Lorsqu’un verdict est rendu par un juge qui siège seul, il existe deux fondements sur lesquels une cour d’appel peut être justifiée d’intervenir lorsque le verdict est déraisonnable, soit
(1) lorsque le verdict ne peut s’appuyer sur la preuve; ou
(2) lorsque le verdict est vicié en raison d’un raisonnement illogique ou irrationnel.
[26] La Cour suprême réitérait récemment cet enseignement dans R. c. Brunelle[14] :
Lorsqu’un verdict est rendu par un juge qui siège seul, il existe deux fondements sur lesquels une cour d’appel peut être justifiée d’intervenir lorsque le verdict est déraisonnable, soit (1) lorsque le verdict ne peut s’appuyer sur la preuve; ou (2) lorsque le verdict est vicié en raison d’un raisonnement illogique ou irrationnel (R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190; R. c. Sinclair, 2011 CSC 40, [2011] 3 R.C.S. 3).
Bien que le verdict déraisonnable soit une question de droit, l’appréciation de la crédibilité, elle, constitue une question de fait (R. c. R.P., 2012 CSC 22, [2012] 1 R.C.S. 746, par. 10). L’appréciation de la crédibilité des témoins par la juge du procès ne peut être écartée que lorsqu’elle « ne peut pas s’appuyer sur quelque interprétation raisonnable que ce soit de la preuve » (R. c. Burke, 1996 CanLII 229 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 474, par. 7). Comme le souligne à juste titre le juge Bachand, la question en l’espèce n’était donc pas de savoir « si la conclusion selon laquelle [l’accusé] a agi par vengeance est la seule que la juge pouvait raisonnablement tirer compte tenu de la preuve qui a été administrée », mais plutôt « de savoir si cette conclusion trouve suffisamment appui dans la preuve et si elle est exempte d’erreur manifeste et déterminante » (par. 58, citant Beaudry). Le juge Bachand complète son énoncé en soulignant que la juge de première instance pouvait conclure hors de tout doute raisonnable que l’intimé avait agi par vengeance et non dans le but de se défendre.
[…]
La majorité de la Cour d’appel ne pouvait pas non plus soutenir que la conclusion de la juge de première instance concernant le second critère de la légitime défense était « viciée par un raisonnement sous-jacent défaillant » (par. 54). Un verdict peut être qualifié de déraisonnable lorsqu’il est fondé sur un raisonnement illogique ou irrationnel, par exemple lorsque le juge de première instance tire une conclusion essentielle au verdict, mais qui est incompatible avec la preuve non contredite et non rejetée par le juge du procès (Beaudry, par. 98; Sinclair, par. 21).
[Je souligne]
La déférence envers les conclusions factuelles de la cour de première instance ne doit pas servir de prétexte à la cour d’appel pour se soustraire à son obligation de réformer un verdict déraisonnable.
[27] L’arrêt R. c. Beaudry, auquel renvoient les deux arrêts ci-dessus, souligne enfin que « la déférence envers les conclusions factuelles de la cour de première instance ne doit pas servir de prétexte à la cour d’appel pour se soustraire à son obligation de réformer un verdict déraisonnable. C’est pourquoi aucune conclusion factuelle n’est entièrement à l’abri du regard scrutateur de la cour d’appel »[15].
La distinction entre responsabilité civile et responsabilité criminelle. Il est important d’insister sur le haut degré de négligence aux fins de distinguer celle engageant la responsabilité civile de celle requise pour qu’une sanction pénale soit imposée.
[53] Revenant sur la distinction entre responsabilité civile et responsabilité criminelle, le juge Cromwell ajoute par la suite que :
[31] Depuis au moins les années 40, notre Cour a établi une distinction entre, d’une part, la simple négligence requise pour établir la responsabilité civile ou pour justifier une déclaration de culpabilité à une infraction provinciale de conduite imprudente et, d’autre part, la faute beaucoup plus grave requise pour l’infraction criminelle de conduite dangereuse (American Automobile Insurance Co. c. Dickson, 1943 CanLII 34 (SCC), [1943] R.C.S. 143). Cette distinction a pris une importance accrue pour des motifs d’ordre constitutionnel. Elle est devenue le fondement de la distinction qu’il convient de faire, en matière de partage des pouvoirs, entre ce qui constitue les limites acceptables des compétences législatives provinciales et fédérales, en plus de répondre aux critères de faute minimaux engageant la responsabilité criminelle au regard de la Charte canadienne des droits et libertés (O’Grady c. Sparling, 1960 CanLII 70 (SCC), [1960] R.C.S. 804; Mann c. The Queen, 1966 CanLII 5 (SCC), [1966] R.C.S. 238; Hundal). Ainsi, le critère de l’« écart marqué » souligne la gravité de l’infraction criminelle de conduite dangereuse, distingue le droit criminel fédéral du droit réglementaire provincial et assure l’existence d’exigences appropriées en matière de faute au regard de la Charte.
[32] L’arrêt Beatty a consolidé et clarifié ce courant jurisprudentiel. La Cour a signalé à l’unanimité qu’il est important d’insister sur le haut degré de négligence aux fins de distinguer celle engageant la responsabilité civile de celle requise pour qu’une sanction pénale soit imposée. Comme l’a dit la juge Charron au nom des juges majoritaires aux par. 34-35 :
S’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables. Une telle approche risque de porter atteinte au principe de justice fondamentale voulant qu’une personne moralement innocente ne doive pas être privée de sa liberté.
Dans le cadre du droit civil, il importe peu de savoir dans quelle mesure le conducteur n’a pas respecté la norme de diligence raisonnable exigée par la loi. En effet, l’étendue de sa responsabilité ne dépend pas du degré de négligence, mais de l’étendue des dommages causés. Par ailleurs, l’état mental (ou l’absence d’état mental) de l’auteur du délit est sans importance, sauf à l’égard des dommages punitifs. Dans le cadre du droit criminel, en revanche, il faut tenir compte de l’état mental du conducteur, parce qu’il est contraire aux principes fondamentaux de justice pénale de punir une personne innocente. Le degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni. [Je souligne.]
[Sauf indication contraire, je souligne]
[54] Dans ce cadre, la question de la mens rea doit faire l’objet d’une analyse que le juge Cromwell, encore dans Roy, décrit ainsi :
[36] L’analyse relative à la mens rea doit être centrée sur la question de savoir si la façon dangereuse de conduire résultait d’un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation (Beatty, par. 48). Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions. La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible. Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé.
[37] La simple imprudence que même les conducteurs les plus prudents peuvent à l’occasion commettre n’est généralement pas criminelle. Tel qu’indiqué précédemment, la juge Charron a formulé ainsi cette idée au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Beatty : « [s]’il faut considérer comme une infraction criminelle chaque écart par rapport à la norme civile, quelle qu’en soit la gravité, on risque de ratisser trop large et de qualifier de criminelles des personnes qui en réalité ne sont pas moralement blâmables » (par. 34). La Juge en chef a exprimé un point de vue semblable : « même les bons conducteurs ont à l’occasion des moments d’inattention qui peuvent, selon les circonstances, engager leur responsabilité civile ou donner lieu à une condamnation pour conduite imprudente. Mais en général, ces moments d’inattention ne vont pas jusqu’à l’écart marqué requis pour justifier une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse » (par. 71).
[38] L’exigence minimale en matière de faute réside dans l’écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation — un critère objectif modifié. L’application de ce critère objectif modifié signifie que, bien que la personne raisonnable soit placée dans la situation de l’accusé, la preuve des qualités personnelles de l’accusé (telles que son âge, son expérience et son niveau d’instruction) n’est pas pertinente, sauf si elles visent son incapacité d’apprécier ou d’éviter le risque (par. 40). Certes, la preuve d’une mens rea subjective — c’est-à-dire, conduire délibérément de façon dangereuse — justifierait une déclaration de culpabilité pour conduite dangereuse, mais cette preuve n’est pas requise (la juge Charron, par. 47; voir aussi la juge en chef McLachlin, par. 74-75, et le juge Fish, par. 86).
[Je souligne]
[55] Partons donc de la prémisse que les faits de l’espèce, tels qu’on peut les constater sur la vidéo, constituent l’actus reus de l’infraction. Sachant que rien dans l’ensemble de la preuve ne permet de conclure à l’existence d’un acte délibéré et intentionnel, qui remplirait bien sûr les critères énoncés par le juge Cromwell au chapitre de la mens rea, le comportement de l’appelant constituait-il néanmoins un écart marqué par rapport à la norme de diligence qu’aurait respectée une personne raisonnable dans la même situation, dont on pourrait inférer la mens rea objective propre à l’infraction en cause?
[56] En premier lieu, il faut rappeler que le seul fait qu’une personne a commis un acte dangereux ne permet pas de conclure qu’il s’agit d’un écart marqué par rapport à la norme de la diligence raisonnable. C’est ce qu’explique le juge Cromwell dans le passage suivant de l’arrêt Roy :
[4] À mon avis, le juge du procès a commis une grave erreur de droit relativement à l’élément de faute : il a simplement inféré, du fait que l’appelant avait commis un acte dangereux au volant de son véhicule, que son comportement représentait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la situation de l’appelant. Cette erreur ne peut être écartée au motif qu’elle ne porte pas à conséquence. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant pour conduite dangereuse. Étant donné qu’à mon avis, la preuve au dossier ne permet pas d’inférer de façon raisonnable que l’appelant a affiché par son comportement un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans les circonstances, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de prononcer un verdict d’acquittement.
[Je souligne]
[57] On peut admettre ici qu’il y a un danger intrinsèque dans le fait qu’un camion pousse du nez une automobile dans un carrefour, le camionneur – l’appelant en l’occurrence – commettait par là un acte dangereux. On ne peut en inférer pour autant que cela constituait en l’espèce un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable placée dans la même situation.