R. c. T.J.F., 2024 CSC 38

Dans un système de droit criminel reposant sur la présomption d’innocence, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère.

[42] Enfin, dans un système de droit criminel reposant sur la présomption d’innocence, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Même lorsque les juges de procès commettent des erreurs de droit, les juridictions d’appel ne devraient annuler un verdict d’acquittement que lorsque « le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreurs » (R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2, citant Vézeau c. La Reine, 1976 CanLII 7 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 277, p. 291‑292; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Notre Cour doit donc déterminer si les erreurs de droit alléguées pourraient avoir eu une incidence significative sur les verdicts d’acquittement (R. c. Hodgson, 2024 CSC 25, par. 36).

L’objet du par. 279.01(1) C. cr. est de répondre à toutes les formes de traite des personnes, avec un accent particulier sur les femmes et les enfants, lesquels sont les plus souvent touchés

[57] Le paragraphe 279.01(1) C. cr. a élargi de deux façons l’interdiction qui existait jusqu’alors. Tout d’abord, il criminalise la traite des personnes au‑delà du contexte de l’immigration (art. 118 de la LIPR; Urizar c. R., 2013 QCCA 46, [2013] R.J.Q. 43, par. 68, 73 et 77; voir aussi K. Plouffe‑Malette, « L’interprétation de la criminalisation de la traite des êtres humains en droit pénal canadien à l’aune du Protocole de Palerme : analyse de l’arrêt Urizar de la Cour d’appel du Québec » (2014), 44 R.D.U.S.1, p. 17; H. Gluzman, « Human Trafficking and Prostitution in Canada — Intersections and Challenges » (2018), 66 C.L.Q. 109, p. 123).

[59] Le souci de protéger les femmes et les enfants, qui sont particulièrement vulnérables à la traite des personnes, sous‑tend la volonté du législateur d’englober, par le projet de loi C‑49, toutes les formes de conduites que peut prendre la traite des personnes (voir Débats de la Chambre des communes, 26 septembre 2005, p. 7988 (l’hon. Paul Harold Macklin); Débats de la Chambre des communes, 17 octobre 2005, p. 8619 (l’hon. Irwin Cotler); voir aussi le préambule et l’article 2a) du Protocole).

[61] Cinq ans après l’adoption du projet de loi C‑49, le projet de loi C‑268, intitulé Loi modifiant le Code criminel (peine minimale pour les infractions de traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans), 3e sess., 40e lég., 2010 (adopté en tant que L.C. 2010, c. 3, art. 2), a créé une nouvelle infraction criminalisant la traite de personnes âgées de moins de 18 ans, punissable de peines minimales obligatoires, et a augmenté la peine maximale à l’emprisonnement à perpétuité lorsque l’infraction s’accompagne d’actes particulièrement violents contre la victime mineure (par. 279.011(1) C. cr.).

Il existe un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur la liberté de mouvement de la victime et ses mouvements réels.

[65] Il ressort de ces interprétations qu’il existe un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur la liberté de mouvement de la victime et ses mouvements réels. À une extrémité du spectre se trouvent les situations où l’accusé exerce un « contrôle » sur les mouvements de la victime; il tient celle‑ci [traduction] « sous son pouvoir ou sa domination » (Black’s Law Dictionary (12e éd. 2024), p. 418), de sorte que la victime a peu de choix quant à ses mouvements. À l’autre extrémité, l’accusé exerce une « influence » sur les mouvements de la victime lorsqu’au minimum, il [traduction] « incite [la victime] à agir d’une certaine manière ou à changer ses décisions ou ses agissements » concernant ses mouvements (p. 928). Cela signifie que la victime est libre de se déplacer à sa guise, mais que lorsqu’elle décide d’exercer sa liberté, l’accusé parvient à [traduction] « modifier ou à infléchir sa volonté ou à influer sur celle‑ci » (p. 928).

[66] À la différence du « contrôle » et de l’« influence », la « direction » porte moins sur le degré de pouvoir que l’accusé exerce sur les mouvements de la victime que sur la manière dont il exerce ce pouvoir. Le mot « direction » s’entend du fait de [traduction] « [d]iriger, guider, orienter ou conseiller » une personne et peut parfois renvoyer au fait de lui donner un « ordre impératif » (The Dictionary of Canadian Law (5e éd. 2020), p. 319, citant R. c. Bazinet (1986), 1986 CanLII 108 (ON CA), 25 C.C.C. (3d) 273 (C.A. Ont.), p. 284). Quant au verbe « diriger », il s’entend du fait [traduction] « [d]e guider », « de régir » et « [d]e donner des instructions (à quelqu’un) avec autorité » (Black’s Law Dictionary, p. 576). Bien que la direction recoupe souvent le contrôle ou l’influence, on peut conclure qu’elle a eu lieu même lorsque les mouvements de la victime n’ont pas fait l’objet d’un contrôle ou d’une influence. Puisque l’énumération « un contrôle, une direction ou une influence » est disjonctive, l’actus reus peut être satisfait si les mouvements des victimes ont fait l’objet seulement d’une direction de l’accusé.

[67] Le paragraphe 279.01(1) C. cr. précise qu’un contrôle, une direction ou une influence doit être « exerc[é] ». Selon le Black’s Law Dictionary, le verbe « exercise » (en français, « exercer ») suppose l’accomplissement d’un acte : [traduction] « 1. Utiliser; faire valoir <exercer son droit de vote>. 2. Faire valoir un droit; exécuter <exercer une option d’achat des marchandises> » (p. 716). Il ne suffit alors pas que l’accusé ait acquis le pouvoir ou la capacité d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la victime. Il faut qu’il ait effectivement mis en œuvre ce pouvoir d’une façon ou d’une autre, de sorte que les mouvements de la victime fassent l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence de l’accusé.

[68] Il s’ensuit que rien dans le texte de la disposition n’empêche la Couronne d’établir l’actus reus au moyen de preuves de la violence et des menaces de violence d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, d’une relation violente entre les deux, si cette violence a pour effet que les mouvements de la victime ont fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.

[70] Le texte, le contexte et l’objet de l’art. 279.01 C. cr. appuient tous la thèse selon laquelle la Couronne peut présenter des éléments de preuve qui montrent la relation violente d’un accusé avec une victime ou la violence et les menaces de violence régulières envers celle‑ci, en vue d’établir l’actus reus de l’infraction de traite des personnes. De tels agissements peuvent correspondre à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de la victime au cours d’une période, pourvu que cette violence ait eu pour effet que les mouvements de la victime ont effectivement fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence pendant cette période.

La preuve de la conduite antérieure indigne et sa règle d’exclusion.

Les éléments de preuve de mauvaise moralité, et surtout les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne, doivent aller au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation pour être présumés inadmissibles

[74] Généralement, lorsqu’il s’agit de juger si un accusé est coupable d’une infraction, toute preuve pertinente est admissible à moins d’être interdite par une règle d’exclusion précise (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 30; R. c. Robertson, 1987 CanLII 61 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 918, p. 941; R. c. Arp, 1998 CanLII 769 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 339, par. 38). Une preuve est pertinente [traduction] « lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend d’une façon quelconque » à rendre le fait en cause qu’elle appuie plus vraisemblable qu’il ne le paraîtrait sans elle (R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 36, citant D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 31; voir aussi R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 39; R. c. Watson, 1996 CanLII 4008 (ON CA), 50 C.R. (4th) 245 (C.A. Ont.), par. 33).

[75] La preuve d’une conduite antérieure indigne est la preuve d’une inconduite de l’accusé qui va au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation (R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908, par. 31). On peut la subsumer sous la catégorie générale de la preuve de moralité de l’accusé (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8eéd. 2020), p. 66; voir aussi M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2024 (31e éd. 2024), par. 40.50‑40.52).

[76] Une preuve de mauvaise moralité est généralement irrecevable (R. c. B. (C.R.), 1990 CanLII 142 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 732), car elle risque de mener à des inférences de propension générale, lesquelles ne sont pas permises (p. 744, le juge Sopinka, dissident; Vauclair, Desjardins et Lachance, par. 40.51). Cette règle d’exclusion vise en outre à prévenir une tendance humaine connexe à « punir l’accusé pour son inconduite antérieure en le déclarant coupable de l’infraction qui lui est imputée », et à éviter que l’attention du juge des faits soit détournée « de l’objet premier de ses délibérations, qui est l’acte reproché » (R. c. D. (L.E.), 1989 CanLII 74 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 111, p. 128).