R. c. Villaroman, 2016 CSC 33

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La preuve circonstancielle en droit criminel

La question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé.

(ii) Le rapport entre la preuve circonstancielle et la preuve hors de tout doute raisonnable

[25] Notre Cour a généralement décrit la règle établie dans l’Affaire Hodge comme une illustration de la norme du doute raisonnable : Mitchell; John c. La Reine, 1970 CanLII 199 (CSC), [1971] R.C.S. 781, le juge Ritchie, p. 791‑792; Cooper; Mezzo c. La Reine, 1986 CanLII 16 (CSC), [1986] 1 R.C.S. 802, p. 843. Si l’Affaire Hodge se limitait à cela, toute directive spéciale concernant la preuve circonstancielle pourrait être considérée comme une addition inutile et susceptible de créer de la confusion aux directives concernant le doute raisonnable.

[26] Toutefois, l’Affaire Hodge ne se limitait pas à cela. Il existe une crainte particulière, inhérente au processus de raisonnement par inférences tirées d’éléments de preuve circonstancielle. En effet, on craint qu’inconsciemment le jury « comble les vides » de la preuve ou supplée aux lacunes de celle‑ci d’une manière qui appuie l’inférence que le ministère public l’invite à tirer. Le baron Alderson a parlé de ce risque dans l’Affaire Hodge. Il a fait observer que les jurés peuvent [traduction] « chercher des faits — et souvent les déformer légèrement » pour qu’ils s’accordent avec l’inférence qu’on les invite à tirer : p. 1137. Ou, pour reprendre d’autres termes dans lesquels on a rapporté ses remarques dans un recueil différent, le danger est que l’esprit puisse [traduction] « prendre plaisir à adapter les circonstances les unes aux autres, et au besoin, à les dénaturer légèrement, pour les forcer à former des éléments d’un tout cohérent » : W. Wills, Wills’ Principles of Circumstantial Evidence (7e éd. 1937), p. 45; remarques citées par le juge Laskin dans John, dissident mais non sur ce point, à la p. 813.

[27] Bien qu’une telle façon de s’exprimer, plus caractéristique du 19e siècle, ne convienne pas à une directive donnée à un jury de nos jours, la crainte fondamentale décrite par le baron Alderson — à savoir le danger que les jurés tirent des conclusions hâtives injustifiées dans des affaires reposant sur des éléments de preuve circonstancielle — demeure réelle. Lorsqu’on considère ainsi la crainte que suscite la preuve circonstancielle, une directive sur l’utilisation de ce type de preuve vise des objectifs différents — bien que connexes — de celle concernant le doute raisonnable : voir B. L. Berger, “The Rule in Hodge’s Case: Rumours of its Death are Greatly Exaggerated” (2005), 84 R. du B. can. 47, p. 60‑61.

[28] La directive relative au doute raisonnable décrit un état d’esprit — le degré de conviction qui autorise et oblige un juré à conclure à la culpabilité de l’accusé : Berger, p. 60. Le doute raisonnable n’est pas une inférence ou une conclusion de fait qui doit être étayée par la preuve présentée au procès : voir, par ex., Schuldt c. La Reine, 1985 CanLII 20 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 592, p. 600‑610. Le doute raisonnable est un doute basé sur la « raison et le bon sens », il n’est pas « imaginaire ou frivole » et il a un « lien logique avec la preuve ou l’absence de preuve » : Lifchus, par. 36. Les directives relatives au doute raisonnable visent toutes à décrire aux jurés la certitude qu’ils doivent avoir de la culpabilité de l’accusé afin de pouvoir le déclarer coupable des accusations qu’on lui reproche.

[29] Par comparaison, une directive concernant la preuve circonstancielle alerte le jury à propos du danger que présente le mode de raisonnement consistant à tirer des inférences à partir d’éléments de preuve circonstancielle : Berger, p. 60. Il s’agit du danger que visaient les commentaires du baron Alderson. Et le danger qu’il a identifié il y a de cela bien longtemps — c’est‑à‑dire le risque que le jury « comble les vides » ou « tire des conclusions hâtives » — a été confirmé plus récemment par des travaux de recherche en sciences sociales : Berger, p. 52‑53. D’ailleurs, notre Cour a à l’occasion souligné ce rôle de mise en garde que joue une directive concernant la preuve circonstancielle : voir, par ex., Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16, le juge Rand, p. 22; John, le juge Laskin, dissident mais non sur ce point, p. 813.

[30] Il s’ensuit que, dans une affaire où la preuve d’un ou de plusieurs éléments d’une infraction dépend exclusivement ou largement d’éléments de preuve circonstancielle, il est généralement utile d’avertir les jurés d’éviter de tirer trop hâtivement des inférences de culpabilité. Aucune formulation particulière n’est requise. Dire au jury qu’une inférence de culpabilité tirée d’éléments de preuve circonstancielle doit être la seule inférence raisonnable qui peut être tirée de ces éléments constituera dans la plupart des cas une manière succincte et précise d’aider le jury à éviter de « combler les vides » en écartant trop rapidement d’autres inférences raisonnables. Un exemple pourrait être utile afin d’illustrer la crainte qu’un jury tire des conclusions hâtives. Prenons le cas d’une personne qui regarde par la fenêtre et voit que la chaussée est mouillée. Il est possible qu’elle conclue hâtivement qu’il a plu. Mais elle pourrait ensuite remarquer que les trottoirs sont secs ou encore entendre au loin un bruit intense, susceptible d’être causé par un véhicule nettoyant la chaussée, et alors réexaminer sa conclusion prématurée. À elle seule, la constatation que la chaussée est mouillée n’exclut pas d’autres explications raisonnables, outre celle qu’il a plu. Les inférences pouvant être tirées de cette constatation doivent être considérées au regard tant de l’ensemble de la preuve disponible que de l’absence de preuve, appréciées logiquement, ainsi qu’au regard de l’expérience humaine et du bon sens.

[31] Je tiens toutefois à souligner qu’il est possible d’aider de différentes façons les jurés à éviter le risque de tirer des conclusions hâtives et, comme il été indiqué dans Fleet, les juges qui président les procès le font de la manière qu’ils considèrent la plus appropriée dans les circonstances de l’espèce dont ils sont saisis : p. 549.

(iii) Inférences « raisonnables » par opposition à « rationnelles »

[32] Pour décrire les inférences susceptibles d’être tirées, je suggère d’utiliser en anglais le mot « reasonable » plutôt que le mot « rational » qui a été employé dans l’Affaire Hodge par le baron Alderson et par d’autres juges dans de nombreuses décisions, dont Griffin, et d’utiliser en français les mots correspondants « raisonnable » et « rationnel ». Comme la question de savoir lequel de ces termes devrait être utilisé a été évoquée par la Cour d’appel (au par. 9), il convient que j’explique pourquoi il est selon moi préférable d’utiliser les mots « reasonable » et « raisonnable ». Les commentaires qui suivent s’appliquent également à l’adjectif « logique », qui a été fréquemment utilisé dans la version française de la jurisprudence de la Cour sur la question.

[33] Les mots « rationnel » et « raisonnable » sont pratiquement synonymes. Ils sont définis comme suit dans le Grand Robert de la langue française (version électronique) : « rationnel » « Qui est conforme à la raison [. . .], au bon sens. ➙ Raisonnable »; « raisonnable » « Conforme à la raison. ➙ Rationnel. ». Bien que certains aient fait valoir qu’il existe une différence importante entre ces mots, cette thèse ne me paraît pas convaincante : voir, par ex., E. Scott, “Hodge’s Case: A Reconsideration” (1965‑66), 8 C.L.Q. 17, p. 25; A. M. Gans, “Hodge’s Case Revisited” (1972‑73), 15 C.L.Q. 127, p. 132. Il semble qu’en ce qui concerne les inférences, les mots « rationnel » et « raisonnable » ont été utilisés de manière interchangeable dans la jurisprudence de notre Cour : voir McLean; Fraser c. The King, 1936 CanLII 42 (SCC), [1936] R.C.S. 1, p. 2; Boucher, p. 18, 22 et 29; John, p. 792; Cooper, p. 881; Lizotte c. The King, 1950 CanLII 48 (SCC), [1951] R.C.S. 115, p. 132; Mitchell, p. 478; Griffin, par. 33. En plus des définitions de ces mots dans les dictionnaires, ce fait tend à indiquer qu’il n’existe pas de différence substantielle entre ces mots.

[34] L’emploi du mot « raisonnable » présente un avantage. Il permet d’éviter le risque de confusion qui pourrait découler du fait d’utiliser ce mot dans l’expression « doute raisonnable », mais de parler de conclusions ou d’explications « rationnelles » lorsqu’il est question de la preuve circonstancielle : voir John, le juge Laskin, dissident mais non sur ce point, p. 815. Toutefois, lorsque je dis cela, je ne prétends pas que l’utilisation du mot « rationnel » constitue une erreur : la Cour a maintes fois indiqué, y compris récemment, que le message requis peut être communiqué de diverses façons : voir, par ex., Griffin, par. 33.

(iv) L’inférence doit‑elle être basée sur des « faits établis »?

[35] Il est arrivé que des tribunaux ont affirmé que, dans les affaires reposant sur des éléments de preuve circonstancielle, [traduction] « les solutions compatibles avec l’innocence de l’accusé doivent être logiques et fondées sur des déductions tirées des faits prouvés » : voir R. c. McIver, 1965 CanLII 26 (ON CA), [1965] 2 O.R. 475, p. 79 (C.A. Ont.); conf., sans analyse de cette question, par [1966] 4 R.C.S. 254. Toutefois, ce point de vue n’est plus accepté. Pour évaluer une preuve circonstancielle, des inférences compatibles avec l’innocence n’ont pas à découler de faits établis : R. c. Khela, 2009 CSC 4 (CanLII), [2009] 1 R.C.S. 104, par. 58; voir également R. c. Defaveri, 2014 BCCA 370 (CanLII), 361 B.C.A.C. 301, par. 10; R. c. Bui, 2014 ONCA 614 (CanLII), 14 C.R. (7th) 149, par. 28. Exiger que des faits établis appuient des explications autres que la culpabilité a pour effet d’imposer à tort à l’accusé l’obligation de prouver des faits et va à l’encontre de la règle selon laquelle l’existence ou non d’un doute raisonnable est déterminée eu égard à l’ensemble de la preuve. Pour ce qui est de la preuve circonstancielle, il s’agit de considérer l’éventail des conclusions raisonnables qui peuvent être tirées de cette preuve. S’il existe d’autres conclusions raisonnables que la culpabilité, la preuve du ministère public ne satisfait pas à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable.

[36] Je suis d’accord avec l’intimé pour dire qu’un doute raisonnable, ou une autre thèse que la culpabilité, ne devient pas « conjectural » du seul fait que ce doute ou cette thèse repose sur une absence de preuve. Comme l’a fait remarquer notre Cour dans l’arrêt Lifchus, un doute raisonnable « est un doute fondé sur la raison et le bon sens, et qui doit reposer logiquement sur la preuve ou l’absence de preuve » : par. 30 (je souligne). Une lacune particulière dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité. Mais ces inférences doivent être raisonnables compte tenu d’une appréciation logique de la preuve ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens.

[37] Lorsqu’il apprécie des éléments de preuve circonstancielle, le juge des faits doit considérer d’[traduction] « autre[s] thèse[s] plausible[s] » et d’« autres possibilités raisonnables » qui ne sont pas compatibles avec la culpabilité : R. c. Comba, 1938 CanLII 14 (ON CA), [1938] O.R. 200 (C.A.), p. 205 et 211, le juge Middleton, conf. par 1938 CanLII 7 (SCC), [1938] R.C.S. 396; R. c. Baigent, 2013 BCCA 28 (CanLII), 335 B.C.A.C. 11, par. 20; R. c. Mitchell, [2008] QCA 394 (AustLII), par. 35. Je conviens avec l’appelant qu’il peut donc être nécessaire pour le ministère public de réfuter ces possibilités raisonnables, mais il n’a certainement pas à « réfuter toutes les hypothèses, si irrationnelles et fantaisistes qu’elles soient, qui pourraient être compatibles avec l’innocence de l’accusé » : R. c. Bagshaw, 1971 CanLII 13 (CSC), [1972] R.C.S. 2, p. 8. Une « autre thèse plausible » ou une « autre possibilité raisonnable » doit être basée sur l’application de la logique et de l’expérience à la preuve ou à l’absence de preuve, et non sur des conjectures.

[38] Il va de soi que la ligne de démarcation entre une « thèse plausible » et une « conjecture » n’est pas toujours facile à tracer. Cependant, la question fondamentale qui se pose est celle de savoir si la preuve circonstancielle, considérée logiquement et à la lumière de l’expérience humaine et du bon sens, peut étayer une autre inférence que la culpabilité de l’accusé.

[39] J’ai trouvé deux énoncés particulièrement utiles de ce principe.

[40] Le premier est tiré d’un vieil arrêt australien, l’affaire Martin c. Osborne, 55 C.L.R. 367, à la p. 375 :

[traduction] Pour inculper une personne, les circonstances constituant la preuve ne doivent appuyer aucune autre explication raisonnable. Cela signifie que, dans le cours ordinaire de la vie, le degré de probabilité que les faits établis s’accompagnent du fait qui doit être établi est si élevé qu’on ne saurait raisonnablement supposer le contraire. [Je souligne.]

[41] Bien qu’une telle façon de s’exprimer ne soit pas appropriée dans une directive à des jurés, j’estime que l’idée exprimée dans ce passage — à savoir que pour justifier une déclaration de culpabilité, la preuve circonstancielle, appréciée à la lumière de l’expérience humaine, doit être telle qu’elle exclut toute autre possibilité raisonnable — constitue une façon utile de décrire la ligne de démarcation entre une thèse plausible et une conjecture.

[42] Le deuxième énoncé est tiré de l’arrêt R. c. Dipnarine 2014 ABCA 328 (CanLII), 584 A.R. 138, aux par. 22 et 24‑25. Dans cette affaire, la cour a déclaré qu’[traduction] « [i]l n’est pas nécessaire que la preuve circonstancielle exclue toute autre inférence imaginable »; que le juge des faits ne devrait pas s’appuyer sur d’autres interprétations des faits qu’il considère déraisonnables; et que les autres inférences susceptibles d’être envisagées doivent être raisonnables, non pas seulement possibles.

[43] La façon dont il convient de tracer la ligne de démarcation entre une conjecture et une inférence raisonnable dans un cas précis ne saurait être décrite plus clairement qu’elle ne l’est dans les passages cités plus haut.