Les actions intentées par la police contre des poursuivants risqueraient non seulement de compromettre l’indépendance et l’objectivité du poursuivant, mais également le droit de l’accusé à un procès équitable. Les devoirs du poursuivant envers l’accusé seraient mis en péril si sa responsabilité était engagée envers des policiers dont les intérêts sont contraires à ceux de l’accusé.

Ontario (Procureur général) c. Clark, 2021 CSC 18

L’immunité protège « l’intérêt public [en permettant aux procureurs de la Couronne] de prendre des décisions discrétionnaires dans l’exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d’ingérence judiciaire ou politique et de s’acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de [traduction] “représentants de la justice” »

Les raisons de principe qui justifient l’immunité sont l’indépendance du poursuivant, qui est consacrée par la Constitution, les risques pour la prise de décisions objectives et la crainte de distraire les poursuivants des obligations dont ils doivent s’acquitter dans l’intérêt public.

[25] C’est la première fois que la Cour a l’occasion d’examiner l’immunité du poursuivant dans le contexte d’une action intentée contre la Couronne par des policiers relativement à la conduite du poursuivant dans une instance criminelle. Jusqu’à l’arrêt Nelles c. Ontario, 1989 CanLII 77 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 170, il était généralement admis que les procureurs de la Couronne jouissaient au Canada d’une immunité absolue en matière de responsabilité civile (voir Miazga c. Succession Kvello, 2009 CSC 51 (CanLII), [2009] 3 R.C.S. 339, par. 43, la juge Charron; Proulx c. Québec (procureur général), 2001 CSC 66 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 9, par. 104, la juge L’Heureux‑Dubé, dissidente; J. M. Law, « A Tale of Two Immunities: Judicial and Prosecutorial Immunities in Canada » (1990), 28 Alta. L. Rev. 468, p. 505; Lori Sterling et Heather Mackay, « Constitutional Recognition of the Role of the Attorney General in Criminal Prosecutions: Krieger v. Law Society of Alberta » (2003), 20 S.C.L.R. (2d) 169, p. 183, note 51).

[26] Depuis l’arrêt Nelles, nos décisions sur la responsabilité du poursuivant visent l’atteinte d’un équilibre prudent entre, d’une part, les conséquences pour l’intérêt public d’engager la responsabilité des poursuivants et, d’autre part, la nécessité de protéger et de défendre les droits de l’accusé, qui est particulièrement vulnérable face à un recours abusif au pouvoir de poursuivre.

[27] Jusqu’à présent, le droit des accusés à un procès équitable a joué un rôle prépondérant dans cette recherche d’équilibre. Dans l’arrêt Smith c. Ontario (Attorney General) (2019), 2019 ONCA 651 (CanLII), 147 O.R. (3d) 305 (C.A.), le juge Tulloch a passé en revue notre jurisprudence en matière d’immunité et a bien saisi les facteurs essentiels qui s’en dégagent, en l’occurrence l’importance d’assurer la protection des droits de l’accusé et l’application de seuils de responsabilité rigoureux pour empêcher les conséquences pour l’intérêt public d’une reconnaissance de la responsabilité du poursuivant :

[traduction] L’intérêt concurrent considérable qu’est l’importance d’accorder une réparation efficace à la personne qui fait l’objet d’une poursuite a amené la Cour suprême à assortir le principe de l’immunité du poursuivant de certaines exceptions. [. . .]

Ce puissant intérêt concurrent n’a toutefois pas amené la Cour suprême à reconnaître l’existence d’une norme de responsabilité fondée sur la négligence, même dans le cas d’une violation de la Charte. [par. 97-98]

[28] Ainsi que la juge Charron l’a expliqué dans l’arrêt Miazga, l’immunité protège « l’intérêt public [en permettant aux procureurs de la Couronne] de prendre des décisions discrétionnaires dans l’exécution de leurs obligations professionnelles sans craindre d’ingérence judiciaire ou politique et de s’acquitter ainsi de leur rôle quasi judiciaire de [traduction] “représentants de la justice” » (par. 47). Les raisons de principe qui justifient l’immunité sont l’indépendance du poursuivant, qui est consacrée par la Constitution, les risques pour la prise de décisions objectives et la crainte de distraire les poursuivants des obligations dont ils doivent s’acquitter dans l’intérêt public.

[29] L’indépendance est considérée comme « si essentielle à l’intégrité et à l’efficacité du système de justice criminelle qu’elle est consacrée par la Constitution » (Miazga, par. 46). Dans l’arrêt Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65 (CanLII), [2002] 3 R.C.S. 372, les juges Iacobucci et Major expliquent :

Dans notre pays, un principe constitutionnel veut que le procureur général agisse indépendamment de toute considération partisane lorsqu’il supervise les décisions d’un procureur du ministère public. [. . .]

Cet aspect de l’indépendance du procureur général se reflète également dans le principe selon lequel les tribunaux n’interviennent pas dans la façon dont celui‑ci exerce son pouvoir exécutif, comme l’illustre le processus décisionnel en matière de poursuites. [. . .]

. . . La fonction quasi judiciaire du procureur général ne saurait faire l’objet d’une ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes que lui pour analyser les divers facteurs à l’origine de la décision de poursuivre. Assujettir ce genre de décisions à une ingérence politique ou à la supervision des tribunaux pourrait miner l’intégrité de notre système de poursuites. Il faut établir des lignes de démarcation constitutionnelles claires dans des domaines où un conflit aussi grave risque de survenir. [par. 30‑32]

[30] Dans l’arrêt Miazga, la juge Charron a fait observer qu’on ne peut faire abstraction, dans le contexte de la responsabilité du poursuivant en droit privé, des « principes de droit public reconnus que sont l’indépendance du ministère public et son pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites pénales » (par. 5). Le principe de l’indépendance du poursuivant est indissociable de son devoir de prendre des décisions objectives et équitables. C’est la raison pour laquelle la jurisprudence reconnaît que le fait d’exposer le poursuivant à la responsabilité civile est susceptible de créer un « effet paralysant » et d’encourager la prise de décisions motivées par la volonté de conjurer le spectre de la responsabilité, ce qui risque d’occulter le devoir essentiel du poursuivant d’agir de façon objective et indépendante pour défendre l’intégrité du système et les droits de l’accusé.

La Couronne a notamment l’obligation d’agir de façon objective, indépendante et équitable envers l’accusé. Ces impératifs « ne se limite[nt] pas à la salle d’audience et [ils] lie[nt] le procureur de la Couronne dans toutes les mesures qu’il prend relativement à l’accusé » plus généralement (Regan, par. 155-156, le juge Binnie, dissident). Dans l’arrêt R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 983, la Cour a reconnu que l’accusé a le droit constitutionnel, en vertu d’un principe de justice fondamentale reconnu par l’art. 7 de la Charte, d’être jugé par un poursuivant qui n’est pas motivé par des fins illégitimes

[31] Ainsi que le juge LeBel l’a expliqué dans l’arrêt R. c. Regan, 2002 CSC 12 (CanLII), [2002] 1 R.C.S. 297, par. 65, le « concept fondamental du rôle de “représentant de la justice” dévolu au ministère public » découle de l’arrêt Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16, dans lequel le juge Rand déclarait ce qui suit :

[traduction] On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime. [. . .] Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. [p. 23-24]

[32] En conséquence, la Couronne a notamment l’obligation d’agir de façon objective, indépendante et équitable envers l’accusé. Ces impératifs « ne se limite[nt] pas à la salle d’audience et [ils] lie[nt] le procureur de la Couronne dans toutes les mesures qu’il prend relativement à l’accusé » plus généralement (Regan, par. 155-156, le juge Binnie, dissident). Dans l’arrêt R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32 (CanLII), [2016] 1 R.C.S. 983, la Cour a reconnu que l’accusé a le droit constitutionnel, en vertu d’un principe de justice fondamentale reconnu par l’art. 7 de la Charte, d’être jugé par un poursuivant qui n’est pas motivé par des fins illégitimes (par. 23‑26, la juge en chef McLachlin).

[33] Le procureur général et ses représentants ont également l’obligation de défendre l’intérêt public lorsqu’ils exercent leurs fonctions de poursuivants (Cawthorne, par. 27). Ils protègent « l’intérêt de la collectivité à faire en sorte que justice soit adéquatement rendue » (R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 616, la juge L’Heureux Dubé). Leur tâche ultime « consiste à veiller à ce que l’intérêt public soit servi, dans toute la mesure du possible, par le recours ou l’absence de recours aux tribunaux criminels » (Regan, par. 159, le juge Binnie, dissident quant au résultat, citant le Rapport du comité consultatif du procureur général sur le filtrage des accusations, la divulgation et les pourparlers de règlement (1993) (« Rapport Martin »), p. 117 (soulignement omis)).

Le juge Lamer a insisté sur l’importance de permettre à la personne qui a été accusée à tort et abusivement de faire valoir ses droits en justice. Dans une action pour poursuite abusive, le demandeur doit démontrer que le poursuivant a manifestement agi pour un motif ou dans un but illégitime et qu’il n’avait objectivement aucun motif raisonnable et probable de le poursuivre (p. 192-193). En accordant au poursuivant l’immunité absolue, on priverait d’un droit d’action la personne faussement accusée et on l’empêcherait de demander une réparation pour les atteintes inconstitutionnelles portées à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (p. 195‑196). L’immunité absolue « menace[rait] les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement » (p. 199). De plus, la confiance du public envers l’administration de la justice serait compromise si « la personne qui est en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de sa conduite est mise à l’abri de la responsabilité civile quand elle abuse du processus en engageant des poursuites abusives ».

[34] Dans l’arrêt Nelles, au cours de son analyse des précédents de common law militant en faveur de l’immunité absolue, le juge Lamer a expliqué que l’immunité « favorise la confiance du public dans l’équité et l’impartialité de ceux qui agissent et qui exercent le pouvoir discrétionnaire d’intenter et de conduire des poursuites criminelles » et qu’elle permet d’éviter que le poursuivant « se décourag[e] [. . .] d’exercer son pouvoir discrétionnaire » en raison du « risque de voir engager sa responsabilité personnelle pour une conduite délictuelle » (p. 178‑179, voir aussi p. 199; Henry c. Colombie‑Britannique (Procureur général), 2015 CSC 24 (CanLII), [2015] 2 R.C.S. 214, par. 71 et 73, le juge Moldaver).

[35] L’arrêt Nelles est également la première décision dans laquelle la Cour a reconnu que l’immunité du poursuivant n’était pas absolue et qu’elle ne pouvait mettre la Couronne à l’abri d’une action pour poursuite abusive intentée par l’accusé. Le juge Lamer a insisté sur l’importance de permettre à la personne qui a été accusée à tort et abusivement de faire valoir ses droits en justice. Dans une action pour poursuite abusive, le demandeur doit démontrer que le poursuivant a manifestement agi pour un motif ou dans un but illégitime et qu’il n’avait objectivement aucun motif raisonnable et probable de le poursuivre (p. 192-193). En accordant au poursuivant l’immunité absolue, on priverait d’un droit d’action la personne faussement accusée et on l’empêcherait de demander une réparation pour les atteintes inconstitutionnelles portées à son droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (p. 195‑196). L’immunité absolue « menace[rait] les droits individuels de citoyens poursuivis à tort et abusivement » (p. 199). De plus, la confiance du public envers l’administration de la justice serait compromise si « la personne qui est en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de sa conduite est mise à l’abri de la responsabilité civile quand elle abuse du processus en engageant des poursuites abusives » (p. 195).

[37] Dans l’arrêt Miazga, la juge Charron a confirmé que le test applicable en matière de poursuites abusives permet l’atteinte d’un « juste équilibre » entre « le droit individuel à la protection contre les poursuites criminelles injustifiées et l’intérêt public résidant dans la poursuite effective et sans entrave des criminels » (par. 52). Elle a également insisté sur l’importance de démontrer que le but recherché par le poursuivant était illégitime, ce qui ne peut être inféré de la seule absence de motifs raisonnables et probables. Le demandeur doit démontrer que « le poursuivant avait l’intention délibérée d’abuser des pouvoirs du procureur général ou de dénaturer le processus de justice criminelle, outrepassant ainsi les limites de la charge de procureur général » (par. 89). Enfin, la juge Charron a confirmé que l’analyse relative à l’existence de motifs raisonnables et probables était purement objective. S’il « existait de fait des motifs raisonnables objectifs au moment considéré, on ne peut dire qu’il y a eu enclenchement abusif du processus criminel », et ce, indépendamment de la croyance subjective du poursuivant quant à l’existence de motifs suffisants (par. 73). Les demandes non fondées peuvent, pour cette raison, être déclarées irrecevables avant même le procès (Miazga, par. 74; Nelles, p. 197).

La dernière occasion qu’a eue la Cour d’examiner les limites de l’immunité du poursuivant s’est présentée dans l’affaire Henry, dans laquelle elle a confirmé que l’immunité ne peut protéger le poursuivant contre l’allégation de non‑communication injustifiée dont il fait l’objet de la part de l’accusé.

[38] La dernière occasion qu’a eue la Cour d’examiner les limites de l’immunité du poursuivant s’est présentée dans l’affaire Henry, dans laquelle elle a confirmé que l’immunité ne peut protéger le poursuivant contre l’allégation de non‑communication injustifiée dont il fait l’objet de la part de l’accusé. Ivan Henry avait été reconnu coupable d’infractions sexuelles et avait été incarcéré pendant près de 27 ans avant que la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique annule ses déclarations de culpabilité et l’acquitte de toutes les accusations portées contre lui. M. Henry a intenté un procès civil contre le procureur général dans lequel il réclamait, en vertu de la Charte, des dommages‑intérêts pour défaut injustifié du procureur de la Couronne de communiquer des éléments de preuve disculpatoires. L’importance de lever l’immunité pour permettre à l’accusé de faire valoir les droits qui lui sont reconnus par la Charte n’était pas contestée et le débat portait exclusivement sur la norme applicable. Le juge Moldaver a déclaré que la responsabilité de la Couronne était engagée

lorsqu’en violation de ses obligations constitutionnelles, le ministère public [. . .] a causé un préjudice [à l’accusé] en retenant délibérément des renseignements alors qu’il savait, ou qu’il aurait raisonnablement dû savoir, que ces renseignements étaient importants pour la défense et que le défaut de les communiquer pourrait porter atteinte à la possibilité, pour l’accusé, de présenter une défense pleine et entière. [par. 31]

Comme dans les actions pour poursuites abusives, les droits de l’accusé revêtaient une importance capitale.

La démarche évolutive adoptée par la Cour en matière d’immunité du poursuivant, la raison principale et primordiale qui justifie de la limiter réside dans l’importance de faire preuve d’équité envers l’accusé, ce qui incite les tribunaux à être davantage disposés à examiner les décisions en matière de poursuites qui ont une incidence sur les droits de l’accusé

[39] Comme l’illustre ce bref rappel de la démarche évolutive adoptée par la Cour en matière d’immunité du poursuivant, la raison principale et primordiale qui justifie de la limiter réside dans l’importance de faire preuve d’équité envers l’accusé, ce qui incite les tribunaux à être davantage disposés à examiner les décisions en matière de poursuites qui ont une incidence sur les droits de l’accusé (l’honorable Marc Rosenberg, « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813; voir aussi Michael Code, « Judicial Review of Prosecutorial Decisions: A Short History of Costs and Benefits, in Response to Justice Rosenberg » (2009), 34 Queen’s L.J. 863).

[40] Ainsi, la question dont nous sommes saisis, à la lumière des principes centrés sur l’accusé qui se dégagent de la jurisprudence, est celle de savoir si nous devrions restreindre encore plus l’immunité du poursuivant pour permettre à des policiers de poursuivre la Couronne pour faute commise dans l’exercice d’une charge publique en raison des décisions prises par des poursuivants au cours de poursuites criminelles. À mon avis, permettre aux policiers d’engager de telles poursuites compromettrait profondément les droits de l’accusé ainsi que l’indépendance et l’objectivité du poursuivant et porterait atteinte à l’intégrité du système de justice criminel.

L’importance de l’objectivité dont doivent faire preuve les poursuivants lorsqu’ils examinent les accusations portées par la police s’explique par le fait que les « procureurs de la Couronne fournissent les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police ». Ils servent « de tampon entre la police et le citoyen » pour décider de la suite à donner une fois que des accusations ont été portées.

[41] Une des dimensions essentielles de l’indépendance du poursuivant que protège le principe de l’immunité est, en fait, son indépendance vis‑à‑vis de la police. Cette dernière a pour rôle d’enquêter sur les crimes. Le rôle du procureur de la Couronne consiste, en revanche, à déterminer si une poursuite est dans l’intérêt public et, si oui, à mener cette poursuite en respectant ses obligations envers l’administration de la justice et l’accusé. Tous s’attendent à ce que la police et les procureurs de la Couronne « agissent conformément à leurs rôles respectifs dans le processus, la première procédant aux enquêtes sur des allégations de comportement criminel et le[s] deuxième[s] à l’appréciation de l’intérêt public à ce que des poursuites soient engagées » (Regan, par. 87; voir aussi Smith, par. 72).

[42] Dans l’arrêt Regan, la Cour a insisté sur l’importance, pour l’administration de la justice, de l’indépendance du poursuivant vis‑à‑vis de la police. Dans cette affaire, le débat portait sur le rôle qu’avait joué la poursuite à l’étape de l’enquête précédant l’inculpation. En fin de compte, le juge LeBel a conclu, au nom des juges majoritaires, que la participation de la Couronne aux entrevues préinculpation n’avaient pas constitué en soi un abus de procédure. Il a toutefois fait observer que « [l]a nécessité d’une séparation entre les fonctions de la police et celles du ministère public a été réaffirmée à nombre d’occasions dans des rapports d’enquêtes sur des erreurs judiciaires qui ont entraîné l’emprisonnement d’innocents au Canada » (par. 66).

[43] Sa conclusion la plus pertinente était que « l’objectivité du ministère public et la séparation entre les fonctions du ministère public et celles de la police sont des éléments du processus judiciaire qu’il faut protéger » (par. 70). Ce point de vue a été repris par le juge Binnie, qui a déclaré :

. . . les procureurs de la Couronne doivent demeurer objectifs dans leur examen des accusations portées par la police, ou dans leur participation à l’étape antérieure à l’inculpation, et [. . .] ils doivent conserver, en réalité comme en apparence, une indépendance impartiale par rapport au rôle d’enquête de la police. C’est là la fonction de « représentant de la justice » du procureur de la Couronne, à laquelle s’appliquent des normes élevées amplement reconnues par la jurisprudence. [. . .] [par. 137, dissident pour d’autres motifs]

[44] L’importance de l’objectivité dont doivent faire preuve les poursuivants lorsqu’ils examinent les accusations portées par la police s’explique par le fait que les « procureurs de la Couronne fournissent les premiers freins et contrepoids au pouvoir de la police ». Ils servent « de tampon entre la police et le citoyen » pour décider de la suite à donner une fois que des accusations ont été portées (par. 159‑160, le juge Binnie). Le contrôle indépendant, par la poursuite, de l’enquête menée par les policiers et de leurs décisions permet de « faire en sorte que les enquêtes comme les poursuites sont effectuées de façon plus complète et, partant, plus équitable » (par. 160, le juge Binnie, citant le Rapport Martin, p. 39).

Les poursuivants n’ont pas d’obligation légale précise envers la police en ce qui concerne la façon dont ils mènent une poursuite.

[45] Dans l’arrêt R. c. Beaudry, 2007 CSC 5 (CanLII), [2007] 1 R.C.S. 190, la Cour a bien précisé que l’indépendance dont jouit la poursuite vis‑a‑vis de la police n’est pas à sens unique. Le policier « joue un rôle qui lui est propre dans le système de justice pénale [. . .] et il importe qu’il demeure indépendant du pouvoir exécutif ». Les rapports qui existent entre les poursuivants et la police ne sont donc pas « hiérarchiques ». Dans l’accomplissement de leurs fonctions respectives, les policiers et les poursuivants « jouissent d’un pouvoir discrétionnaire qu’ils doivent exercer indépendamment de toute influence externe » (par. 48). La collaboration est encouragée, mais l’indépendance est obligatoire.

[46] Dans l’arrêt Smith, le juge d’appel Tulloch a qualifié les rapports qui existent entre le poursuivant et la police de relation [traduction] « [d’] indépendance mutuelle » qui « offre une protection contre l’abus de pouvoir de la part tant des enquêteurs que des poursuivants et qui est susceptible de garantir que tant les enquêtes que les poursuites sont menées de façon plus rigoureuse et équitable » (par. 86, citant le Rapport Martin, p. 39).

[47] Obliger les poursuivants à rendre compte aux policiers des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leur charge publique est fondamentalement incompatible avec l’existence de rapports « mutuellement indépendants ». Les poursuivants n’ont pas d’obligation légale précise envers la police en ce qui concerne la façon dont ils mènent une poursuite. Recourir à des allégations de faute dans l’exercice d’une charge publique pour contourner cette réalité permettrait à un policier de poursuivre un procureur de la Couronne en justice pour son présumé non‑respect des devoirs de sa charge publique (Odhavji, par. 29). Une telle relation entre le poursuivant et la police fondée sur une obligation légale de rendre des comptes est inconciliable avec le [traduction] « rôle séparé et distinct » de chacun d’entre eux (Smith, par. 65).

[48] La question n’est pas purement théorique. Comme je l’ai déjà souligné, le fait que les tribunaux sont de plus en plus disposés à intervenir plus activement pour examiner les décisions prises par le procureur général et ses représentants, notamment par le jeu des exceptions à l’immunité du poursuivant, a été motivé par le fait qu’on s’est rendu compte qu’en ne soumettant pas la conduite de la Couronne à des mécanismes de contrôle adéquats, y compris en ce qui concerne ses rapports avec la police, on risquait d’assister à des injustices flagrantes, sous forme notamment de déclarations de culpabilité injustifiées.

[49] On a assisté à des injustices déplorables lorsque ces rôles ont été intégrés. Le rapport de la Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution a conclu que la séparation des fonctions de la police de celles de la Couronne était essentielle à la bonne administration de la justice (Regan, par. 66, citant les Royal Commission on the Donald Marshall, Jr., Prosecution, vol. 1, Findings and Recommendations (1989), p. 232). En outre, en 1998, dans le Rapport de la Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin, le commissaire a conclu que le manque d’objectivité de la Couronne du début à la fin du processus par suite notamment d’un contact trop étroit entre le poursuivant et la police avait contribué à la condamnation injustifiée de M. Morin :

Les procureurs ont fait preuve d’un piètre jugement quant à la question des influences contaminantes pour les témoins : premièrement, la preuve favorisait la poursuite, ce qui fausse leur objectivité; deuxièmement, leurs rapports avec la police qui, à certains moments, les empêchait d’y voir clair et d’évaluer avec objectivité et précision la fiabilité des agents qui témoignaient pour la poursuite.

(Commission sur les poursuites contre Guy Paul Morin : Rapport (1998), vol. 2, p. 911, cité dans Regan, par. 69)

[50] La Cour d’appel a rappelé cette réalité en l’espèce dans son analyse de l’obligation de diligence à l’issue de laquelle elle a rejeté la demande des policiers fondée sur la négligence. La cour a reconnu que le fait d’imposer une obligation de diligence aux procureurs de la Couronne envers les policiers chargés de l’enquête risquait de nuire à la capacité des poursuivants d’agir de façon indépendante, sans avoir à tenir compte des intérêts des policiers. Selon la cour, imposer une telle obligation [traduction] « incite[rait] les procureurs de la Couronne à se concentrer sur des facteurs étrangers au cours de la poursuite » et « a[urait] un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne » (par. 87‑88).

[51] Cela [traduction] « aurait tendance à fausser la prise de décisions fondée sur des principes » pour les raisons suivantes invoquées par la cour :

[traduction] La décision des procureurs de la Couronne d’entamer une poursuite, de la continuer et d’y mettre fin devrait être fondée sur l’existence d’une possibilité raisonnable de condamnation et sur le fait que la poursuite est dans l’intérêt public. La possibilité pour les policiers d’intenter des actions au civil fausserait ce vénérable double rôle. Elle aurait un effet délétère sur l’administration de la justice en sapant la confiance du public envers l’intégrité du processus décisionnel indépendant de la Couronne. De plus, exposer les procureurs de la Couronne à des actions pour négligence intentées par la police risquerait de faire traîner en longueur des instances judiciaires dans lesquelles les procureurs de la Couronne prendraient des décisions contestables en matière de poursuite en réponse à des requêtes fondées sur la Charte par crainte d’être poursuivis. Elle encouragerait l’examen par les tribunaux de questions accessoires, ce qui cadre mal avec les contraintes avec lesquelles doivent composer les tribunaux pénaux, qui disposent de ressources limitées et qui subissent des pressions pour respecter les délais rigoureux imposés par la Constitution. [référence omise; par. 88]

[52] Le juge des motions a également reconnu les risques pour leur intégrité et leur indépendance que courraient les poursuivants s’ils étaient exposés à des actions pour négligence de la part de policiers :

[traduction] Alourdir ainsi les obligations des procureurs de la Couronne en ajoutant ce devoir pourrait avoir pour conséquence que des affaires soient instruites uniquement pour répondre aux préoccupations des policiers. On transformerait ainsi ce qui devrait être une relation de coopération entre la police et les procureurs de la Couronne en des rapports potentiellement antagonistes dans lesquels les policiers agiraient non seulement comme enquêteurs et témoins, mais aussi comme plaideurs ayant un intérêt dans l’issue du procès et comme éventuels auteurs de demandes visant les procureurs de la Couronne. Le risque de conflits et de perturbation des rapports existants est évident. [par. 135]

[53] Ces considérations d’intérêt public ne sont pas moins importantes lorsqu’il s’agit de déterminer si l’immunité du poursuivant devrait céder le pas pour permettre aux policiers enquêteurs d’intenter une action contre un poursuivant pour faute dans l’exercice d’une charge publique. Si le poursuivant risquait d’engager sa responsabilité civile pour atteinte à la réputation de policiers, cela impliquerait qu’il tiendrait compte de facteurs non pertinents ce qui compromettrait son objectivité et son indépendance, qui sont au cœur du rôle qui lui est confié. Permettre aux policiers de poursuivre des procureurs de la Couronne au sujet des décisions prises par ces derniers au cours d’un procès criminel est une recette pour placer les poursuivants dans une situation de conflit d’intérêts face à leur devoir de protéger l’intégrité du processus et les droits de l’accusé.

Les policiers ont certainement des attentes et des intérêts légitimes à ce que leur réputation ne soit pas injustement entachée. Mais, la solution ne saurait consister à obliger les poursuivants à leur rendre des comptes d’une manière qui ferait disparaître l’indépendance entre la police et les poursuivants et qui serait inconciliable avec les devoirs publics fondamentaux de la Couronne envers l’administration de la justice et les accusés

[56] Au‑delà du risque de conflit réel entre les devoirs fondamentaux des poursuivants et le risque qu’ils courent de devoir rendre des comptes à la police, l’apparence d’un tel conflit serait tout aussi néfaste pour l’intégrité de l’administration de la justice. Ainsi que les intervenantes conjointes l’Association canadienne des juristes de l’État et l’Association des procureurs de la Couronne de l’Ontario l’ont expliqué, permettre aux policiers d’intenter un procès contre les procureurs de la Couronne donnerait à penser au public et aux accusés que la police [traduction] « exerce un contrôle sur les poursuites » par le truchement du droit privé, ce qui ébranlerait la confiance du public en la capacité indépendante et objective des poursuivants de mener des procès équitables.

[57] Ces risques contrastent nettement avec l’intérêt public à ce que les poursuivants soient tenus responsables en cas de poursuites abusives, comme c’était le cas dans l’affaire Nelles, dans laquelle le juge Lamer a reconnu que la confiance du public dans le système serait minée si le poursuivant « qui est en mesure de connaître l’impact constitutionnel et juridique de sa conduite » était mis à l’abri de la responsabilité civile envers l’accusé quand il « abuse du processus en engageant des poursuites abusives » (p. 195). En l’espèce, l’intérêt public milite contre — et non en faveur — de la levée de l’immunité du poursuivant.

[58] Les actions intentées par la police contre des poursuivants risqueraient non seulement de compromettre l’indépendance et l’objectivité du poursuivant, mais également le droit de l’accusé à un procès équitable. Les devoirs du poursuivant envers l’accusé seraient mis en péril si sa responsabilité était engagée envers des policiers dont les intérêts sont contraires à ceux de l’accusé. Ainsi que le juge Moldaver l’a fait observer dans l’arrêt Henry :

L’intérêt public est compromis lorsque la prise de décisions en matière de poursuites est influencée par des considérations étrangères au rôle du poursuivant en tant qu’officier quasi judiciaire. [par. 73]

[59] Les policiers ont certainement des attentes et des intérêts légitimes à ce que leur réputation ne soit pas injustement entachée. Mais, la solution ne saurait consister à obliger les poursuivants à leur rendre des comptes d’une manière qui ferait disparaître l’indépendance entre la police et les poursuivants et qui serait inconciliable avec les devoirs publics fondamentaux de la Couronne envers l’administration de la justice et les accusés.

[60] Il en va de même des tiers en général. On peut s’attendre à ce que la responsabilité à l’égard des tiers suscite des préoccupations « paralysantes » chez les poursuivants et les détourne de leur devoir public de promouvoir l’administration de la justice. Par ailleurs, comme je l’ai déjà souligné, nos arrêts sur l’immunité ont reconnu le besoin particulier qu’existent des mesures de réparations pour protéger les accusés, une préoccupation moindre à l’endroit des tiers. Dans pratiquement toutes les causes où un tiers est demandeur, l’équilibre à atteindre au vu de ces facteurs fera pencher la balance en faveur de l’immunité.

[61] Lever l’immunité du poursuivant pour l’obliger à rendre compte de ses actes à la police le placerait dans une situation perpétuelle d’éventuel conflit d’intérêts face aux devoirs supérieurs qui lui sont imposés par sa charge publique et qui l’obligent à faire preuve d’objectivité, d’indépendance et d’intégrité afin d’assurer un procès équitable à l’accusé et de maintenir la confiance du public envers l’administration de la justice. Comme l’immunité du poursuivant est protégée en pareil cas, il est « évident et manifeste » que l’action intentée par les policiers pour faute dans l’exercice d’une charge publique serait vouée à l’échec.

[62] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de faire droit à la motion présentée par le procureur général en radiation de l’action des policiers, avec dépens.