Dans un système de droit criminel reposant sur la présomption d’innocence, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère.
[42] Enfin, dans un système de droit criminel reposant sur la présomption d’innocence, les verdicts d’acquittement ne sont pas annulés à la légère. Même lorsque les juges de procès commettent des erreurs de droit, les juridictions d’appel ne devraient annuler un verdict d’acquittement que lorsque « le verdict n’aurait pas été nécessairement le même s’il n’y avait pas eu d’erreurs » (R. c. Sutton, 2000 CSC 50, [2000] 2 R.C.S. 595, par. 2, citant Vézeau c. La Reine, 1976 CanLII 7 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 277, p. 291‑292; R. c. Graveline, 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14). Notre Cour doit donc déterminer si les erreurs de droit alléguées pourraient avoir eu une incidence significative sur les verdicts d’acquittement (R. c. Hodgson, 2024 CSC 25, par. 36).
L’objet du par. 279.01(1) C. cr. est de répondre à toutes les formes de traite des personnes, avec un accent particulier sur les femmes et les enfants, lesquels sont les plus souvent touchés
[57] Le paragraphe 279.01(1) C. cr. a élargi de deux façons l’interdiction qui existait jusqu’alors. Tout d’abord, il criminalise la traite des personnes au‑delà du contexte de l’immigration (art. 118 de la LIPR; Urizar c. R., 2013 QCCA 46, [2013] R.J.Q. 43, par. 68, 73 et 77; voir aussi K. Plouffe‑Malette, « L’interprétation de la criminalisation de la traite des êtres humains en droit pénal canadien à l’aune du Protocole de Palerme : analyse de l’arrêt Urizar de la Cour d’appel du Québec » (2014), 44 R.D.U.S.1, p. 17; H. Gluzman, « Human Trafficking and Prostitution in Canada — Intersections and Challenges » (2018), 66 C.L.Q. 109, p. 123).
[58] Ensuite, le par. 279.01(1) C. cr. englobe un large éventail de conduites au regard de l’actus reus (voir l’article 3a) du Protocole). La vaste portée de l’actus reus est contrebalancée par l’exigence que les actes reprochés aient été accomplis « en vue [d’]exploiter [la victime] ou de faciliter son exploitation ». Cette exigence permet que l’infraction soit définie en fonction des agissements qui touchent à l’essence même de la traite des personnes, tout en gardant la souplesse nécessaire pour qu’elle tienne compte de toutes les formes qu’elle peut prendre.
[59] Le souci de protéger les femmes et les enfants, qui sont particulièrement vulnérables à la traite des personnes, sous‑tend la volonté du législateur d’englober, par le projet de loi C‑49, toutes les formes de conduites que peut prendre la traite des personnes (voir Débats de la Chambre des communes, 26 septembre 2005, p. 7988 (l’hon. Paul Harold Macklin); Débats de la Chambre des communes, 17 octobre 2005, p. 8619 (l’hon. Irwin Cotler); voir aussi le préambule et l’article 2a) du Protocole).
[60] La jurisprudence de notre Cour, les commissions et enquêtes nationales et la recherche font écho à cette préoccupation et reconnaissent que les femmes et les enfants, notamment les femmes et les filles autochtones, sont « de façon disproportionnée victimes de violence sexuelle » (R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 68 et 70; voir aussi R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 198; Statistique Canada, La violence fondée sur le sexe et les comportements sexuels non désirés au Canada, 2018 : Premiers résultats découlant de l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés (décembre 2019); Statistique Canada, La victimisation avec violence et les perceptions à l’égard de la sécurité : expériences des femmes des Premières Nations, métisses et inuites au Canada(avril 2022); Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics, Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics : écoute, réconciliation et progrès — Rapport final (2019), p. 124‑126; Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015), p. 190-191; Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, Réclamer notre pouvoir et notre place : le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019); E. Snyder, V. Napoleon et J. Borrows, « Gender and Violence : Drawing on Indigenous Legal Resources » (2015), 48 U.B.C. L. Rev. 593).
[61] Cinq ans après l’adoption du projet de loi C‑49, le projet de loi C‑268, intitulé Loi modifiant le Code criminel (peine minimale pour les infractions de traite de personnes âgées de moins de dix‑huit ans), 3e sess., 40e lég., 2010 (adopté en tant que L.C. 2010, c. 3, art. 2), a créé une nouvelle infraction criminalisant la traite de personnes âgées de moins de 18 ans, punissable de peines minimales obligatoires, et a augmenté la peine maximale à l’emprisonnement à perpétuité lorsque l’infraction s’accompagne d’actes particulièrement violents contre la victime mineure (par. 279.011(1) C. cr.).
[62] En somme, l’objet du par. 279.01(1) C. cr. est de répondre à toutes les formes de traite des personnes, avec un accent particulier sur les femmes et les enfants, lesquels sont les plus souvent touchés. Il s’agit donc de criminaliser une vaste gamme de conduites adoptées par quiconque en vue d’exploiter une ou plusieurs victimes ou de faciliter leur exploitation. Il ne fait aucun doute que la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, une relation violente avec une victime, peuvent être le moyen par lequel de telles conduites sont perpétuées.
L’expression « un contrôle, une direction ou une influence ».
[63] Notre Cour n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter le sens de l’expression « un contrôle, une direction ou une influence ». La Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Urizar, et la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R. c. Gallone, 2019 ONCA 663, 147 O.R. (3d) 225, se sont toutes deux appuyées sur l’arrêt Perreault c. R., 1996 CanLII 5641 (QC CA), [1997] R.J.Q. 4 (C.A.) pour en dégager le sens. Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec a interprété le sens de l’expression « exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne » dans le contexte de l’infraction de proxénétisme codifiée au par. 286.3(1) C. cr. (l’ancien al. 212(1)h) C. cr.) comme suit :
L’élément contrôle réfère à un comportement envahissant, à une emprise laissant peu de choix à la personne contrôlée. Ce comportement inclut par conséquent des actes de direction et d’influence. Il y a exercice de direction sur les mouvements d’une personne lorsque des règles ou des comportements sont imposés. L’exercice de direction n’exclut pas que la personne dirigée dispose de latitude ou d’une marge d’initiative. L’exercice d’influence inclut des comportements moins contraignants. Sera considérée comme une influence toute action exercée sur une personne en vue d’aider, encourager ou forcer à s’adonner à la prostitution. [Italique omis; p. 6.]
[64] La Cour d’appel de l’Ontario a résumé l’exercice d’un contrôle comme suit : [traduction] « . . . si l’exercice d’un contrôle s’apparente au fait de donner à une personne un ordre auquel elle n’a d’autre choix que d’obéir, et l’exercice d’une direction s’apparente au fait d’imposer à une personne une règle qu’elle devrait suivre, alors l’exercice d’une influence s’apparente à lui proposer une idée et à la convaincre de l’adopter » (Gallone, par. 47).
Il existe un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur la liberté de mouvement de la victime et ses mouvements réels.
[65] Il ressort de ces interprétations qu’il existe un spectre d’emprise que l’accusé peut exercer sur la liberté de mouvement de la victime et ses mouvements réels. À une extrémité du spectre se trouvent les situations où l’accusé exerce un « contrôle » sur les mouvements de la victime; il tient celle‑ci [traduction] « sous son pouvoir ou sa domination » (Black’s Law Dictionary (12e éd. 2024), p. 418), de sorte que la victime a peu de choix quant à ses mouvements. À l’autre extrémité, l’accusé exerce une « influence » sur les mouvements de la victime lorsqu’au minimum, il [traduction] « incite [la victime] à agir d’une certaine manière ou à changer ses décisions ou ses agissements » concernant ses mouvements (p. 928). Cela signifie que la victime est libre de se déplacer à sa guise, mais que lorsqu’elle décide d’exercer sa liberté, l’accusé parvient à [traduction] « modifier ou à infléchir sa volonté ou à influer sur celle‑ci » (p. 928).
[66] À la différence du « contrôle » et de l’« influence », la « direction » porte moins sur le degré de pouvoir que l’accusé exerce sur les mouvements de la victime que sur la manière dont il exerce ce pouvoir. Le mot « direction » s’entend du fait de [traduction] « [d]iriger, guider, orienter ou conseiller » une personne et peut parfois renvoyer au fait de lui donner un « ordre impératif » (The Dictionary of Canadian Law (5e éd. 2020), p. 319, citant R. c. Bazinet (1986), 1986 CanLII 108 (ON CA), 25 C.C.C. (3d) 273 (C.A. Ont.), p. 284). Quant au verbe « diriger », il s’entend du fait [traduction] « [d]e guider », « de régir » et « [d]e donner des instructions (à quelqu’un) avec autorité » (Black’s Law Dictionary, p. 576). Bien que la direction recoupe souvent le contrôle ou l’influence, on peut conclure qu’elle a eu lieu même lorsque les mouvements de la victime n’ont pas fait l’objet d’un contrôle ou d’une influence. Puisque l’énumération « un contrôle, une direction ou une influence » est disjonctive, l’actus reus peut être satisfait si les mouvements des victimes ont fait l’objet seulement d’une direction de l’accusé.
[67] Le paragraphe 279.01(1) C. cr. précise qu’un contrôle, une direction ou une influence doit être « exerc[é] ». Selon le Black’s Law Dictionary, le verbe « exercise » (en français, « exercer ») suppose l’accomplissement d’un acte : [traduction] « 1. Utiliser; faire valoir <exercer son droit de vote>. 2. Faire valoir un droit; exécuter <exercer une option d’achat des marchandises> » (p. 716). Il ne suffit alors pas que l’accusé ait acquis le pouvoir ou la capacité d’exercer un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de la victime. Il faut qu’il ait effectivement mis en œuvre ce pouvoir d’une façon ou d’une autre, de sorte que les mouvements de la victime fassent l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence de l’accusé.
Rien dans le texte de la disposition n’empêche la Couronne d’établir l’actus reus au moyen de preuves de la violence et des menaces de violence d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, d’une relation violente entre les deux, si cette violence a pour effet que les mouvements de la victime ont fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
[68] Il s’ensuit que rien dans le texte de la disposition n’empêche la Couronne d’établir l’actus reus au moyen de preuves de la violence et des menaces de violence d’un accusé envers une victime et, de façon plus générale, d’une relation violente entre les deux, si cette violence a pour effet que les mouvements de la victime ont fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
[70] Le texte, le contexte et l’objet de l’art. 279.01 C. cr. appuient tous la thèse selon laquelle la Couronne peut présenter des éléments de preuve qui montrent la relation violente d’un accusé avec une victime ou la violence et les menaces de violence régulières envers celle‑ci, en vue d’établir l’actus reus de l’infraction de traite des personnes. De tels agissements peuvent correspondre à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de la victime au cours d’une période, pourvu que cette violence ait eu pour effet que les mouvements de la victime ont effectivement fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence pendant cette période.
La preuve de la conduite antérieure indigne et sa règle d’exclusion.
Les éléments de preuve de mauvaise moralité, et surtout les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne, doivent aller au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation pour être présumés inadmissibles
[74] Généralement, lorsqu’il s’agit de juger si un accusé est coupable d’une infraction, toute preuve pertinente est admissible à moins d’être interdite par une règle d’exclusion précise (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 30; R. c. Robertson, 1987 CanLII 61 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 918, p. 941; R. c. Arp, 1998 CanLII 769 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 339, par. 38). Une preuve est pertinente [traduction] « lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend d’une façon quelconque » à rendre le fait en cause qu’elle appuie plus vraisemblable qu’il ne le paraîtrait sans elle (R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 36, citant D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (5e éd. 2008), p. 31; voir aussi R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 39; R. c. Watson, 1996 CanLII 4008 (ON CA), 50 C.R. (4th) 245 (C.A. Ont.), par. 33).
[75] La preuve d’une conduite antérieure indigne est la preuve d’une inconduite de l’accusé qui va au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation (R. c. Handy, 2002 CSC 56, [2002] 2 R.C.S. 908, par. 31). On peut la subsumer sous la catégorie générale de la preuve de moralité de l’accusé (D. M. Paciocco, P. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (8eéd. 2020), p. 66; voir aussi M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2024 (31e éd. 2024), par. 40.50‑40.52).
[76] Une preuve de mauvaise moralité est généralement irrecevable (R. c. B. (C.R.), 1990 CanLII 142 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 717, p. 732), car elle risque de mener à des inférences de propension générale, lesquelles ne sont pas permises (p. 744, le juge Sopinka, dissident; Vauclair, Desjardins et Lachance, par. 40.51). Cette règle d’exclusion vise en outre à prévenir une tendance humaine connexe à « punir l’accusé pour son inconduite antérieure en le déclarant coupable de l’infraction qui lui est imputée », et à éviter que l’attention du juge des faits soit détournée « de l’objet premier de ses délibérations, qui est l’acte reproché » (R. c. D. (L.E.), 1989 CanLII 74 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 111, p. 128).
[77] Les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne ne sont pas tous soumis à la règle d’exclusion. Les éléments de preuve de mauvaise moralité, et surtout les éléments de preuve relatifs à une conduite indigne, doivent aller au‑delà de ce qui est allégué dans l’acte d’accusation pour être présumés inadmissibles (Handy, par. 31; voir aussi Makin c. Attorney-General for New South Wales, [1894] A.C. 57 (C.P.), p. 65; M. Gourlay et autres, Modern Criminal Evidence (2022), p. 282). S’ils sont compris dans l’acte d’accusation, la Couronne peut en faire la preuve [traduction] « peu importe à quel point cela pourrait ternir la réputation de l’accusé » (Paciocco, Paciocco et Stuesser, p. 66).
La violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, leur relation violente, peuvent être pertinentes et déterminantes à la fois pour l’actus reus de l’infraction de traite des personnes et la définition de l’exploitation.
[91] La violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, leur relation violente, peuvent équivaloir à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de celle‑ci au cours d’une période donnée, pourvu que cette violence fasse en sorte que les mouvements de la victime aient effectivement fait l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence au cours de cette période. La violence est aussi pertinente et déterminante pour la définition de l’exploitation, étant donné que les critères de cette définition sont remplis lorsque l’accusé se livre à une conduite, notamment la violence et les menaces de violence régulières, qui amène la victime à fournir (ou offrir de fournir) son travail ou ses services, et dont il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle lui fasse croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît).
[92] Comme je l’ai mentionné plus tôt, l’éventail de conduites que vise le par. 279.01(1) C. cr. est large. Cette disposition englobe « [q]uiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation ». L’emploi du mot « ou » indique que l’actus reus est disjonctif. Cet élément de l’infraction est prouvé si la Couronne établit que l’accusé s’est livré à une conduite mentionnée dans la disposition (R. c. A. (A.), 2015 ONCA 558, 327 C.C.C. (3d) 377, par. 80; Gallone, par. 33; Urizar, par. 72).
[93] Le paragraphe 279.01(1) C. cr. s’applique à deux catégories de conduites. La première désigne des gestes précis : « . . . recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge . . . » La seconde vise l’accusé qui « exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne ». En l’espèce, la Couronne s’appuie sur cette seconde catégorie de conduites pour démontrer que l’accusé a commis l’actus reus. Elle soutient que la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime, et leur relation violente, peuvent équivaloir à l’exercice d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence sur les mouvements de la victime au cours d’une période donnée. Je suis d’accord.
[94] Comme je l’ai expliqué plus tôt, le par. 279.01(1) vise à élargir l’interdiction qui existait jusqu’alors et à comprendre toutes les formes de traite des personnes, en mettant l’accent sur la protection des femmes et des enfants qui sont « de façon disproportionnée victimes de violence sexuelle » (Friesen, par. 68 et 70; voir aussi Barton, par. 198). Cette disposition interdit à quiconque de priver une autre personne de sa liberté de mouvement par l’exercice d’un contrôle, d’une influence ou d’une direction. La Couronne peut établir l’actus reus au moyen d’éléments de preuve de la violence et des menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, d’une relation violente entre les deux, qui empêchent les mouvements de la victime parce qu’ils font l’objet d’un contrôle, d’une direction ou d’une influence.
[95] La question de savoir si la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime et, plus généralement, leur relation violente, peuvent être pertinentes et déterminantes à la fois pour l’actus reus de l’infraction de traite des personnes et la définition de l’exploitation est une question de droit à laquelle il faut répondre par l’affirmative.
La mens rea peut être inférée d’une conclusion d’exploitation et la violence et les menaces de violence régulières d’un accusé envers une victime peuvent être pertinentes et déterminantes pour la définition de l’exploitation.
[96] La qualification par le juge du procès de la violence et des menaces de violence régulières de l’accusé envers la plaignante en tant que conduite antérieure indigne tend également à démontrer qu’il a conclu que ce type de conduite ne pouvait pas répondre à la définition de l’exploitation énoncée à l’art. 279.04 C. cr. Au procès, la Couronne a fait valoir que la mens rea de l’accusé peut être inférée d’une conclusion d’exploitation (d.a., vol. III, p. 394‑395). La Couronne a en outre soutenu que l’accusé a exploité la plaignante, en partie au moyen d’éléments de preuve montrant [traduction] « la présence de violence physique et de menaces de violence [. . .] attestée par de nombreux témoins » (p. 399).
[97] Devant notre Cour, la Couronne affirme également qu’une conclusion selon laquelle l’accusé a exploité la plaignante aux termes de l’art. 279.04 C. cr., même si le par. 279.01(1) C. cr. ne l’exige pas, peut permettre de conclure que l’accusé [traduction] « doit avoir agi dans le butd’exploiter la plaignante » (m.a., par. 108 (en italique dans l’original), citant A. (A.), par. 87). S’appuyant sur cet argument, la Couronne soutient que la violence et les menaces de violence régulières de l’accusé envers la plaignante sont pertinentes pour établir que l’accusé a exploité la plaignante. Je suis aussi de cet avis.
[98] Le but de l’accusé d’exploiter une victime ou de faciliter son exploitation, selon le contexte, peut être inféré d’une conclusion portant que l’accusé exploitait la victime en premier lieu. De plus, la preuve de la violence et des menaces de violence régulières de l’accusé envers la victime, lorsqu’elle est jumelée à d’autres éléments de preuve établissant que la victime se livrait à un travail ou offrait son travail alors qu’elle était soumise à la violence régulière de l’accusé, peut être pertinente pour établir l’exploitation. J’explique chaque conclusion dans les paragraphes qui suivent.
[99] Pour obtenir une déclaration de culpabilité au titre du par. 279.01(1) C. cr., la Couronne doit démontrer que l’accusé s’est livré à l’actus reus « en vue [d’]exploiter [la personne] ou de faciliter son exploitation ». Ces mots n’exigent pas qu’il y ait effectivement eu exploitation. L’exploitation n’est pas un élément essentiel de l’infraction; seule l’intention d’exploiter ou de faciliter l’exploitation l’est (voir A. (A.), par. 85, citant Urizar, par. 69; voir aussi Chahinian c. R., 2022 QCCA 499, par. 82).
[100] Toutefois, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que la mens reapeut parfois être inférée d’une conclusion qu’il y a eu exploitation (A. (A.), par. 87, cité avec approbation dans Gallone, par. 54, et R. c. Sinclair, 2020 ONCA 61, 384 C.C.C. (3d) 484, par. 12). Je suis d’accord. Une conclusion selon laquelle il y a effectivement eu exploitation pourrait, selon la preuve, être pertinente et déterminante quant à la question clé de savoir si l’accusé a agi en vue d’exploiter la plaignante.
[101] Cette inférence est fondée sur le présupposé selon lequel [traduction] « les gens sont habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes » (R. c. Buzzanga (1979), 1979 CanLII 1927 (ON CA), 49 C.C.C. (2d) 369 (C.A. Ont.), p. 387, cité avec approbation dans R. c. Chartrand, 1994 CanLII 53 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 864, p. 890; Barton, par. 167; voir aussi K. Roach, Criminal Law (8e éd. 2022), p. 214‑215). Si l’accusé est déclaré avoir sciemment exploité la victime, en ce sens qu’il savait que ses agissements donneraient lieu à l’exploitation de celle‑ci, il peut alors être raisonnable, selon les circonstances, d’inférer que l’accusé a agi dans l’intention d’exploiter la victime. Néanmoins, lorsqu’ils considèrent la preuve dans son ensemble, les tribunaux devraient porter une attention particulière aux éléments de preuve qui contrediraient l’inférence, ou même la réfuteraient.
[103] Nous pouvons dégager de cette définition deux exigences qui doivent être satisfaites pour qu’il y ait exploitation, soit les suivantes : (i) l’accusé a amené la victime à fournir (ou à offrir de fournir) son travail ou ses services par des agissements; (ii) il est raisonnable de s’attendre à ce que ces agissements fassent croire à la victime qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité (ou celle d’une personne qu’elle connaît).