R. c. Tatton, 2015 CSC 33 :

L’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434 C.cr. est une infraction d’intention générale

La distinction entre l’infraction d’intention générale et l’infraction d’intention spécifique est capitale : le droit permet d’invoquer la défense d’intoxication volontaire pour excuser la perpétration d’une infraction d’intention spécifique, mais ne le permet par pour une infraction d’intention générale. (R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63, p. 123; R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 865 et 878‑880.)

Dans R. c. Tatton, la Cour suprême du Canada a eu à qualifier le crime d’incendie criminel et est revenue sur les principes en la matière (le Code criminel offre souvent peu d’indices clairs à ce sujet, il revient donc aux juges de déterminer l’élément moral requis – par. 23).

Elle établit la marche à suivre :

1. Examiner la jurisprudence existante : 

[32] Quoi qu’il en soit, pour bien qualifier une infraction, il convient tout d’abord d’examiner la jurisprudence existante. Lorsque l’infraction a déjà été qualifiée de façon satisfaisante dans la jurisprudence, la tâche est simple. […] Cependant, si la jurisprudence est incertaine, les tribunaux doivent examiner les facteurs qui ont été énoncés dans Daviault pour résoudre la question.

Dans l’arrêt Daviault en question, le juge Sopinka a déterminé 2 facteurs à considérer : (1) « la nature et l’importance relative de l’élément moral » et, (2) « la politique sociale que le législateur cherche à appliquer en criminalisant la conduite particulière visée ».

2. Examiner la nature et l’importance relative de l’élément moral.

[34]  L’arrêt Daviault a précisé que la nature de l’élément moral et son « importance relative » constituent le fondement de l’analyse. Bien que le juge Sopinka n’ait pas expliqué ce qu’il entendait par l’« importance » de l’élément moral, il est clair qu’il faisait allusion à la complexité des processus de pensée et de raisonnement qui constitue l’élément moral d’une infraction déterminée. Les processus de pensée et de raisonnement sont relativement simples dans le cas des crimes d’intention générale. Par contre, les crimes d’intention spécifique — les crimes comportant un élément moral plus « important » — exigent un processus de raisonnement plus complexe.

[41] À mon avis, la méthode la plus logique consiste à examiner d’abord la nature de l’élément moral. Ce n’est que lorsque cette analyse ne permet pas d’obtenir une réponse claire que l’on devrait passer à l’examen des considérations de politique générale.

3. Examiner la politique sociale que le législateur cherche à appliquer en criminalisant la conduite particulière visée :

[42] Toutefois, si l’examen de l’élément moral ne permet pas d’obtenir une réponse claire, le recours aux considérations de politique générale peut aider à résoudre la question. L’examen de ces considérations portera essentiellement sur la question de savoir si la consommation d’alcool est habituellement associée au crime en question. Dans l’affirmative, il semblerait paradoxal de permettre à l’accusé d’invoquer l’intoxication comme moyen de défense.

Quant à l’infraction d’incendie criminel (434 C.cr.)

[47] Appliquant le cadre exposé précédemment à l’infraction d’incendie criminel prévue à l’art. 434, je suis convaincu que cette disposition crée une infraction d’intention générale pour laquelle l’intoxication sans automatisme ne peut être invoquée comme moyen de défense.

[48]  Le fait de causer un dommage à un bien par le feu constitue l’actus reus de l’infraction. L’élément moral est l’accomplissement de l’acte illégal — à savoir le fait de causer un dommage à un bien — intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de cet acte. Aucun autre élément de connaissance ou mobile n’est nécessaire. Aucun processus de pensée ou de raisonnement complexe n’est requis. À première vue, le degré d’intention exigé dans le cas de cette infraction semble minime.

[50] J’ai peine à voir comment l’intoxication sans automatisme empêche un accusé de prévoir le risque de causer un dommage à la propriété d’autrui par le feu. Un raisonnement complexe n’est pas nécessaire pour reconnaître ce danger. Par conséquent, empêcher un accusé de faire valoir une défense d’intoxication ne transforme pas l’examen de la question de l’insouciance en une analyse objective, mais reconnaît plutôt le fait que l’intoxication sans automatisme n’empêche pas l’accusé d’avoir eu l’intention minimale requise pour commettre ce crime.

[51] Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire de recourir à des considérations de politique générale pour décider si la défense d’intoxication peut être plaidée. Cependant, si j’avais jugé nécessaire de le faire, je serais parvenu à la même conclusion.

[52] L’article 434 vise les dommages causés à des biens. Le fait de causer des dommages aux biens est souvent associé à la consommation d’alcool. La présente affaire ne fait pas exception. À mon avis, on éroderait le respect des considérations de politique générale qui sont à l’origine de la création de l’infraction consistant à causer des dommages à des biens par le feu si l’on permettait à un accusé d’invoquer en défense son état d’intoxication volontaire.

Attention, bien que la Cour tranche ici sur le fait que l’infraction d’incendie criminel en est une d’intention générale et que la défense d’intoxication volontaire est donc exclue, il demeure du ressort du juge des faits de déterminer si l’élément moral requis est atteint, chaque cas étant unique :

[57] Déterminer comment l’incendie a pris naissance n’est qu’un des facteurs que le juge des faits peut vouloir prendre en compte. Le but ultime consiste à examiner l’ensemble des circonstances de l’infraction pour décider s’il est possible d’en conclure que l’accusé entendait causer des dommages au bien d’autrui ou s’il ne s’est pas soucié que des dommages s’ensuivent ou non. Le simple fait que l’incendie ait été déclenché intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de cet acte ne sera peut‑être pas suffisant pour démontrer que l’accusé a ainsi causé un dommage. Le contexte est important et il jouera un rôle clé pour décider si une telle conclusion peut être tirée. Prenons par exemple le cas du propriétaire d’un bien‑fonds qui a allumé un feu dans un foyer extérieur et qui le surveille. Si une bourrasque soulève des feuilles enflammées du foyer et les souffle sur la remise d’un voisin située à une vingtaine de mètres de là, il ne s’ensuit pas que ce propriétaire a endommagé la remise intentionnellement ou sans se soucier des conséquences du fait d’allumer un feu. Malgré le fait qu’il a intentionnellement allumé le premier feu — en l’occurrence celui allumé dans le foyer — les circonstances de l’infraction pourraient démontrer qu’il n’a pas, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, causé les dommages occasionnés à la remise : voir, par ex., R. c. D. (S.D.), 2002 NFCA 18, 211 Nfld & P.E.I.R 157.

[58] À l’opposé, il survient bien des situations où un accusé a déclenché un incendie intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte et où il ressort clairement des circonstances de l’infraction que cette personne entendait causer un dommage à un bien ou qu’elle ne se souciait pas que ce dommage s’ensuive ou non. Prenons l’exemple de la personne qui met volontairement le feu à une serviette. Si cette personne laisse tomber la serviette sur un tapis et quitte les lieux sans faire quoi que ce soit pour éteindre les flammes, il est possible de conclure qu’elle avait l’intention de causer un dommage au bien ou qu’elle ne se souciait pas qu’un dommage s’ensuive ou non.

[59] En résumé, la question déterminante n’est pas de savoir comment le feu a pris naissance, quoique la réponse à cette question puisse fournir d’importantes données contextuelles. La culpabilité d’un accusé aux termes de l’art. 434 dépend de la réponse à la question de savoir s’il a, intentionnellement ou sans se soucier des conséquences de son acte, causé un dommage au bien en question. Tant que le juge des faits n’oublie pas cette importante distinction et qu’il examine les circonstances et les données contextuelles pertinentes, l’analyse de l’intention requise pour l’application de l’art. 434 devrait être relativement simple.

Il est aussi important de noter que la Cour suprême s’est uniquement penchée sur l’infraction prévue à l’art. 434 C.cr. Le Code criminel prévoit cependant d’autres infractions relatives aux incendies criminels :

-art.433 : lorsqu’il y a danger pour la vie humaine

-art.434.1 : lorsque l’incendie est provoqué par le propriétaire du bien incendié

-art.435 : lorsque l’incendie est provoqué dans une intention frauduleuse (bon exemple d’intention spécifique)

-art.436 : incendie criminel par négligence (ou par l’inobservation des lois et règlements)