Accurso c. R., 2022 QCCA 752

L’article 7 de la Charte protège les droits de l’accusé de ne pas subir un deuxième procès lorsque la tenue de celui-ci porterait atteinte aux principes de justice fondamentale.

[51] À première vue, la contestation par l’appelant d’une décision rendue pour préserver l’équité de son procès semble surprenante et vouée à l’échec.

[52] En effet, le juge du procès jouit d’un pouvoir discrétionnaire étendu dans son rôle de gardien de l’équité du procès. Lorsque des incidents imprévisibles mettent en péril l’équité du procès ou l’impartialité du jury, le juge peut, s’il l’estime nécessaire, prononcer un avortement de procès afin de les préserver[1]. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire appelle la déférence[2]. De plus, la décision du juge de prononcer un avortement de procès n’était pas révisable en vertu de la common law[3].

[53] Toutefois, le juge Martin de la Cour d’appel de l’Ontario reconnaissait dans l’arrêt R. v. D.(T.C.)[4] que l’article 7 de la Charte protège les droits de l’accusé de ne pas subir un deuxième procès lorsque la tenue de celui-ci porterait atteinte aux principes de justice fondamentale.

[54] Dans l’arrêt R. c. Pan, la juge Arbour adopte cette conclusion du juge Martin[5]. Elle convient, ce qui est la position de l’appelant, qu’il est possible de contester un avortement de procès qui aurait été prononcé d’une manière injustifiée :

112 Le droit est clair, le simple fait de tenir un troisième procès ne constitue pas à lui seul un abus de procédure : Keyowski, précité; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659.  Il est également clair que l’arrêt des procédures ne doit être accordé que dans les « cas les plus manifestes » : R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128; Conway, précité; Keyowski, précité; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411; R. c. Carosella, 1997 CanLII 402 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 80; R. c. La, 1997 CanLII 309 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 680; et R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565.  En cas de plainte d’abus de procédure, il faut examiner les faits particuliers de l’espèce afin de déterminer si, eu égard à toutes les circonstances, la poursuite des procédures violerait les principes de justice fondamentale.  Dans le cas de l’appelant Pan, on ne reproche pas de conduite fautive de la poursuite ou de manquement d’ordre systémique.  L’abus de procédure invoqué par Pan repose uniquement sur le fait que, selon lui, le juge O’Connell aurait eu tort de prononcer la nullité du deuxième procès et que la tenue du troisième procès a enfreint le principe de la protection contre la double incrimination, atteinte à l’égard de laquelle la réparation convenable est l’arrêt des procédures.

113 À mon avis, l’annulation injustifiée d’un procès par un juge pourrait, selon les circonstances de l’affaire, amener à conclure que la tenue d’un autre procès contreviendrait aux principes de justice fondamentale.  Je souscris entièrement aux remarques suivantes du juge Martin de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt D. (T.C.), précité, p. 447-448 :

[TRADUCTION]  L’alinéa 11h) de la Charte consacre les principes à la base des moyens de défense d’autrefois acquit et d’autrefois convict qui, comme il a été indiqué plus tôt, ne s’appliquent que dans les cas où le premier procès a abouti à un verdict, et pas dans ceux où le premier procès a avorté.  Toutefois, je suis d’avis que l’art. 7 de la Charte – qui constitutionnalise l’obligation de respect de la « justice fondamentale » – pourrait, dans certaines circonstances, faire obstacle à la tenue d’un deuxième procès lorsqu’il a été mis fin au premier  procès de façon injustifiée.  À titre d’exemple seulement, je considère que si, par suite de l’effondrement de la cause du ministère public, un juge prononçait l’annulation du procès afin de donner au ministère public la possibilité d’étoffer sa preuve contre l’accusé en tentant de trouver d’autres témoins et qu’il privait ainsi l’accusé d’un acquittement, dans un cas où le ministère public a été négligent dans sa préparation initiale, la tenue d’un deuxième procès en pareilles circonstances violerait les principes de justice naturelle.

114 Le principe de la protection contre la double incrimination pourrait aussi empêcher la tenue d’un nouveau procès si le ministère public privait de façon inéquitable l’accusé d’un verdict.  Par exemple, si le ministère public ordonnait l’inscription d’un arrêt des procédures tard dans le procès afin d’empêcher le jury d’acquitter l’accusé en raison de lacunes dans la preuve à charge, il me semble que les principes de justice fondamentale feraient obstacle à l’engagement d’autres procédures, malgré le fait que la protection contre la double incrimination prévue par l’al. 11h) de la Charte puisse ne pas s’appliquer.  Toutefois, bien que la protection contre la double incrimination soit un principe de justice fondamentale qui pourrait être invoqué dans certaines circonstances avant qu’un verdict ne soit rendu au sens de l’al. 11h), ces circonstances ne sont pas présentes dans le cas de l’appelant.

[Les soulignements sont ajoutés]

[61] L’intervention judiciaire nécessite la démonstration d’un abus de procédure qui ne justifie l’arrêt des procédures que dans les cas les plus manifestes, par exemple une conduite fautive de la poursuite ou un manquement systémique, tous deux absents en l’espèce. La juge Arbour prend bien soin de préciser que la tenue d’un troisième procès n’établit pas, en soi, un abus de procédure. On voit difficilement comment la tenue d’un deuxième procès pourrait en faire la preuve en soi.

[67] Dans l’arrêt Thresh, le juge Proulx analyse la recevabilité du contrat de délation d’un témoin lors de son interrogatoire principal.

[68] S’appuyant sur les observations du professeur Fortin selon lesquelles « la poursuite citant un complice a avantage à dissiper chez le juge des faits toute idée de collusion entre elle et son témoin ou de collaboration intéressée de la part de ce dernier. Elle peut aussi montrer que le témoin ne bénéficie pas d’une promesse de clémence ou qu’il n’a eu aucun traitement de faveur »[10], le juge Proulx formule la règle applicable à la preuve d’un contrat entre un témoin et l’État :

[28] Appliquant ce principe au cas à l’étude, j’estime que c’est fondamentalement une question de transparence dans le traitement des témoins-délateurs qui légitime la preuve du contrat de délation en interrogatoire principal.  Il n’y a pas si longtemps, les conditions de l’entente entre l’État et le délateur étaient gardées secrètes, si bien que toutes les spéculations sur l’intérêt du témoin étaient possibles.  Pourtant, comme l’avait souligné le juge McIntyre dans l’arrêt Palmer c. La Reine, 1979 CanLII 8 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 759, p. 779, il est de la responsabilité des tribunaux de s’assurer qu’en accordant une protection à ce type de témoin, on ne fasse rien qui puisse influencer les témoins à charge, nuire de quelque façon au procès ou entraîner un déni de justice.  Pour ma part, je crois qu’il serait assez paradoxal d’exiger du ministère public une totale transparence dans ses ententes avec les délateurs et de ne pas lui permettre de mettre cartes sur table si ce délateur témoigne.   Le contraire laisserait croire au juge des faits, si seule la défense pouvait y référer, que la transparence est à sens unique.

[…]

[31] Pour conclure sur ce premier volet de la discussion, j’estime que le dépôt en preuve du contrat de délation lors de l’interrogatoire principal ne visait qu’indirectement à rehausser la crédibilité du délateur Bastien et se justifiait par d’autres objectifs légaux10: 1) faire preuve de transparence à l’égard des ententes prises avec le témoin, 2) anticiper toute question en contre-interrogatoire de nature à mettre en doute cette transparence, 3) éviter de présenter au jury une image déformée du témoin[11].

[69] L’appelant propose une distinction lorsque le témoin n’a aucuns antécédents judiciaires, mais il ne soutient celle-ci par aucune source jurisprudentielle ou doctrinale.

[70] Le juge Proulx justifie l’admissibilité de la preuve d’un contrat entre la poursuite et un témoin en fonction d’une exigence de transparence. Je peine à comprendre comment celle-ci perdrait sa raison d’être simplement parce que le témoin possède ou non des antécédents judiciaires.

[75] Le fait que l’obligation de dire la vérité résulte d’un contrat, d’un serment ou d’une simple déclaration est sans importance. Il me semble inconcevable qu’on puisse s’étonner, comme le suggère l’appelant, du fait que les jurés puissent utiliser d’une manière indue l’obligation d’un témoin de dire la vérité. Il s’agit d’une valeur si intrinsèque à tout système de justice que l’engagement contractuel d’un témoin de dire la vérité ne peut que rehausser marginalement sa crédibilité, car il ne s’agit que du point de départ de l’analyse du jury. En effet, ce dernier devra évaluer la crédibilité et la fiabilité de chacun des témoins à la lumière de l’ensemble de la preuve[16]. Il appartient au jury de décider si les témoins savent de quoi ils parlent et s’ils disent la vérité.

[76] La distinction proposée par l’appelant s’avère incompatible avec la transparence recherchée par la règle nuancée formulée dans l’arrêt Thresh et l’objectif de recherche de la vérité. Un accusé ne dispose pas du « droit de bénéficier de procédures qui dénatureraient la fonction de recherche de la vérité d’un procès »[17]. L’arrêt Thresh favorise l’exactitude dans l’établissement des faits sans préjudice au droit de l’accusé à l’équité du procès et à son droit à une défense pleine et entière. D’ailleurs, cet arrêt a été suivi par notre Cour dans l’arrêt Boucher[18].

Il n’est généralement pas approprié de commenter la conduite d’un dossier par les parties et les témoins assignés, ce qui s’avère différent des observations qui visent plutôt la qualité ou la suffisance de la preuve présentée par la poursuite.

[109]   Normalement, l’accusé peut soulever un doute raisonnable en se fondant sur l’absence de preuve[29], les failles de la preuve[30] et l’absence d’un témoin[31].

[110]   Cela dit, la distinction qui existe entre le commentaire qui vise l’absence de preuve ou les failles dans la preuve de la poursuite, et celui invitant le jury à tirer une inférence défavorable contre la poursuite ou la défense, au sujet de l’omission de faire entendre un témoin, peut parfois être fine[32].

[111]   La question des inférences défavorables s’avère encore plus difficile d’application lors d’un procès devant un jury. Elle exige la formulation d’une directive qui fournit au jury les outils pour décider s’il est approprié ou non de tirer une inférence défavorable, compte tenu du droit des parties de conduire un procès comme elles le souhaitent. Le cas échéant, la directive doit préciser la nature de l’inférence autorisée dans le cas d’espèce[33]. Pour ces raisons, il n’est généralement pas approprié de commenter la conduite d’un dossier par les parties et les témoins assignés[34], ce qui s’avère différent des observations qui visent plutôt la qualité ou la suffisance de la preuve présentée par la poursuite.

[112]   L’arrêt Jolivet examine plusieurs des questions de principe soulevées par l’appelant. Cela dit, dans cette affaire, le contexte est particulier. La poursuite avait annoncé le témoignage d’un témoin qui devait corroborer les dires d’un autre témoin, mais elle avait finalement choisi de ne pas le faire entendre en raison de doutes au sujet de sa sincérité.

[113]   Le juge Binnie formule la question qui devait être résolue dans cette affaire : « dans quels cas l’omission du ministère public de faire entendre un témoin important lors d’un procès criminel peut faire l’objet de commentaires dans l’exposé de la défense au jury ou constituer le fondement d’une directive du juge au jury quant à l’absence du témoin annoncé »[35].

[114]   Il estime que « le juge du procès aurait dû autoriser l’avocat de la défense à commenter l’omission du ministère public de citer le témoin corroborant »[36]. Ainsi, « le juge du procès a commis une erreur lorsqu’il a de fait (voire de façon explicite) empêché l’avocat de la défense de commenter l’absence du témoin annoncé »[37].

[115]   Dans ces circonstances, le juge Binnie croit que la disposition réparatrice devait être appliquée dans ce dossier, car le verdict aurait été le même.

[116]   Il explique néanmoins que l’accusé pouvait commenter l’absence du témoin annoncé pour soulever un doute raisonnable :

34        Compte tenu de l’importance de la «corroboration» prévue de Bourgade et du fait que le ministère public a insisté sur celle‑ci dans son exposé préliminaire, il était loisible à la défense de commenter l’absence du témoin annoncé et tout autre aspect de la preuve du ministère public pouvant susciter un doute raisonnable.  Il faut rappeler que la défense voulait simplement faire remarquer au jury «qu’on aurait peut‑être été davantage éclairés si le ministère public avait fait témoigner monsieur Bourgade qui, selon monsieur Riendeau, était présent lorsque St‑Pierre est retourné sur les lieux».  Le droit de la défense de faire un tel commentaire ne dépendait pas de la démonstration que le ministère public avait agi selon un «motif inavoué» en omettant de faire entendre le témoin prévu.  Dans son exposé préliminaire, le ministère public considérait apparemment nécessaire de faire entendre Bourgade pour établir sa preuve, mais ensuite ne l’a pas cité comme témoin, reconnaissant peut‑être par son changement de stratégie que la preuve présentée contre l’intimé ne reposait pas sur un fondement aussi large que ce qu’il avait initialement prévu.  Il s’agissait là de renseignements pertinents à porter à l’attention du jury.  C’est le ministère public, et non pas la défense, qui a informé le jury de l’existence de Bourgade et du fait qu’il le citerait comme témoin.  La défense avait le droit de faire valoir au jury que l’omission de faire entendre Bourgade avait laissé un vide dans la preuve du ministère public.

[Les soulignements sont ajoutés]

[117]   Selon l’arrêt Jolivet, il importe donc de faire les distinctions qui s’imposent entre une plaidoirie qui fait ressortir les failles dans la preuve de la poursuite et celle qui invite le jury à tirer une inférence défavorable que le témoin absent aurait été, par exemple, favorable à la position de l’accusé[38].

[118]   Le juge Binnie prend soin de préciser que « [l]e droit de la défense de parler au jury de ce que le ministère public choisit de lui soumettre est fondamental pour le caractère équitable du procès et ne doit être limité que pour des motifs valables et suffisants »[39].

La Cour suprême précise que l’obligation de communication englobe non seulement les fruits de l’enquête, mais aussi les autres renseignements qui se rapportent manifestement à la poursuite engagée contre l’accusé.

Le « concept de pertinence favorise la divulgation de preuve »[69] et « [p]eu de renseignements seront soustraits à l’obligation de communication de la preuve imposée à la poursuite »[70].

En outre, la jurisprudence établit clairement que l’obligation de communication de la preuve s’étend également aux informations qui concernent un abus de procédure[71].

[289] Dans les arrêts McNeil et Quesnelle, la Cour suprême précise que l’obligation de communication englobe non seulement les fruits de l’enquête, mais aussi les autres renseignements qui se rapportent manifestement à la poursuite engagée contre l’accusé. Le juge Karakatsanis résume ces principes dans l’arrêt Quesnelle[67] :

[12] Dans l’arrêt R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66, notre Cour reconnaît que le ministère public ne peut se contenter de recevoir passivement des renseignements. Des vérifications raisonnables lui incombent lorsqu’il apprend que la police ou d’autres composantes de l’État ont en leur possession des éléments susceptibles d’être utiles à la poursuite ou à la défense. Notre Cour reconnaît aussi l’obligation de la police de communiquer, sans qu’il soit nécessaire de lui en faire la demande, « tous les renseignements se rapportant à son enquête sur l’accusé » (par. 14), ainsi que les autres renseignements qui « se rapportent manifestement à la poursuite engagée contre l’accusé » (par. 59).

[290]   L’enquête sur les circonstances entourant la dissolution du procès de l’appelant concerne manifestement la poursuite engagée contre lui[68], car elle vise la fin du procès au sujet de cette poursuite. Il est difficile de concevoir que les fruits d’une enquête policière visant les circonstances entourant l’avortement du procès d’un accusé ne doivent pas lui être divulgués, en soutenant la position que cette preuve ne concerne pas les fruits de l’enquête au sujet des infractions criminelles qui lui sont reprochées.

[291]   Il ne convient pas d’adopter une interprétation restrictive incompatible avec l’esprit du régime de communication de la preuve consacrée par l’arrêt Stinchcombe. En effet, le « concept de pertinence favorise la divulgation de preuve »[69] et « [p]eu de renseignements seront soustraits à l’obligation de communication de la preuve imposée à la poursuite »[70]. En outre, la jurisprudence établit clairement que l’obligation de communication de la preuve s’étend également aux informations qui concernent un abus de procédure[71].

[292]   Les fruits d’une enquête qui vise à élucider les circonstances qui entraînent l’avortement du procès de l’appelant en raison d’une possible entrave à la justice devaient lui être communiqués.

[293]   Je rappelle, comme l’explique le juge Sopinka, que les renseignements en possession de l’État « n’appartiennent pas au ministère public pour qu’il s’en serve afin d’obtenir une déclaration de culpabilité, mais sont plutôt la propriété du public qui doit être utilisée de manière à s’assurer que justice soit rendue »[72]. La poursuite « n’est pas une partie comme les autres »[73], elle ne peut demeurer passive[74].

Ce n’est pas parce que l’information doit être protégée que la poursuite ne doit pas informer la défense de l’existence d’une preuve pertinente.

[294]   Par ailleurs, même si la poursuite était d’avis que le régime applicable était celui relatif aux dossiers en possession de tiers, une proposition que j’estime particulièrement hardie, elle avait minimalement l’obligation d’en informer l’appelant pour que celui-ci puisse présenter une demande de communication de cette information.

[295]   Comme l’explique le juge Doyon dans l’arrêt Tshiamala, « ce n’est pas parce que l’information doit être protégée que la poursuite ne doit pas informer la défense de l’existence d’une preuve pertinente. Au contraire, elle doit l’en informer, sans en préciser la teneur, pour que celle-ci puisse agir en conséquence, notamment en présentant les requêtes nécessaires »[75].

[300]   À l’égard de l’omission de communication, je tiens à préciser que je n’impute aucune mauvaise foi à qui que ce soit. D’une part, il existe une présomption que les pouvoirs de la poursuite sont exercés de bonne foi[78]. D’autre part, il faut être conscient que « [l]a nature même du processus de divulgation l’expose à l’erreur humaine et à la contestation »[79].

[301]   Cela dit, il est tout de même étonnant que confrontée à une situation inusitée, celle d’une enquête criminelle auprès de certains membres du jury après sa dissolution, l’incertitude au sujet de l’obligation de communication ait entraîné la non-communication des fruits de cette enquête plutôt que sa communication. Il me semble que les principes généraux permettaient de résoudre toute hésitation, soit par la communication de l’information ou au minimum celle de l’existence de l’enquête elle-même, ce qui aurait permis à l’appelant de présenter les demandes qu’il estimait nécessaires[80].

Pour repousser une demande en rejet sommaire de la poursuite, l’accusé n’a pas à établir qu’il convaincra le juge de l’existence d’une violation de ses droits constitutionnels, mais seulement que celle-ci n’est pas manifestement frivole, car elle est susceptible d’être accueillie

[309]   Il est vrai que, depuis la décision du juge, plusieurs décisions de notre Cour[82] ont discuté spécifiquement du rejet sommaire et de la prudence nécessaire dans sa mise en œuvre. Nul doute que cette jurisprudence apporte un regard plus complet sur la question et que la solution retenue par le juge aurait été autre si elle avait été portée à sa connaissance.

[310]   Le pouvoir de rejeter sommairement une requête selon la Charte a été reconnu au début des années 1990 d’abord dans l’arrêt Kutynec[83] de la Cour d’appel de l’Ontario et, plus tard, dans l’arrêt Vukelich[84] de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.

[311]   En 2017, la Cour suprême entérine cette approche dans l’arrêt Cody[85].

[312]   Dans l’arrêt Kutynec, le juge Finlayson explique qu’une audition ne doit pas être tenue lorsque la demande ne révèle aucun fondement pour conclure à une violation de la Charte « no basis for a finding of a Charter infringement »[86]. Le juge Finlayson ajoute que le juge doit écarter les demandes sans aucun fondement et trancher seulement celles qui possèdent un mérite potentiel « with potential merit »[87].

[313]   Au nom de la même formation, dans l’arrêt Loveman rendu le même jour, le juge Doherty précise que la prudence est de mise : « Clearly, where a Charterright is at stake, a trial judge will be reluctant to foreclose an inquiry into an alleged violation »[88].

[314]   Dans l’arrêt Brûlé, mon collègue le juge Vauclair décrit la circonspection qui encadre le rejet sommaire d’une demande en vertu de la Charte :

[31]      D’abord, je rappelle que la prudence est toujours de mise avant de rejeter sommairement une requête a priori légitime : Directrice des poursuites criminelles et pénales c. Grich, 2019 QCCA 6, par. 25; R. c. M.G., 2019 QCCA 1170, par. 35; R. c. Greer, 2020 ONCA 795R. c. Kazman, 2020 ONCA 22, par. 15; R. c. Abdulkadir, 2020 ABCA 214, par. 21-23 et 90-93. Dans l’arrêt Valcourt, la Cour a précisé qu’une demande ne peut pas être jugée abusive, c’est-à-dire manifestement mal fondée et frivole, sans une considération de l’ensemble des circonstances : R. c. Valcourt, 2019 QCCA 903R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 631, par. 63; R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 63-65; R. c. Dupuis, 2016 QCCA 1930. La Cour a déjà désapprouvé la stratégie consistant à présenter de telles demandes en rejet, sauf lorsque la requête visée est manifestement frivole : R. c. Ouellet,2021 QCCA 386, par. 12. Cela dit, le demandeur doit être prêt à résumer la preuve qu’il prévoit présenter lors du voir-dire et le juge peut rejeter sommairement la requête qui ne présente aucune chance raisonnable de succès : R. c. Cody, 2017 CSC 31 (CanLII), [2017] 1 R.C.S. 659, par. 38. Dans l’arrêt Rice, la Cour rappelle que la souplesse est requise puisque le demandeur ignore parfois le contenu précis des renseignements demandés ou ce que les témoins viendront dire : R. c. Rice, 2018 QCCA 198, par. 64, citant R. c. Kutynec (1992), 1992 CanLII 7751 (ON CA), 70 C.C.C. (3d) 289, 302 (C.A.O.)[89].

[315]   La précaution qui entoure l’exercice du pouvoir de rejeter sommairement une demande fondée sur la Charte repose sur la conséquence qui en découle : cette décision prive l’accusé d’une audition pour tenter d’établir la violation de ses droits constitutionnels.

[316]   Or, il ne faut pas perdre de vue que « la décision historique d’enchâsser la Charte dans notre Constitution a été prise non pas par les tribunaux, mais par les représentants élus de la population canadienne. Ce sont ces représentants qui ont étendu la portée des décisions constitutionnelles et confié aux tribunaux cette responsabilité à la fois nouvelle et lourde »[90].

[317]   À cet égard, la « Charte a apporté un changement de philosophie important quant à la réception de la preuve obtenue de façon irrégulière ou illégale »[91], car elle « accorde une importance prépondérante aux droits de la personne ainsi qu’à l’équité et à l’intégrité du système judiciaire »[92].

[318]   Parlant du pouvoir d’exclure la preuve selon le paragraphe 24(2) de la Charte, la Cour suprême explique dans l’arrêt Grant que « [l]’existence d’une violation de la Charte signifie que l’administration de la justice a déjà été mise à mal »[93] et que ce pouvoir comporte un objet sociétal et une portée systémique[94]. L’objet du paragraphe 24(2) « se rapporte aux importantes répercussions de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération à long terme portée au système de justice »[95].

[319]   Les garanties juridiques prévues aux articles 7 à 14 « poursuivent un double objet, celui de protéger les droits de la personne détenue et celui de préserver l’intégrité de notre système de justice et la considération dont il jouit »[96].

[320]   La reconnaissance de ces droits constitutionnels comprend le droit de saisir les tribunaux pour en assurer le respect. La protection des droits constitutionnels peut devenir purement illusoire si l’accès aux tribunaux est gêné ou nié indûment[97], même si cet accès n’est pas absolu[98]. À mon avis, le principe de l’accès à la justice commande que les règles en matière de rejet sommaire « soient interprétées avec souplesse de manière à ne pas empêcher les [accusés] de faire valoir leurs droits constitutionnels »[99].

[321]   Comme l’explique le juge Lamer dans l’arrêt Nelles c. Ontario[100], « il est indispensable pour assurer la sanction »[101] d’une violation de la Charte « que [l’accusé] puisse s’adresser au tribunal compétent afin d’obtenir réparation »[102], car « [c]réer un droit sans prévoir de redressement heurte de front l’un des objets de la Charte qui permet assurément aux tribunaux d’accorder une réparation en cas de violation de la Constitution »[103].

[322]   Il est aussi d’intérêt de noter que dans l’arrêt Pires (une décision qui considère l’arrêt Vukelich), la juge Charron souligne que lorsque l’accusé cherche à obtenir l’autorisation de contre-interroger le déclarant au soutien d’une autorisation d’écoute électronique, il n’a pas à démontrer que le contre-interrogatoire envisagé sera fructueux[104] ou qu’il permettra de réfuter une ou plusieurs des conditions légales préalables à la délivrance de l’autorisation d’écoute. Il « suffit d’établir, […] la probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire aidera le tribunal à trancher une question substantielle (a material issue) »[105].

[323]   Pour repousser une demande en rejet sommaire de la poursuite, l’accusé n’a pas à établir qu’il convaincra le juge de l’existence d’une violation de ses droits constitutionnels, mais seulement que celle-ci n’est pas manifestement frivole, car elle est susceptible d’être accueillie[106].

La requête en rejet sommaire, notamment celle qui concerne la violation d’un droit constitutionnel, ne saurait donc être accueillie qu’avec circonspection[110]. Comme l’expliquait récemment la Cour suprême dans l’arrêt Samaniego, « le pouvoir de gestion de l’instance est un outil essentiel et versatile; il doit toutefois être exercé avec prudence »

[324]   Par ailleurs, la requête en rejet sommaire exige, comme toutes les demandes de la nature d’une irrecevabilité, que les faits allégués soient tenus pour avérés[107]. À cette fin, le juge interprète les faits « de la manière la plus généreuse qui soit »[108]. Certes, le principe d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. Malgré cela, le rejet sommaire d’une demande fondée sur la Chartedevrait obéir aux mêmes exigences que celles encadrant l’irrecevabilité dans d’autres circonstances[109].

[325]   Pour conclure, la requête en rejet sommaire, notamment celle qui concerne la violation d’un droit constitutionnel, ne saurait donc être accueillie qu’avec circonspection[110]. Comme l’expliquait récemment la Cour suprême dans l’arrêt Samaniego, « le pouvoir de gestion de l’instance est un outil essentiel et versatile; il doit toutefois être exercé avec prudence »[111].

[326]   Évidemment, la Cour suprême encourage la souplesse quant à la présentation des faits lors de l’audition d’un voir-dire constitutionnel, notamment par l’utilisation des déclarations sous serment[112].

Les limites imposées à la quête de la recherche de la vérité dans la poursuite des infractions criminelles.

[367]   Quelles sont les limites à la recherche de la vérité lors de la conduite d’une enquête criminelle? Ont-elles été supplantées dans la présente affaire?

[368]   Dans l’arrêt Noël[128], la juge Arbour décrit les limites imposées à la quête de la recherche de la vérité dans la poursuite des infractions criminelles:

[N]otre système de justice pénale n’a jamais permis la recherche de la vérité à tout prix et par tout moyen.  C’est le vice‑chancelier Sir J. L. Knight Bruce qui a le mieux résumé ce principe dans l’énoncé classique qui suit :

[TRADUCTION] Les cours de justice ont sans contredit pour principal objectif la recherche, la défense et la découverte de la vérité; mais tous les moyens ne leur sont pas permis — et ne devraient pas leur être permis — pour réaliser cet objectif, si valable et important soit-il; elles ne peuvent chercher honorablement à l’atteindre sans faire preuve de modération, au prix de l’injustice ou par des moyens inéquitables. [. . .] La vérité est comme toute bonne chose : parfois on la chérit à l’excès, on la recherche trop ardemment, on la paie trop cher. [Pearse c. Pearse (1846), 1 De G. & Sm. 12, 63 E.R. 950, p. 957]

[369]   Autrement dit, comme l’explique la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Harrison, la fin ne justifie pas les moyens[129].

[370]   Dans l’arrêt Babos, le juge Moldaver aborde cette question lorsqu’il définit la portée de la catégorie résiduelle pouvant justifier un arrêt des procédures :

[L]orsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du franc‑jeu et de la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice.  Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions.  Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice.