’elle n’a pas eu lieu; la consommation de drogues et d’alcool fait foi d’une mauvaise moralité; une « vraie victime » évitera tout contact avec l’agresseur après le fait (Mills, par. 119; voir aussi R. c. Lavallee, 1990 CanLII 95 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 852, p. 871‑872; R. c. W. (R.), 1992 CanLII 56 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 134). Les motifs dissidents de notre collègue le juge Brown sont axés uniquement sur les « deux mythes » que fait intervenir spécifiquement la preuve relevant de l’art. 276; ils ne reconnaissent pas véritablement les risques que posent d’autres mythes, notamment ceux que nous venons d’indiquer.
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[139] En tenant compte de ces facteurs, nous concluons que le Parlement a adopté ce régime en vue de (1) protéger les intérêts relatifs à la dignité, à l’égalité et à la protection de la vie privée des plaignantes; (2) reconnaître le caractère généralisé de la violence sexuelle afin de promouvoir l’intérêt de la société à encourager les victimes d’infractions d’ordre sexuel à se manifester et à obtenir un traitement; et (3) promouvoir la fonction de recherche de la vérité des procès, notamment en écartant les mythes et les stéréotypes préjudiciables. L’article 278.92 n’a pas une portée trop large par rapport à son objectif législatif parce qu’il s’en tient à ce qui est raisonnablement nécessaire pour atteindre ces trois buts (Safarzadeh‑Markhali, par. 50).
Le régime d’examen des dossiers n’impose pas à l’accusé le fardeau de soumettre un affidavit et de subir un contre‑interrogatoire. Si un affidavit est soumis à l’appui de la demande, « [i]l n’est pas nécessaire que ce soit l’accusé lui‑même qui présente une preuve; quiconque possède des renseignements pertinents peut témoigner personnellement au sujet de leur véracité ».
[150] Le régime d’examen des dossiers n’impose pas à l’accusé le fardeau de soumettre un affidavit et de subir un contre‑interrogatoire. Si un affidavit est soumis à l’appui de la demande, « [i]l n’est pas nécessaire que ce soit l’accusé lui‑même qui présente une preuve; quiconque possède des renseignements pertinents peut témoigner personnellement au sujet de leur véracité » (Darrach, par. 53). Il n’est pas non plus nécessaire que l’accusé témoigne. Celui‑ci n’est simplement pas contraint de témoigner au sens de l’al. 11c) en application des art. 278.92 à 278.94.
Le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de permettre au ministère public de rouvrir sa preuve.
[167] L’« étendue » de ce pouvoir discrétionnaire s’inscrit aussi sur une échelle : elle « diminue à mesure que le procès avance parce qu’il y a plus de chances pour que la défense soit lésée au fur et à mesure du déroulement du procès » (G. (S.G.), par. 30). Le juge du procès jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire avant que le ministère public termine sa preuve; d’un pouvoir discrétionnaire plus limité lorsque le ministère public a terminé sa preuve mais avant que la défense ne choisisse de produire ou non une preuve; et d’un pouvoir discrétionnaire extrêmement limité lorsque la défense a déjà commencé à répondre à la preuve du ministère public (G. (S.G.), par. 30).
Si de nouveaux renseignements pertinents se présentent lors de la consultation du ministère public avec la plaignante, celui-ci a alors l’obligation de communiquer ces renseignements à l’accusé.
[173] Comme nous l’avons déjà mentionné, si le juge établit qu’une audience de la deuxième étape est requise, la plaignante doit être informée des renseignements pertinents se trouvant dans la demande afin de pouvoir participer de façon utile. Monsieur Reddick soutient que le fait que la plaignante reçoive ces renseignements par le biais de son avocat privera la défense de renseignements pertinents que doit communiquer le ministère public. L’argument suppose que la plaignante recevra les renseignements sur le contenu de la demande en l’absence du ministère public (c.‑à‑d. la défense enverra la demande directement à l’avocat de la plaignante). L’accusé serait donc privé de renseignements que devrait communiquer le ministère public concernant la « réaction initiale » de la plaignante à la demande, notamment ses réactions émotives.
[174] Il n’y a aucune assise législative étayant l’hypothèse selon laquelle la demande sera envoyée directement à la plaignante sans la participation du ministère public. La loi est muette pour ce qui est du droit de la plaignante de recevoir la demande. Conformément à l’ancienne pratique au titre de l’art. 276, le ministère public a la responsabilité de consulter la plaignante au sujet de la demande. Il n’y a donc aucun changement par rapport au régime de l’art. 276. La personne accusée n’a pas « perdu » l’accès à des renseignements que le ministère public a l’obligation de communiquer et auxquels elle avait initialement droit. De plus, la plaignante a toujours eu la possibilité de consulter un avocat concernant les demandes relatives à la preuve relevant de l’art. 276.
[175] Quoi qu’il en soit, M. Reddick n’a pas donné de raison de croire que la preuve de la « réaction initiale » démontrant l’état émotionnel de la plaignante est intrinsèquement utile, en dehors du raisonnement fondé sur des mythes qui prend sa source dans le stéréotype qu’il y a une seule « réaction appropriée » à la communication de renseignements privés. Évidemment, si de nouveaux renseignements pertinents se présentent lors de la consultation du ministère public avec la plaignante, celui-ci a alors l’obligation de communiquer ces renseignements à l’accusé. Les dispositions conférant à la plaignante des droits de participation n’ont d’aucune façon modifié les obligations du ministère public énoncées dans l’arrêt Stinchcombe.
Il vaut mieux, dans l’intérêt de la justice, que l’élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la preuve à réfuter. Le droit à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit de recourir à la surprise pour se défendre.
[186] Dans les instances civiles, les deux parties participent à une vaste enquête et à la communication de documents et à la présentation des témoins au préalable, sans soulever la question des « vices de témoignage ». Même si la surprise était traditionnellement une « arme [. . .] dans l’arsenal » dans les procès contradictoires en général, le déclin de son utilisation est attribuable à l’acceptation du principe selon lequel « il vaut mieux, dans l’intérêt de la justice, que l’élément de surprise soit éliminé du procès et que les parties soient prêtes à débattre les questions litigieuses sur le fondement de renseignements complets concernant la preuve à réfuter » (Stinchcombe, p. 332). La Cour a appliqué ce principe dans l’arrêt Darrach, statuant que « [l]e droit à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit de recourir à la surprise pour se défendre » (par. 55). De même, dans le cadre du régime de production des dossiers en la possession de tiers, la plaignante reçoit un exemplaire de la demande de production et peut participer à l’audience concernant la pertinence probable de cet élément de preuve avant le contre‑interrogatoire.
[187] Le « vice de témoignage » n’est pas une préoccupation qui empêche le contre-interrogatoire efficace en ce qui a trait aux documents communiqués par le ministère public dans les procès criminels ou civils. Pour les mêmes raisons, la participation de la plaignante à une audience de la deuxième étape ne suscite pas de risque que des témoignages soient viciés de sorte qu’il y ait entrave injustifiée à la recherche de la vérité ou au contre‑interrogatoire efficace. Le fait de donner un préavis à la plaignante avant de lui présenter des renseignements très privés dans le cadre d’un procès public est susceptible de la rendre plus apte à participer honnêtement au contre‑interrogatoire. Plus particulièrement, elle sera probablement mieux outillée pour répondre que si elle était prise de court par l’utilisation de ses dossiers privés. En outre, l’exigence selon laquelle une demande doit être communiquée avant le procès fait en sorte que les plaignantes dans les affaires d’infraction d’ordre sexuel sont informées des répercussions découlant de leur participation au procès (Craig, p. 808‑809; R. c. M.S., 2019 ONCJ 670, par. 92 (CanLII)). Cela favorise aussi les procès justes et équitables.
[188] Troisièmement, l’accusé sera toujours en mesure de vérifier le témoignage de la plaignante en le comparant aux déclarations antérieures qu’elle a faites à la police. La défense a accès à ces déclarations en application des obligations du ministère public établies dans l’arrêt Stinchcombe. Si le témoignage de la plaignante a changé de façon significative entre le moment où elle a fait la déclaration à la police et le procès, cette divergence sera évidente aux yeux du juge des faits, et l’accusé pourra contre‑interroger la plaignante sur ce fondement (peu importe si la déclaration à la police a été faite sous serment) (voir Craig). Le juge des faits peut évaluer s’il croit la plaignante et ajuster le poids qu’il accorde à son témoignage.
[189] Quatrièmement, la plaignante peut être contre-interrogée sur son accès à la demande concernant des dossiers privés. L’accusé peut contester la crédibilité et la fiabilité de la plaignante en laissant entendre qu’elle a adapté son témoignage pour qu’il corresponde à ce qu’elle a appris dans la demande. Dans la mesure où notre collègue le juge Brown affirme que le par. 645(5) et l’art. 648 du Code criminel rendent inacceptables de tels contre‑interrogatoires, nous ne sommes pas de cet avis.
Si une situation se présente où la communication préalable de la demande à la plaignante annulerait réellement l’efficacité du contre‑interrogatoire, l’accusé peut choisir de présenter la demande pendant le contre‑interrogatoire afin d’éviter le risque que le témoignage soit vicié.
Les demandes en cours d’instance ne devraient pas représenter la norme.
[190] Enfin, le par. 278.93(4) confère au juge le pouvoir discrétionnaire d’instruire les demandes dans un délai plus court que sept jours avant l’audience si cela est « dans l’intérêt de la justice ». Le juge du procès peut aussi instruire une demande en cours d’instance dans l’intérêt de la justice. Les intimés J.J. et M. Reddick sont préoccupés par le fait que le témoignage de la plaignante puisse être vicié parce qu’elle reçoit généralement la demande et participe à l’audience d’admissibilité de la deuxième étape avant de témoigner au procès. Toutefois, si une situation se présente où la communication préalable de la demande à la plaignante annulerait réellement l’efficacité du contre‑interrogatoire, l’accusé peut choisir de présenter la demande pendant le contre‑interrogatoire afin d’éviter le risque que le témoignage soit vicié. Le juge du procès est alors responsable d’établir s’il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir une telle demande. Ce faisant, le juge du procès devrait garder à l’esprit le risque que le procès soit retardé en raison de son fractionnement. Précisons que les demandes en cours d’instance ne devraient pas représenter la norme.