Les adresses IP
[19] L’avocat de la défense a soumis le rapport d’un enquêteur judiciaire contenant un résumé technique des adresses IP et de leurs rôles. Le rapport indique qu’il y a des adresses IP internes et des adresses IP externes. Les adresses IP externes sont utilisées pour transférer de l’information d’une source à une autre sur Internet au moyen d’un modem loué du FSI. L’adresse IP externe ressemble beaucoup à l’adresse municipale de la maison d’une personne. Sans celle‑ci, un utilisateur ne peut ni envoyer ni recevoir de données. Un modem ou un routeur attribue également une adresse IP interne à chaque appareil sur un réseau local, ce qui correspond à peu près aux différentes pièces d’une maison.
[20] Les adresses IP peuvent également être statiques ou dynamiques. La plupart d’entre elles sont dynamiques, ce qui signifie que le FSI peut changer l’adresse IP externe d’un utilisateur sans préavis et pour différentes raisons. Le FSI tient un registre indiquant à quel abonné chaque adresse IP externe a été attribuée et pour quelle période.
[21] Il est possible de déterminer le FSI d’un utilisateur en entrant son adresse IP dans un site Web de recherche d’adresse IP. La police peut par la suite demander au FSI de lui fournir les renseignements relatifs à l’abonné à qui l’adresse IP a été attribuée, comme le prévoit l’arrêt Spencer. Cela dit, l’expert a expliqué qu’il est toujours possible de prendre des mesures pour déterminer l’identité d’un utilisateur, sans avoir recours au FSI, au moyen des renseignements enregistrés sur le site Web d’une société tierce. Des sociétés tierces, comme Google ou Facebook, peuvent suivre les adresses IP externes de chaque utilisateur qui visite leur site et enregistrer ces renseignements à divers degrés. Ces sociétés peuvent déterminer l’identité de ces utilisateurs individuels en fonction de leur activité Internet sur leur site (rapport d’expertise, reproduit au d.a., p. 311). L’effet est amplifié lorsque des renseignements de multiples sites sont recueillis (p. 312).
[22] Par conséquent, de l’avis de l’expert, si ceux qui cherchent à identifier un internaute particulier ont accès aux renseignements enregistrés par des sociétés tierces, [traduction] « il n’est pas nécessaire d’obtenir les renseignements relatifs à l’abonné détenus par le FSI pour identifier correctement un internaute particulier » (p. 312).
Considérée de manière normative, une adresse IP est la clé donnant accès à l’activité Internet d’un utilisateur et, ultimement, à son identité, de sorte qu’elle suscite une attente raisonnable au respect de la vie privée.
[28] Le présent pourvoi soulève une seule question : Une attente raisonnable au respect de la vie privée s’applique‑t‑elle à une adresse IP? À mon avis, la réponse est affirmative. Comme je vais l’expliquer, une adresse IP est le lien crucial entre un internaute et son activité en ligne. Par conséquent, la présente fouille avait pour objet les renseignements que les adresses IP en cause pouvaient révéler sur des internautes précis, y compris, ultimement, leur identité. Conclure que l’art. 8 ne vise pas une adresse IP parce que la police l’a recueillie uniquement pour obtenir un mandat de type Spencer ne tient aucun compte des renseignements qu’elle peut révéler sans mandat. Une telle analyse reflète un raisonnement fragment par fragment, fondé sur la manière dont l’État entend utiliser l’information dans une situation donnée, ce qui est contraire à l’approche large et téléologique que requiert le statut constitutionnel de l’art. 8. L’analyse ne peut pas non plus se limiter aux intérêts en matière de vie privés touchés par ce qu’est susceptible de révéler l’adresse IP à elle seule, sans qu’il ne soit tenu compte de ce qu’elle est susceptible de révéler lorsque combinée à d’autres renseignements disponibles, en particulier auprès de sites Web de tiers. Considérée de manière normative, une adresse IP est la clé donnant accès à l’activité Internet d’un utilisateur et, ultimement, à son identité, de sorte qu’elle suscite une attente raisonnable au respect de la vie privée. S’il doit protéger de manière significative la vie privée en ligne des Canadiens et des Canadiennes dans le monde actuel qui est très largement numérique, l’art. 8 doit protéger leurs adresses IP.
[32] La présente affaire porte sur l’intimité informationnelle, ou [traduction] « le droit revendiqué par des particuliers, des groupes ou des institutions de déterminer eux‑mêmes le moment, la manière et la mesure dans lesquels des renseignements les concernant sont communiqués » (Tessling, par. 23, citant A. F. Westin, Privacy and Freedom (1970), p. 7). Autrement dit, cet aspect du droit à la vie privée concerne « l’autodétermination informationnelle » (Jones, par. 39).
Notre Cour n’a jamais décrit le droit constitutionnel à la vie privée en fonction de l’intention déclarée de l’État, ou d’une utilisation particulière des renseignements. Nous avons plutôt systématiquement adopté une approche large et fonctionnelle à l’égard de l’objet de la fouille, « en examinant le lien entre la technique d’enquête utilisée par la police et l’intérêt en matière de vie privée qui est en jeu ».
[38] Notre Cour n’a jamais décrit le droit constitutionnel à la vie privée en fonction de l’intention déclarée de l’État, ou d’une utilisation particulière des renseignements. Nous avons plutôt systématiquement adopté une approche large et fonctionnelle à l’égard de l’objet de la fouille, « en examinant le lien entre la technique d’enquête utilisée par la police et l’intérêt en matière de vie privée qui est en jeu » (Spencer, par. 26). L’objet est défini sous l’angle non pas seulement des renseignements eux‑mêmes, mais également de « la tendance qui consiste à chercher à obtenir des renseignements pour permettre d’en tirer des inférences au sujet d’autres renseignements qui, eux, sont de nature personnelle » (par. 31). Dans l’arrêt Marakah, par exemple, la question était de savoir si l’expéditeur d’un message texte a une attente raisonnable au respect de sa vie privée à l’égard de ce message dans l’appareil du destinataire. S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge en chef McLachlin a statué que l’objet de la fouille n’était pas le téléphone du destinataire, ni même le message texte lui‑même, mais une « conversation électronique » y compris « toute inférence que l’on peut tirer de ces renseignements quant aux fréquentations et aux activités » (par. 20).
[39] Les tribunaux doivent être particulièrement prudents lorsqu’ils décrivent l’objet d’une fouille relative à des données électroniques (Marakah, par. 14). Dans R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, où la police avait examiné le contenu d’un ordinateur, notre Cour a décrit l’objet de la prétendue fouille comme étant « les données, ou le contenu informationnel [. . .] de l’ordinateur portatif, [. . .] non pas [l’appareil] lui‑même » (par. 41 (en italique dans l’original)).
[40] De même, dans l’arrêt Reeves, où la police avait saisi l’ordinateur domestique partagé de l’appelant, la fouille ne visait pas uniquement l’ordinateur lui‑même, mais « ultimement, les données qu’il renfermait sur l’utilisation de M. Reeves, y compris les fichiers auxquels il avait accédé et ceux qu’il avait sauvegardés et supprimés » (par. 30). L’État a fait intervenir l’art. 8 en saisissant l’ordinateur même si la police avait besoin d’un mandat pour fouiller son contenu, parce que la saisie a été pour la police « le moyen d’obtenir accès à [d]es renseignements [de nature éminemment personnelle] » (par. 34).
Constituant l’identifiant d’une activité connectée à Internet provenant d’un endroit donné, l’adresse IP est un outil puissant qui permet à l’État — avec ou sans un autre mandat — de recueillir l’activité Internet d’un utilisateur pendant la période où une adresse IP particulière est liée à cette source.
[41] C’est la même chose en l’espèce. La police ne « recherchait [pas] vraiment » les adresses IP dans l’abstrait. En tant qu’« ensemble de chiffres », une adresse IP n’est d’aucun intérêt pour la police. Cette dernière recherchait plutôt les renseignements qu’une adresse IP tend à révéler sur un internaute précis, y compris son activité en ligne et, ultimement, son identité « en tant que source, possesseur ou utilisateur des renseignements visés » (Spencer, par. 47). Constituant l’identifiant d’une activité connectée à Internet provenant d’un endroit donné, l’adresse IP est un outil puissant qui permet à l’État — avec ou sans un autre mandat — de recueillir l’activité Internet d’un utilisateur pendant la période où une adresse IP particulière est liée à cette source. Par conséquent, comme dans l’affaire Reeves, l’adresse IP a fourni à l’État le moyen de tirer des inférences immédiates et directes sur l’utilisateur derrière une activité Internet précise. Les renseignements inférés d’une activité Internet sur un appareil peuvent être très personnels, y compris en liant cette activité à l’identité d’un utilisateur particulier (voir Spencer, par. 47).
[42] Cette description constitue une conception large et fonctionnelle de l’objet. En « se gard[ant] [. . .] à juste titre de toute approche mécanique qui définirait l’objet en fonction d’actes matériels, de lieux physiques ou de modalités de transmission [informationnelle] », elle « tient [. . .] compte de la réalité technologique » (Marakah, par. 17). Cette description n’étend pas le bouclier protecteur de la Charte à toutes les étapes d’une enquête. Elle confirme plutôt que les techniques d’enquête qui révèlent des renseignements qui semblent inoffensifs doivent tout de même être examinées par rapport aux intérêts en matière de vie privée qui sont en jeu (Spencer, par. 26) Reconnaître que la police voulait l’adresse IP — en tant que lien entre un abonné et un endroit donnés et une activité Internet particulière — pour obtenir davantage de renseignements sur l’utilisateur permet au tribunal d’apprécier l’attente au respect de la vie privée à l’égard de tous les renseignements que cette adresse IP « ten[d] à révéler » (Spencer, par. 27 (soulignement dans l’original), citant R. c. Plant, 1993 CanLII 70 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 281, p. 293), et donc en [traduction] « t[enant] compte de la nature des droits en matière de vie privée auxquels l’action de l’État pourrait porter atteinte » (Marakah, par. 15, citant Ward, par. 65 (je souligne)).
[43] Par conséquent, l’objet de la prétendue fouille en l’espèce est une adresse IP en tant que clé permettant d’obtenir davantage de renseignements sur un internaute particulier, y compris son activité en ligne et, ultimement, son identité en tant que source de ces renseignements. Dans la présente affaire, la police a cherché à obtenir ces renseignements au moyen d’une ordonnance de communication telle que l’envisage l’arrêt Spencer. Cependant, comme l’indique le rapport d’expertise, un mandat de type Spencer ne constitue pas la seule façon dont une adresse IP peut révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels d’un internaute. L’activité en ligne associée à l’adresse IP peut elle‑même révéler des renseignements très personnels sans les mesures de protection relatives à l’autorisation judiciaire préalable. Je passe maintenant à cette question.
Dans le contexte de l’intimité informationnelle, le contrôle exercé par le demandeur sur l’objet n’est pas déterminant. L’autodétermination au cœur de l’intimité informationnelle signifie qu’une personne « peut [. ..] choisir de divulguer certains renseignements soit pour une fin précise, soit encore à une catégorie restreinte de personnes, et néanmoins conserver une attente raisonnable au respect de sa vie privée.
[46] Dans le contexte de l’intimité informationnelle, le contrôle exercé par le demandeur sur l’objet n’est pas déterminant (Reeves, par. 38). L’autodétermination au cœur de l’intimité informationnelle signifie qu’une personne « peut [. . .] choisir de divulguer certains renseignements soit pour une fin précise, soit encore à une catégorie restreinte de personnes, et néanmoins conserver une attente raisonnable au respect de sa vie privée » (Jones, par. 39). L’anonymat est une conception particulièrement importante du droit à la vie privée quand il est question d’Internet (Spencer, par. 45, citant Westin, p. 32).
[47] Notre approche diffère de celle des États‑Unis, où ce qu’on appelle la [traduction] « doctrine du tiers » exclut l’attente raisonnable au respect de la vie privée « si les renseignements sont détenus ou connus par des tiers » (T. Panneck, « Incognito Mode Is in the Constitution » (2019), 104 Minn. L. Rev. 511, p. 520, citant D. J. Solove, « A Taxonomy of Privacy » (2006), 154 U. Pa. L. Rev. 477, p. 528). Notre Cour a rejeté l’approche américaine très tôt dans sa jurisprudence relative à l’art. 8 (R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417, p. 429‑430, le juge La Forest).
[48] Le caractère non déterminant du contrôle dans notre analyse est particulièrement pertinent en ce qui concerne Internet, qui exige que les utilisateurs révèlent à leur FSI les renseignements relatifs à l’abonné pour pouvoir prendre part aux activités de cette nouvelle place publique. Comme nous l’avons affirmé dans l’arrêt Jones, « la seule façon qu’avait l’intéressé de conserver, vis‑à‑vis du fournisseur de services, un contrôle sur l’objet de la fouille, était de s’abstenir complètement d’utiliser ses services. Il ne s’agit évidemment pas là d’un véritable choix. [. . .] Les Canadiens n’ont pas à vivre en reclus du monde numérique afin de pouvoir conserver un semblant de vie privée » (par. 45).
L’intention précise des policiers de restreindre l’usage de renseignements dans une affaire donnée — si bien intentionnés qu’ils soient — n’est donc pas pertinente en ce qui a trait à l’art. 8. L’analyse de l’« attente raisonnable au respect de la vie privée » est axée sur le risque qu’un objet particulier révèle à l’État l’ensemble des renseignements biographiques d’une personne, et non pas sur la question de savoir si les adresses IP ont révélé des renseignements sur l’appelant eu égard aux faits.
[57] L’intention précise des policiers de restreindre l’usage de renseignements dans une affaire donnée — si bien intentionnés qu’ils soient — n’est donc pas pertinente en ce qui a trait à l’art. 8. L’analyse de l’« attente raisonnable au respect de la vie privée » est axée sur le risque qu’un objet particulier révèle à l’État l’ensemble des renseignements biographiques d’une personne, et non pas sur la question de savoir si les adresses IP ont révélé des renseignements sur l’appelant eu égard aux faits. La juge en chef McLachlin a été explicite à cet égard dans l’arrêt Marakah, où elle a écrit que « le risque de divulgation de renseignements privés est un facteur dont il faut tenir compte pour décider si une conversation électronique suscite des attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée » (par. 31; voir aussi par. 32). Les messages textes suscitaient donc une attente raisonnable au respect de la vie privée, indépendamment de la question de savoir si les messages textes recherchés révélaient ou non des renseignements au vu des faits de cette affaire.
[58] De plus, en appliquant un critère normatif, il n’est pas utile de mettre l’accent sur l’interprétation la plus étroite de la preuve d’expert. Nous devons plutôt apprécier la preuve en tenant compte du contexte plus large dans lequel elle s’inscrit, et notamment des réalités sociales actuelles et de l’incidence de notre décision dans d’autres circonstances. Notre Cour a fréquemment pris connaissance d’office de ces « faits sociaux » plus larges afin d’« établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige [. . .] [;] ils contribuent à expliquer certains aspects de la preuve » (R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 57; voir aussi P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 60:8). À mon avis, il faut prendre en considération l’intrusion sans cesse croissante d’Internet dans nos vies privées pour trancher le présent pourvoi. Il est largement reconnu qu’Internet est omniprésent et qu’un grand nombre d’internautes laissent derrière eux une trace de renseignements que d’autres recueillent à différentes fins, des renseignements qui peuvent être assemblés de manière à révéler des détails profondément privés. De plus, comme l’indique la preuve d’expert, une adresse IP se rattache à toute activité en ligne; il s’agit d’un élément constitutif fondamental de toute utilisation d’Internet. Ce contexte social du monde numérique est nécessaire lorsqu’une approche fonctionnelle est utilisée pour définir l’intérêt en matière de vie privée que confère la Charte aux renseignements qu’est susceptible de révéler une adresse IP.
L’accès aux adresses IP sans autorisation judiciaire préalable pose de grands risques en matière de vie privée et les adresses IP suscitent une attente raisonnable au respect de la vie privée.
Premièrement, en tant que lien qui relie une activité Internet précise à un endroit donné, l’adresse IP est susceptible de révéler des renseignements très personnels, même avant que la police n’essaie de relier l’adresse à l’identité de l’utilisateur.
[60] La Couronne suggère qu’une adresse IP ne sert à rien sans un mandat de type Spencer. Soit dit en tout respect, je ne peux souscrire à ce point de vue. Premièrement, en tant que lien qui relie une activité Internet précise à un endroit donné, l’adresse IP est susceptible de révéler des renseignements très personnels, même avant que la police n’essaie de relier l’adresse à l’identité de l’utilisateur. Deuxièmement, il est possible de mettre en corrélation l’activité associée à l’adresse IP avec une autre activité en ligne associée à cette adresse à laquelle l’État a accès — ce qui a des conséquences particulièrement préoccupantes lorsqu’y est combiné l’accès à des renseignements détenus par un tiers. Enfin, une adresse IP peut mettre l’État sur la trace d’une activité Internet qui mène directement à l’identité d’un utilisateur, même sans un mandat de type Spencer. Les cas où une adresse IP peut révéler des renseignements biographiques ne sont pas tous visés par l’arrêt Spencer. À la lumière de ces trois points, que j’explique ci‑dessous, l’accès aux adresses IP sans autorisation judiciaire préalable pose de grands risques en matière de vie privée et les adresses IP suscitent une attente raisonnable au respect de la vie privée.
[62] Ces achats peuvent « diffuser une foule de renseignements personnels susceptibles de révéler des informations biographiques d’ordre personnel sur [l’acheteur] » (Marakah, par. 33), allant des restaurants qu’il fréquente, des destinations qu’il visite, de ses passe‑temps, aux suppléments alimentaires qu’il utilise. Les internautes peuvent même avoir « un important intérêt en matière de respect de la vie privée en ce qui concerne la seuleexistence de leurs [achats] électroniques », d’autant plus que nos marchés migrent rapidement en ligne (par. 33 (en italique dans l’original)).
[63] D’autres activités en ligne peuvent révéler des renseignements qui touchent directement à l’ensemble des renseignements biographiques d’un utilisateur. Les sites Web qui offrent des services de rencontre ou de la pornographie adulte peuvent donner à l’État une description des préférences sexuelles de l’utilisateur. L’historique d’un internaute dans des salons de cyberbavardage médical, politique, ou autre salon de cyberbavardage semblable, peut révéler ses préoccupations de santé ou ses opinions politiques. Si l’adresse IP n’est pas protégée, ces renseignements sont librement accessibles à l’État sans la protection de la Charte, qu’ils aient ou non un rapport avec l’enquête sur un crime donné.
Deuxièmement, il est possible de mettre en corrélation l’activité associée à l’adresse IP avec une autre activité en ligne associée à cette adresse à laquelle l’État a accès — ce qui a des conséquences particulièrement préoccupantes lorsqu’y est combiné l’accès à des renseignements détenus par un tiers.
[64] Deuxièmement, l’activité précise associée à l’adresse IP par la fouille peut être mise en corrélation avec une autre activité en ligne associée à cette adresse IP.
[65] Sans la protection de l’art. 8, rien n’empêche l’État de recueillir de façon préventive des adresses IP et de comparer l’adresse IP de cet utilisateur avec ce que renferme sa base de données. De plus, et fait important, l’étendue des renseignements que peut révéler une adresse IP est énorme si elle est mise en corrélation avec des renseignements détenus par un tiers. Des décisions tendent à indiquer que des tiers fournissent ces renseignements sans qu’on le leur demande. À titre d’exemple, dans l’affaire State c. Simmons, 190 Vt. 141 (2011), la police, après avoir identifié un suspect, a contacté MySpace, un site de média social, et lui a demandé de lui communiquer les adresses IP qui avaient accédé au profil MySpace de celui‑ci (par. 3). MySpace a fourni des registres indiquant non seulement les adresses IP elles‑mêmes, mais aussi toutes les fois que chaque adresse IP s’était connectée au compte MySpace de M. Simmons — notamment le fait qu’une adresse IP s’était connectée au compte [traduction] « plus de 100 fois sur une période d’une semaine » (par. 3).
[66] Comme l’a expliqué l’expert, les sites Web de tiers peuvent suivre l’adresse IP externe de chaque utilisateur qui visite leur site. Certains sites Web, tels que Google, recueillent également d’énormes quantités d’autres renseignements comme l’historique sur YouTube, les recherches sur Google et l’historique des localisations. Ces renseignements peuvent être de nature extrêmement personnelle.
Enfin, une adresse IP peut mettre l’État sur la trace d’une activité Internet qui mène directement à l’identité d’un utilisateur, même sans un mandat de type Spencer.
[68] Enfin, lien par lien, une adresse IP peut mettre l’État sur la trace d’une activité Internet anonyme qui mène directement à l’identité d’un utilisateur. L’expert utilise l’exemple d’une adresse IP qui se connecte à un profil de média social en particulier ou d’un compte de courriel qui contient des renseignements permettant d’inférer l’identité de l’utilisateur, comme son nom. À partir de là, une petite inférence suffit pour découvrir l’identité de l’utilisateur. Il ne suffit pas d’affirmer — comme le fait l’avocate de la Couronne — qu’un mandat de type Spencer est requis si l’adresse IP est recherchée à l’égard de renseignements susceptibles de dévoiler l’identité de l’internaute. Il ne peut revenir à la police ou à des sociétés privées de déterminer si les renseignements fournis sur le site Web auront pour effet (peut‑être s’ils sont combinés à d’autres renseignements) d’aider à identifier la source de l’activité ou l’identité de l’utilisateur, ou encore de compromettre autrement des intérêts en matière de vie privée.
[69] L’affirmation selon laquelle un mandat de type Spencer assure une protection contre les préoccupations en matière de vie privée que soulèvent les adresses IP n’est donc tout simplement pas étayée par les réalités technologiques modernes. Les adresses IP jouent un rôle crucial dans la structure inhérente d’Internet. Elles sont le moyen par lequel les appareils connectés à Internet envoient et reçoivent des données. Elles sont donc la clé donnant accès à l’activité en ligne d’un internaute — les premiers [traduction] « fragments numériques » sur la trace cybernétique de l’utilisateur (Jones, par. 42, citant S. Magotiaux, « Out of Sync : Section 8 and Technological Advancement in Supreme Court Jurisprudence » (2015), 71 S.C.L.R. (2d) 501, p. 502). Ces fragments peuvent établir toute l’activité en ligne quotidienne, hebdomadaire, ou même mensuelle, d’un internaute, ce qui permet de dresser l’historique des cyberpérégrinations de ce dernier (Morelli, par. 3). À l’instar de l’ordinateur dans l’affaire Reeves, une adresse IP fournit à l’État le moyen susceptible de le mener à un trésor de renseignements personnels.
En concentrant cette masse de renseignements entre les mains de tiers du secteur privé et en donnant à ces derniers les outils nécessaires pour agréger et disséquer ces données, Internet a essentiellement modifié la topographie de la vie privée sous le régime de la Charte. Il a ajouté un tiers à l’écosystème constitutionnel, et a fait de la relation horizontale entre l’individu et l’État une relation tripartite.
[78] En concentrant cette masse de renseignements entre les mains de tiers du secteur privé et en donnant à ces derniers les outils nécessaires pour agréger et disséquer ces données, Internet a essentiellement modifié la topographie de la vie privée sous le régime de la Charte. Il a ajouté un tiers à l’écosystème constitutionnel, et a fait de la relation horizontale entre l’individu et l’État une relation tripartite. Bien que l’art. 8 ne s’applique pas aux tiers eux‑mêmes, ceux‑ci [traduction] « joue[nt] le rôle de médiateur[s] dans une relation directement régie par la Charte — celle entre le défendeur et la police » (A. Slane, « Privacy and Civic Duty in R v Ward : The Right to Online Anonymity and the Charter‑Compliant Scope of Voluntary Cooperation with Police Requests » (2013), 39 Queen’s L.J. 301, p. 311).
[79] Ce changement a accru, plutôt que restreint, la capacité informationnelle de l’État. [traduction] « [L]es progrès technologiques permettent aux acteurs gouvernementaux d’étendre considérablement leurs pouvoirs de surveillance, notamment en exploitant des renseignements détaillés recueillis par le secteur privé » (A. J. Cockfield, « Who Watches the Watchers? A Law and Technology Perspective on Government and Private Sector Surveillance » (2003), 29 Queen’s L.J. 364, p. 406). La professeure Austin décrit cette situation comme le [traduction] « nouveau lien de surveillance public/privé », où des intermédiaires peuvent « permet[tre] à l’État d’accéder au contenu de nos communications ainsi qu’à une mine d’autres données connexes » (p. 453). Par conséquent, [traduction] « dans le contexte de la collaboration d’intermédiaires, le pouvoir de l’État s’accroît » (p. 458).
[80] Même si l’adresse IP ne révèle pas en soi l’identité de l’utilisateur, la disponibilité et la facilité d’obtention d’un mandat de type Spencer signifient que cette identité peut être révélée ultérieurement, à l’égard non seulement de l’activité Internet potentiellement criminelle en question, mais aussi de tous les renseignements qui peuvent être inférés de l’activité Internet de l’utilisateur. Comme le soutient l’appelant, comparer l’adresse IP d’un utilisateur identifié avec d’autres activités en ligne [traduction] « brise complètement l’anonymat [en ligne] » (m.a., par. 45).
Dans une société démocratique, il est « inconcevable que l’État ait le pouvoir discrétionnaire illimité de soumettre qui il veut à une surveillance [numérique] effectuée subrepticement ».
Exiger que la police obtienne une autorisation judiciaire préalable avant d’obtenir une adresse IP ne constitue pas une lourde mesure d’enquête, et ne porterait pas indûment atteinte à la capacité des forces de l’ordre de s’occuper de ce crime.
[84] Ces préoccupations importantes relatives à la vie privée entrent en balance avec l’intérêt parfois conflictuel mais légitime de la société en ce qui a trait au besoin de sécurité. Au fur et à mesure qu’évolue la technologie, la manière de commettre un crime et d’enquêter sur celui‑ci évolue également (R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320, par. 38‑39). La facilité d’accès à Internet et l’anonymat de l’utilisateur se conjuguent pour permettre la perpétration d’un large éventail de crimes, y compris des infractions et des crimes d’ordre sexuel contre des enfants. L’effet amplifié et la permanence du préjudice causé aux victimes de cybercriminalité, en particulier les enfants, doivent être pris en compte lorsqu’il s’agit de définir et de calibrer l’intérêt dans l’application de la loi que met en cause le présent pourvoi (voir R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 1, 5 et 50‑73; Magotiaux, p. 502). La police devrait disposer des outils d’enquête nécessaires pour s’occuper d’un crime commis et facilité en ligne.
[85] À mon avis, toutefois, exiger que la police obtienne une autorisation judiciaire préalable avant d’obtenir une adresse IP ne constitue pas une lourde mesure d’enquête, et ne porterait pas indûment atteinte à la capacité des forces de l’ordre de s’occuper de ce crime. Lorsqu’il existe un lien suffisant entre l’adresse IP, ou les renseignements relatifs à l’abonné, et la perpétration d’un crime, une autorisation judiciaire est facile à obtenir et requiert peu de renseignements de plus que ce que la police doit déjà fournir pour obtenir une ordonnance de communication de type Spencer. À titre d’exemple, suivant le par. 487.015(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, une ordonnance de communication de renseignements relatifs à une transmission donnée d’une communication peut être obtenue s’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction a été ou sera commise. La police sollicite et obtient souvent de multiples autorisations afin de protéger différents intérêts d’ordre territorial en matière de vie privée. Il en est de même lorsqu’il s’agit de protéger l’intimité informationnelle.
[86] Tout bien pesé, le fardeau que l’on impose à l’État en reconnaissant une attente raisonnable au respect de la vie privée à l’égard des adresses IP est dérisoire par comparaison avec les préoccupations importantes relatives à la vie privée qui sont en cause en l’espèce. Les forces de l’ordre devront démontrer l’existence de motifs suffisants pour porter atteinte à la vie privée d’une personne, mais à l’ère des télémandats et de l’accès 24 h sur 24 à des juges de paix, ce fardeau n’est pas lourd. Les policiers qui se livrent à des activités d’enquête légitimes peuvent facilement établir les motifs constitutionnels requis. Reconnaître qu’une adresse IP est protégée par l’art. 8ne contrecarrera pas les enquêtes policières faisant intervenir des adresses IP; une telle reconnaissance vise plutôt à faire en sorte que les enquêtes policières reflètent mieux ce à quoi chaque Canadien et Canadienne raisonnable s’attend du point de vue du respect de la vie privée et de la lutte contre la criminalité.
[87] Une attente raisonnable au respect de la vie privée fait en sorte que l’État ne peut effectuer que des fouilles motivées par des préoccupations légitimes d’application de la loi. Les avantages pour le respect de la vie privée sont importants. Une autorisation judiciaire préalable restreint considérablement ce qui est accessible à l’État en ligne, et l’empêche d’obtenir les détails sur la vie en ligne d’un utilisateur que révèle l’adresse IP de ce dernier et qui ne sont pas pertinents pour l’enquête. Cela réduit considérablement la possibilité d’exercices [traduction] « arbitraire[s] et même discriminatoire[s] » du pouvoir discrétionnaire qui autoriseraient l’État à découvrir des renseignements sur l’internaute qu’il veut pour toute raison qu’il juge indiquée (L. M. Austin, « Getting Past Privacy? Surveillance, the Charter, and the Rule of Law » (2012), 27 R.C.D.S. 381, p. 392). Dans une société démocratique, il est « inconcevable que l’État ait le pouvoir discrétionnaire illimité de soumettre qui il veut à une surveillance [numérique] effectuée subrepticement » (R. c. Wong, 1990 CanLII 56 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 36, p. 47).
[88] La surveillance judiciaire en ce qui a trait à une adresse IP est le moyen de réaliser l’objectif de l’art. 8 d’empêcher les atteintes à la vie privée. Depuis l’arrêt Hunter, nous avons statué que cette disposition vise à empêcher les violations de la vie privée, et non à condamner ou à admettre des violations après le fait eu égard à l’utilisation que fait l’État de ces renseignements. Le droit à la vie privée, une fois qu’il y a été porté atteinte, ne peut pas être rétabli.
La surveillance judiciaire enlève aux sociétés privées le pouvoir de décider s’il convient de dévoiler des renseignements — et en quelle quantité — et renvoie la question au champ d’application de la Charte
[89] Enfin, la surveillance judiciaire enlève aux sociétés privées le pouvoir de décider s’il convient de dévoiler des renseignements — et en quelle quantité — et renvoie la question au champ d’application de la Charte. L’accroissement du pouvoir de l’État occasionné par Internet est donc compensé par une interprétation large et téléologique de l’art. 8 qui répond à nos « nouvelles réalités sociales, politiques et historiques » (Hunter, p. 155). Laisser le secteur privé décider de fournir ou non à la police des renseignements qui risquent de révéler l’aspect le plus intime de notre personne porte un coup inacceptable à l’art. 8. Laisser la protection de la Charte s’appliquer à la prochaine étape envisagée de l’enquête ne suffit pas. Comme je l’ai expliqué, il pourrait alors être trop tard.
[91] À mon avis, la personne raisonnable et bien informée qui se soucie des conséquences à long terme des actions gouvernementales sur la protection du droit au respect de la vie privée conclurait que les adresses IP devraient susciter une attente raisonnable au respect de la vie privée. Étendre la portée de l’art. 8 aux adresses IP protège le premier « fragment numérique » et obscurcit donc la trace du parcours d’un internaute dans le cyberespace.