R. c. Nahanee, 2022 CSC 37

Le critère de l’intérêt public ne s’applique pas qu’à certains aspects d’une peine sur lesquels les parties s’entendent; il s’applique à toute la peine, ou pas du tout.

[26] Ce critère place à dessein la barre très haut. Il vise à encourager les ententes entre les parties, ce qui permet aux tribunaux de sauver du temps d’audience à l’étape de la détermination de la peine. Ce critère constitue également une incitation à inscrire des plaidoyers de culpabilité, ce qui épargne aux victimes et au système de justice la nécessité de tenir des procès coûteux et chronophages (Anthony‑Cook, par. 35 et 40). Les accusés en bénéficient parce qu’ils ont un très haut degré de certitude que la peine proposée conjointement sera celle qui leur sera infligée; la Couronne en bénéficie parce qu’elle a l’assurance d’un plaidoyer de culpabilité à des conditions qu’elle est prête à accepter (par. 36‑39). Les deux parties en bénéficient également du fait qu’elles n’ont pas à se préparer pour un procès ou pour une audience de détermination de la peine contestée.

[27] Il importe de préciser qu’une recommandation conjointe est une recommandation qui traite de tous les aspects de la peine proposée. Dans la mesure où les parties s’entendent sur la plupart, mais non sur tous les aspects de la peine — qu’il s’agisse du type de la peine ou de sa durée, ou encore des conditions, modalités ou ordonnances accessoires l’assortissant —, la recommandation ne constitue alors pas une recommandation conjointe. Le critère de l’intérêt public ne s’applique pas qu’à certains aspects d’une peine sur lesquels les parties s’entendent; il s’applique à toute la peine, ou pas du tout. Outre les problèmes logistiques que soulèverait l’application de deux critères différents à des éléments de la même peine proposée, le fait est qu’en définitive il n’y a qu’une seule peine globale. Pour déterminer une peine, il faut en apprécier toutes les composantes. Le fait d’isoler un ou deux aspects de la peine et de les soumettre à un autre critère irait à l’encontre de cette détermination, et pourrait fort bien l’entraver.

[30] Les audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité doivent être traitées différemment des recommandations conjointes après un plaidoyer de culpabilité parce qu’elles n’offrent pas, au même degré, les avantages que l’arrêt Anthony‑Cook visait à protéger : la certitude et l’efficacité. Le critère de l’intérêt public encourage les parties à s’entendre sur une peine précise et leur apporte la certitude en protégeant cette entente afin de favoriser des résultats efficaces pour le système de justice et pour tous les participants. Cette certitude et cette entente n’existent pas lorsque la Couronne et la défense proposent des fourchettes de peines différentes.

[31] Les audiences de détermination de la peine contestées se caractérisent par une absence d’accord sur une peine précise, et elles ne peuvent donc pas offrir le même degré de certitude que les recommandations conjointes. Ces dernières, qui traitent de tous les aspects de la peine proposée au tribunal, procurent de la certitude en raison d’une entente qui prend la forme d’un quid pro quo, d’une contrepartie : l’accusé accepte de plaider coupable en échange de quoi la Couronne accepte de recommander au tribunal une peine précise que la Couronne et l’accusé jugent acceptable (Anthony‑Cook, par. 36). Il ne reste rien à débattre. De par sa nature même, le quid pro quo dont je parle n’existe pas dans le cas des audiences de détermination de la peine contestées, quelle que soit l’ampleur des négociations qui ont eu lieu antérieurement entre les parties et ont abouti au plaidoyer de culpabilité (m. interv., procureur général de l’Ontario, par. 7). La peine proposée n’est ni fixe ni définitive. Des détails restent à débattre. Même dans les cas où la Couronne et l’accusé ont des discussions en vue d’un règlement avant une audience de détermination de la peine contestée, le fait demeure que la Couronne ne consent pas à recommander au tribunal une peine précise sur laquelle les parties s’entendent.

[34] La présente affaire représente un excellent exemple du temps et des ressources qu’une audience de détermination de la peine contestée peut accaparer. L’audience concernant M. Nahanee a demandé une journée complète. La Couronne et la défense ont, comme il se doit, exposé leurs meilleurs arguments, présentant de longues observations au soutien du caractère raisonnable de leurs positions respectives. À la suite de l’audience, la juge a eu besoin de deux semaines pour délibérer et déposer une décision écrite. Par contraste, lors d’audiences sur une recommandation conjointe, la Couronne lit généralement un exposé conjoint des faits et explique la position conjointe. Habituellement, ces audiences se terminent rapidement, et la peine est infligée sur‑le‑champ. Le juge est rarement tenu de rendre une longue décision.

[35] Soyons clairs, les présents motifs ne visent pas à inciter les accusés à accepter une recommandation conjointe qui, à leur avis, ne sert pas leur intérêt. La tenue d’une audience de détermination de la peine contestée peut se révéler le choix opportun pour différentes raisons. Quoi qu’il en soit, de par leur nature, les recommandations conjointes et les audiences de détermination de la peine contestées ne sont pas similaires, et elles ne devraient pas être traitées comme si elles l’étaient.

[36] L’arrêt Anthony‑Cook a protégé les recommandations conjointes faisant suite à un plaidoyer de culpabilité en raison de leurs avantages uniques pour le système de justice et tous ses participants. Ces avantages — à savoir la certitude et l’efficacité — sont sensiblement atténués dans le cas des audiences de détermination de la peine contestées. Par conséquent, ces audiences n’exigent pas la protection rigoureuse qu’offre le critère de l’intérêt public à l’égard des recommandations conjointes.

[38] En plus de procurer un haut degré de certitude comme les recommandations conjointes, les audiences de détermination de la peine contestées offriraient un avantage supplémentaire que ne comportent pas les recommandations conjointes : la possibilité d’une peine plus clémente. Les accusés pourraient fort bien décider de prendre le risque de participer à une audience de détermination de la peine contestée, s’ouvrant ainsi la possibilité d’obtenir une peine plus clémente que celle qui aurait été à la base d’une recommandation conjointe. Si les recommandations conjointes étaient fréquemment remplacées par des audiences de détermination de la peine contestées, cela donnerait lieu à des audiences de détermination de la peine plus longues et chronophages, ce qui accentuerait encore davantage la pression sur un système de justice déjà surchargé.

[39] Décourager les recommandations conjointes en faisant des audiences de détermination de la peine contestées une solution plus attrayante contrecarre l’objectif prépondérant de l’arrêt Anthony‑Cook : encourager les recommandations conjointes. Comme l’a souligné notre Cour dans cet arrêt, non seulement les recommandations conjointes « permettent à notre système de justice de fonctionner plus efficacement [. . .] elles lui permettent de fonctionner » (par. 40). Sans elles, « notre système de justice serait mis à genoux, et s’effondrerait finalement sous son propre poids » (par. 40).

Si le critère de l’intérêt public s’appliquait aux audiences de détermination de la peine contestées, l’extrémité supérieure de la fourchette de peines serait souvent décidée unilatéralement par la Couronne. Cette situation aurait à son tour des conséquences pour les parties qui examinent des fourchettes figurant dans la jurisprudence lorsqu’elles conviennent d’une recommandation conjointe.

[40] Les juges de la peine ont la responsabilité de façonner des peines justes, qui sont proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant (Code criminel, art. 718.1). Appliquer le critère de l’intérêt public aux audiences de détermination de la peine contestées limiterait le pouvoir discrétionnaire du juge en plafonnant dans les faits la durée des peines à l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne. Le juge qui souhaite dépasser cette extrémité supérieure aurait à se demander si elle est si basse qu’une personne raisonnable considérerait qu’elle fait échec au bon fonctionnement du système de justice. Il serait rarement satisfait à ce critère rigoureux.

[41] En conséquence, un aspect de la responsabilité de façonner une peine juste passerait graduellement des juges de la peine à la Couronne. Les peines maximums des fourchettes en cas de plaidoyers de culpabilité deviendraient effectivement la prérogative de la Couronne. Bien que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux soit limité par le critère de l’intérêt public dans le contexte des recommandations conjointes, cette limitation est justifiée afin de protéger l’entente intervenue entre les parties sur une peine précise — dont la durée n’est pas fixée unilatéralement par la Couronne. Par contraste, si le critère de l’intérêt public s’appliquait aux audiences de détermination de la peine contestées, l’extrémité supérieure de la fourchette de peines serait souvent décidée unilatéralement par la Couronne. Cette situation aurait à son tour des conséquences pour les parties qui examinent des fourchettes figurant dans la jurisprudence lorsqu’elles conviennent d’une recommandation conjointe. Les recommandations conjointes sont rarement publiées. Les parties qui décident d’une recommandation conjointe consultent généralement la jurisprudence sur les fourchettes établies lors d’audiences de détermination de la peine faisant suite à un plaidoyer de culpabilité. Permettre à la Couronne d’être l’arbitre de l’extrémité supérieure des fourchettes de peines proposées à la suite d’un plaidoyer de culpabilité n’est sûrement pas un rôle que le Parlement entendait confier à celle‑ci (R. c. Blake‑Samuels, 2021 ONCA 77, 69 C.R. (7th) 274, par. 29; R. c. Jacobson, 2019 NWTSC 9, [2019] 5 W.W.R. 172, par. 35).

Autoriser l’annulation d’un plaidoyer tout simplement parce que le juge décide d’infliger une peine plus sévère que celle attendue compromettrait le caractère définitif des plaidoyers de culpabilité et encouragerait la recherche d’un juge accommodant.

[47] Monsieur Nahanee prétend qu’un accusé devait être autorisé à retirer son plaidoyer de culpabilité lorsque le juge donne avis qu’il envisage d’infliger une peine excédant la fourchette de peines proposée par la Couronne. Je ne peux faire droit à cette prétention. Les juges de la peine ne devraient autoriser le retrait d’un plaidoyer de culpabilité que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque les avocats ont commis une erreur fondamentale relativement à la possibilité pour le tribunal d’infliger la peine proposée (Anthony‑Cook, par. 59). Par exemple, ce serait le cas lorsque le Code criminel prescrit une période d’incarcération, mais que les parties ont erronément proposé des peines qui ne comportent pas de détention et sont assorties de conditions et modalités différentes. Comme l’a fait remarquer le procureur général de l’Ontario, il est établi en droit que l’accusé ne peut pas retirer son plaidoyer de culpabilité simplement parce que le juge n’est pas d’accord avec la peine proposée (m. interv., par. 19; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 372). Autoriser l’annulation d’un plaidoyer tout simplement parce que le juge décide d’infliger une peine plus sévère que celle attendue compromettrait le caractère définitif des plaidoyers de culpabilité et encouragerait la recherche d’un juge accommodant (R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696, par. 29).

Dans les cas appropriés, lorsque des facettes de la négociation du plaidoyer sont hautement pertinentes pour étayer le caractère raisonnable de la peine proposée par la Couronne — peine qui peut sembler très légère à première vue — les parties seraient bien avisées de dévoiler les renseignements pertinents dans leurs observations initiales. Bien que les discussions et documents liés aux négociations ayant abouti au plaidoyer soient visés par le privilège relatif aux règlements (R. c. Shyback, 2018 ABCA 331, 366 C.C.C. (3d) 197, par. 28), les parties peuvent accepter de renoncer à ce privilège lorsque cela aiderait le juge à fixer une peine juste.

[49] Dans les cas appropriés, lorsque des facettes de la négociation du plaidoyer sont hautement pertinentes pour étayer le caractère raisonnable de la peine proposée par la Couronne — peine qui peut sembler très légère à première vue — les parties seraient bien avisées de dévoiler les renseignements pertinents dans leurs observations initiales. Bien que les discussions et documents liés aux négociations ayant abouti au plaidoyer soient visés par le privilège relatif aux règlements (R. c. Shyback, 2018 ABCA 331, 366 C.C.C. (3d) 197, par. 28), les parties peuvent accepter de renoncer à ce privilège lorsque cela aiderait le juge à fixer une peine juste. La peine proposée par la Couronne sera à juste titre plus légère que celle attendue si, par exemple, l’accusé a fourni de l’information essentielle à une autre poursuite ou s’il était un indicateur anonyme. Si l’on craint que des renseignements confidentiels soient révélés, les parties devraient discuter d’une façon appropriée d’informer le juge, par exemple au moyen d’un affidavit scellé. Les parties pourraient aussi informer le juge des considérations liées aux négociations sans entrer dans le détail. À titre d’exemple, on peut attendre de la Couronne qu’elle signale au juge dans ses observations qu’elle a tenu compte de la solidité de sa preuve au moment de proposer sa fourchette de peines, particulièrement lorsque la fourchette paraît trop clémente. Cela se fait couramment sans que la Couronne ne décrive en détail les lacunes de sa preuve. En somme, le fait de dévoiler des facettes de la négociation du plaidoyer jouera parfois un rôle important pour permettre au juge d’évaluer adéquatement la justesse des peines différentes qui sont proposées.